CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 31

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 31

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à M. de La Croix.

 

Ferney, 23 novembre (1).

 

 

          J’ignorais, monsieur, la triste fin de notre ami l’abbé Audra ; elle me pénètre de douleur. Je lui avais écrit il n’y a pas quinze jours ; la lettre doit être au bureau de la poste. Nous vous aurons grande obligation, le mort et moi (supposé que les morts soient sensibles) de vouloir bien la retirer. Je ne manquerais pas d’écrire à M. le premier président Niquet ; mais je crois que votre mémoire fera beaucoup plus d’effet que toutes les lettres du monde. Vous servez la cause de Sirven avec autant de générosité que d’éloquence ; je prendrai et tâcherai de faire vendre des exemplaires.

 

          Il est très vrai qu’on a beaucoup de peine à vivre actuellement vers la Suisse ; le blé est d’une cherté excessive, ainsi que dans notre petite province : le setier de Paris vaut plus de cinquante francs dans nos quartiers. Je vais tâcher de soulager les filles de Sirven, et les engager à attendre la décision. Je doute fort que M. le procureur général soit favorable à Sirven ; mais je suis très sûr que vous lui concilierez tous les suffrages. La mort de ce pauvre abbé Audra n’a fait qu’augmenter votre zèle. Je pleure sa perte ; ma consolation est que Sirven a trouvé en vous un protecteur qui ne l’abandonnera point.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, 24 Novembre 1770.

 

 

          Mon cher ange, je suis presque aveugle ; j’écris de ma main, et le plus gros que je peux. Celui (1) qui me soulageait dans ce bel art de mettre ses idées et ses pensées en noir sur du blanc s’est fendu la tête par une chute horrible, et j’écris très lisiblement. Vous savez que j’ai écrit aussi au roi de la Chine, et je vous ai envoyé la lettre. Je m’imagine qu’on ne pourra représenter Sophonisbe et le Dépositaire que chez lui. J’ai prié, de votre part, M. Latin d’ajouter quelques vers au quatrième acte ; il était impossible de faire mander Massinisse par Scipion, parce que deux actes, dans cette pièce, finissent par un pareil message, et que M. Mairet saurait très mauvais gré à M. Lantin de cette répétition.

 

          A l’égard du Dépositaire, je pense qu’il faut aussi mettre ce drame au cabinet. La cabale fréronique est trop forte, le dépit contre la statue trop amer, l’envie de la casser trop grande. De plus, la métaphysique et le larmoyant ont pris la place du comique. Le public ne sait plus où il en est. J’aime ce petit ouvrage ; et plus je l’aime, plus je suis d’avis qu’on ne le risque pas. Je suis, dans mon désert, si éloigné de Paris et de son goût, que je n’oserais pas conseiller à Molière de donner le Tartufe. Il me paraît que le goût est égaré dans tous les genres et que la littérature ne va pas mieux que les finances.

 

          J’ai écrit à mademoiselle Daudet, conformément à ce que vous m’aviez mandé. Je l’aurais gardée très volontiers pendant six mois, et je lui aurais donné un petit viatique pour Paris ; mais il s’est fait un tel bouleversement dans ma fortune, que je n’aurais pu rien faire pour la sienne. La saisie de tout mon argent comptant par M. l’abbé Terray, dans le temps que j’établissais une colonie assez nombreuse, que je bâtissais huit maisons, et que je commençais à faire fleurir une manufacture, a été un coup de tonnerre qui a tout renversé. Figurez-vous un vieux malade obligé d’entrer dans tous les détails, accablé de soins, de vers, et de l’Encyclopédie : il n’y avait que vous et l’empereur de la Chine qui pussent me consoler.

 

          M. le duc de Choiseul a favorisé ma manufacture autant qu’il l’a pu ; je souhaite que M. le duc de Praslin envoie beaucoup de montres à son ami le bey de Tunis, et au prétendu nouveau roi d’Egypte Ali-Bey ; et même qu’il ne m’oublie pas, quand il aura procuré la paix entre Moustapha et Catherine. Je vous prie instamment de l’en faire souvenir.

 

          On nous a menacés quelque temps de la guerre et de la peste ; mais, Dieu merci, nous n’avons que la famine, du moins dans nos cantons. Le blé vaut plus de cinquante francs le setier, depuis un an, à trente lieues à la ronde. Je ne sais pas ce qu’ont opéré MM. les économistes ailleurs, mais je soupçonne MM. les Welches de ne pas entendre parfaitement l’économie.

 

          A l’égard de l’économie des pièces de théâtre, je vous dirai que M. le maréchal de Richelieu refuse son suffrage à Mairet (2) ; et c’est encore une raison pour ne la pas hasarder. Les sifflets sont encore plus à craindre que la disette. Mes deux aimables et chers anges, vivez aussi gaiement qu’il est possible ; et si vous rencontrez M. Seguier, recommandez-lui d’être sobre en réquisitoires (3), à moins qu’il n’en fasse pour des filles. Et, sur ce, je me mets à l’ombre de vos ailes, au milieu de quatre pieds de neige.

 

 

1 – Wagnière. (G.A.)

2 – A la Sophonisbe, refaite à neuf. (G.A.)

3 – Seguier avait prévenu Voltaire qu’il serait forcé de requérir en février contre l’Histoire du Parlement. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le Clerc de Montmergy.

 

24 Novembre 1770.

 

 

          Le vieux malade de Ferney, monsieur, vous doit depuis longtemps une réponse ; il vous l’envoie de la Chine, et peut-être trouverez-vous les vers un peu chinois. Quand vous n’aurez rien à faire, et que vous voudrez écrire à ce vieillard, je vous prie de donner votre lettre à M. Marin ; vous pourrez me dire à cœur ouvert tout ce que vous penserez ; j’aime bien autant votre prose que vos vers.

 

          C’est au bout de trois ans que j’ai su votre demeure par M. Marin, à qui je l’ai demandée. Si vous m’en aviez instruit, je vous aurais remercié plus tôt, tout malade que je suis. Je ne vous ai point écrit depuis la mort de M. Damilaville, notre ami ; il se chargeait de mes lettres et de mes remerciements.

 

          Il y a toujours dans vos vers des morceaux pleins d’esprit et d’imagination ; on se plaint seulement de la profusion qui empêche qu’on ne retienne les morceaux les plus marqués. Vous trouverez ma lettre bien courte, pour tant de beaux vers dont vous m’avez honoré ; mais pardonnez à un malade qui est absolument hors de combat, et qui sent tout votre mérite beaucoup plus qu’il ne peut vous l’exprimer.

 

 

 

 

 

à M. Delisle de Sales.

 

25 Novembre 1770.

 

 

          Je suis bien sûr, monsieur, que vos Mélanges sur Suétone me donneront autant de plaisir que votre dernier ouvrage, et que j’y trouverai partout la main du philosophe.

 

          Je mets une différence essentielle entre la Philosophie de la Nature et le Système de la Nature. Il y a, j’en conviens, deux ou trois chapitres éloquents dans le Système, mais tout le reste est déclamation et répétition. L’auteur suppose tout, et ne prouve rien. Son livre est fondé sur deux grands ridicules : l’un est la chimère que la matière non pensante produit nécessairement la pensée, chimère que Spinosa même n’ose admettre ; l’autre, que la nature peut se passer de germes. Je ne vois pas que rien ait plus avili notre siècle que cette énorme sottise. Maupertuis fut le premier qui adopta la prétendue expérience du jésuite anglais Needham, qui crut avoir fait, avec de la farine de seigle, des anguilles. C’est la honte éternelle de la France que des philosophes, d’ailleurs instruits, aient fait servir ces inepties de base à leurs systèmes.

 

          Vous êtes bien loin monsieur, de tomber dans de pareils travers ; et je n’ai vu, dans votre livre, que du génie, du goût, des connaissances, et de la raison.

 

          Vous vous défiez, sans doute, de tout ce que rapportent des voyageurs qui ont ignoré la langue des pays dont ils parlent ; défiez-vous aussi des écrivains qui vous ont dit que Newton dans sa vieillesse n’entendait plus ses ouvrages. Pemberton dit expressément le contraire, et je puis vous le certifier. Sa tête ne s’affaiblit que trois mois avant sa mort dans les douleurs de la gravelle.

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Ossun.

 

A Ferney, 26 Novembre 1770 (1).

 

 

          Monsieur, je suis confus de vos bontés. Je vois que vous êtes en Espagne le protecteur de tous les Français, et toute ma petite colonie est devenue française. J’ai remis aux entrepreneurs de la fabrique les mémoires dont votre excellence a bien voulu m’honorer. Ils sont à vos pieds ; ils ne manqueront pas d’écrire à M. Camps et de lui faire un envoi. Votre excellence me permettra-t-elle d’abuser de sa protection au point de lui adresser le paquet à elle-même par le premier courrier que M. le duc de Choiseul leur dépêchera ? Ils me font espérer que M. Camps sera très content d’eux. Ils n’ont pas laissé de faire quelques affaires à Cadix par Marseille et par Bayonne, depuis qu’ils sont établis chez moi. Il y a tout lieu de croire que cette fabrique réussira, et ce sera à vos bontés, monsieur, qu’ils en auront la principale obligation.

 

          Si vous avez quelques ordres à leur faire parvenir, et si vous daignez encore les honorer de quelque mémoire, je vous supplierai de vouloir bien ordonner qu’ils partent sous l’enveloppe de M. le duc de Choiseul ou sous celle de son premier secrétaire, M. de La Ponce, pour plus de sûreté.

 

          Il ne me reste qu’à vous faire les plus sincères et les plus vifs remerciements. J’ai l’honneur d’être avec autant de respect que de reconnaissance, etc.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 26 Novembre 1770.

 

 

           Mon héros me gronde quelquefois de ce que je ne l’importune pas de toutes les sottises auxquelles se livre un vieux malade dans sa retraite. Je ne sais si mon commerce avec le roi de la Chine vous amusera beaucoup. Comme il est assez gai, j’ai cru que vous pourriez pardonner la hardiesse en faveur de la plaisanterie. Je crois que je suis à présent en correspondance avec tous les rois, excepté avec le roi de France ; mais de tous ces rois, il n’y en a pas un jusqu’à présent qui protège la manufacture que j’ai établie dans mon hameau. On y fait pourtant les meilleures montres de l’Europe, et bien moins chères que celles de Londres et de Paris. M. le cardinal de Bernis pouvait très aisément favoriser cet établissement en cour de Rome, et il ne l’a point fait. Je ne me suis jamais senti mieux excommunié.

 

          Vous savez bien, monseigneur, que la Sophonisbe rapetassée est de M Lantin, de Dijon. Cette pièce, à la vérité ridicule, mais qui l’emporta autrefois sur la Sophonisbe de Corneille, non moins ridicule et beaucoup plus froide, mérite votre protection, puisque c’est la première qui ait fait honneur au théâtre français Il y a cent quarante ans qu’elle est faite.

 

          Je prends le liberté de vous demander plus vivement votre protection pour M Gaillard, qui sollicite la place du jeune Moncrif (1). L’historien de François Ier vaut mieux que l’historien des chats. Conservez toujours vos bontés à celui de Louis XIV et au vôtre.

 

 

1 – Mort le 12 Novembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

26 Novembre 1770.

 

 

          J’ai changé d’avis, mon cher ange, depuis ma dernière lettre ; je me suis repris d’amitié pour Ninon, pour Gourville et pour madame Aubert (1). Cette madame Aubert n’était point annoncée, et il faut annoncer tout le monde dans une bonne maison : c’est la politesse du théâtre.

 

          J’ai ri en la relisant. Si le public ne rit pas, il a tort : on riait autrefois. La comédie larmoyante n’est qu’un monstre. Vous verrez avec M. Marin s’il faut jouer, ou imprimer avec la préface de M. l’abbé de Châteauneuf. A l’ombre de vos ailes.

 

 

1 – C’est-à-dire pour la comédie du Dépositaire.(G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Frédéric-Guillaume.

 

A Ferney, le 28 Novembre 1770.

 

 

          Monseigneur, la famille royale de Prusse a grande raison de ne pas vouloir que son âme soit anéantie. Elle a plus de droit que personne à l’immortalité.

 

          Il est vrai qu’on ne sait pas trop bien ce que c’est qu’une âme ; on n’en a jamais vu. Tout ce que nous savons, c’est que le Maître éternel de la nature nous a donné la faculté de penser et de connaître la vertu. Il n’est pas démontré que cette faculté vive après notre mort ; mais le contraire n’est pas démontré davantage. Il se peut, sans doute, que Dieu ait accordé la pensée à une monade, qu’il fera penser après nous ; rien n’est contradictoire dans cette idée.

 

          Au milieu de tous les doutes qu’on tourne depuis quatre mille ans en quatre mille manières, le plus sûr est de ne jamais rien faire contre sa conscience. Avec ce secret, on jouit de la vie, et on ne craint rien à la mort.

 

          Il n’y a que des charlatans qui soient certains. Nous ne savons rien des premiers principes. Il est bien extravagant de définir Dieu, les anges, les esprits, et de savoir précisément pourquoi Dieu a formé le monde, quand on ne sait pas pourquoi on remue son bras à sa volonté.

 

          Le doute n’est pas un état bien agréable, mais l’assurance est un état ridicule.

 

          Ce qui révolte le plus dans le Système de la Nature (après la façon de faire des anguilles avec de la farine), c’est l’audace avec laquelle il décide qu’il n’y a point de Dieu, sans avoir seulement tenté d’en prouver l’impossibilité. Il y a quelque éloquence dans ce livre, mais beaucoup plus de déclamation et nulle preuve. L’ouvrage est pernicieux pour les princes et pour les peuples :

 

Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer.

 

Mais toute la nature nous crie qu’il existe, qu’il y a une intelligence suprême, un pouvoir immense, un ordre admirable, et tout nous instruit de notre dépendance.

 

          Dans notre ignorance profonde, faisons de notre mieux ; voilà ce que je pense, et ce que j’ai toujours pensé, parmi toutes les misères et toutes les sottises attachées à soixante-dix-sept ans de vie.

 

          Votre altesse royale a devant elle la plus belle carrière. Je lui souhaite et j’ose lui prédire un bonheur digne d’elle et de ses sentiments. Je vous ai vu enfant, monseigneur, je vins dans votre chambre quand vous aviez la petite-vérole ; je tremblais pour votre vie. Monseigneur votre père m’honorait de ses bontés ; vous daignez me combler de la même grâce, c’est l’honneur de ma vieillesse, et la consolation des maux sous lesquels elle est prête à succomber. Je suis avec un profond respect, monseigneur, de votre altesse royale, etc.

 

 

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