CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 30
Photo de PAPAPOUSS
à M. le marquis de Voyer d’Argenson.
6 Novembre 1770.
Auriez-vous jamais, monsieur, dans vos campagnes en Flandre et en Allemagne, porté les Satires de Perse dans votre poche ? Il y a un vers qui est curieux, et qui vient fort à propos :
Minimum est quod scire lavoro :
De Jove quid sentis ?
Sat. II.
(Il ne s’agit que d’une bagatelle : que pensez-vous de Dieu ?)
Vous voyez que l’on fait de ces questions depuis longtemps. Nous ne sommes pas plus avancés qu’on n’était alors. Nous savons très bien que telles et telles sottises n’existent pas, mais nous sommes fort médiocrement instruits de ce qui est. Il faudrait des volumes, non pas pour commencer à s’éclaircir, mais pour commencer à s’entendre. Il faudrait bien savoir quelle idée nette on attache à chaque mot qu’on prononce. Ce n’est pas encore assez : il faudrait savoir quelle idée ce mot fait passer dans la tête de votre adverse partie. Quand tout cela est fait, on peut disputer pendant toute sa vie sans convenir de rien.
Jugez si cette petite affaire peut se traiter par lettres. Et puis vous savez que, quand deux ministres négocient ensemble, ils ne disent jamais la moitié de leur secret.
J’avoue que la chose dont il est question mérite qu’on s’en occupe très sérieusement ; mais gare l’illusion et les faiblesses !
Il y a une chose peut-être consolante, c’est que la nature nous a donné à peu près tout ce qu’il nous fallait ; et si nous ne comprenons pas certaines choses un peu délicates, c’est apparemment qu’il n’était pas nécessaire que nous les comprissions.
Si certaines choses étaient absolument nécessaires, tous les hommes les auraient, comme tous les chevaux ont des pieds. On peut être assez sûr que ce qui n’est pas d’une nécessité absolue pour tous les hommes, en tous les temps et dans tous les lieux, n’est nécessaire à personne. Cette vérité est un oreiller sur lequel on peut dormir en repos ; le reste est un éternel sujet d’arguments pour et contre.
Ce qui n’admet point le pour et le contre, monsieur, ce qui est d’une vérité incontestable, c’est mon sincère et respectueux attachement pour vous. LE VIEUX MALADE.
à M. Tabareau.
10 Novembre 1770 (1).
Mon cher correspondant, voulez-vous bien ajouter à vos faveurs celle de me dire quel est l’homme de Toulouse qui protège La Beaumelle ? Comptez que je n’abuserai pas de votre confidence.
Les Mémoires de Manstein ont été imprimés en pays étranger, mais je ne sais où. Je les avais vu autrefois ; je les avais même corrigés : ils étaient fort vrais et assez curieux. Les mémoires de Catherine le seront bien davantage. Je ne désespère pas qu’au printemps prochain elle ne soit dans Constantinople. On confirme que Moustapha a perdu l’Egypte : il est bon qu’un peuple ennemi des arts soit enfin chassé de l’Europe.
Voulez-vous bien avoir la bonté de faire rendre cette lettre à M. Saurin ?
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Vasselier.
A Ferney, 10 Novembre (1).
Vous m’avez écrit une lettre charmante, mon cher correspondant ; vous blâmez également et le Système de la Nature et le système du réquisitoire. Il me semble que tous les honnêtes gens pensent comme vous. Leur mot de ralliement est Dieu et la Tolérance. Il faut que vous soyez d’une bien bonne religion pour tolérer mes importunités. Voici encore un paquet que je vous supplie de vouloir bien faire parvenir, franc de port, à un homme qui aime la lecture et qui n’est pas riche.
J’embrasse de tout mon cœur M. Tabareau ; je ne le sépare jamais de vous.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Saurin.
A Ferney, 10 Novembre 1770.
Votre épître, mon cher confrère, est aussi philosophique qu’ingénieuse (1) ; elle est surtout d’un bon ami : vous avez raison sur tous les points, hors sur ce qui me regarde.
Je sais bien qu’il y aura toujours des gens qui feront la guerre à la raison, puisqu’en effet on a des soldats de robe longue payés uniquement pour servir contre elle ; mais on a beau faire, dès que cette étrangère a des asiles chez tous les honnêtes gens de l’Europe, son empire est assuré.
On peut longtemps, chez notre espèce,
Fermer la porte à la raison ;
Mais dès qu’elle entre avec adresse,
Elle reste dans la maison,
Et bientôt elle en est maîtresse.
Son ennemi perd de son crédit chaque jour, de Moscou jusqu’à Cadix. Les moines ne gouvernent plus, quoiqu’un moine soit devenu pape. J’ai été très fâché qu’on ait poussé trop loin la philosophie. Ce maudit livre du Système de la Nature est un péché contre nature. Je vous sais bien bon gré de réprouver l’athéisme, et d’aimer ce vers :
Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer.
Je suis rarement content de mes vers, mais j’avoue que j’ai une tendresse de père pour celui-là.
Les ennemis des causes finales m’ont toujours paru plus hardis que raisonnables. S’ils rencontrent des chevilles et des trous, ils disent, sans hésiter, que les uns ont été faits pour les autres, et ils ne veulent pas que le soleil soit fait pour les planètes.
Vous faites trop d’honneur, mon cher confrère, aux rogatons alphabétiques que vous voulez lire (2). Je tâcherai de vous les faire parvenir au plus tôt. Je les crois sages ; mais ils n’en seront pas moins persécutés.
Je suis tout glorieux du baiser de madame Saurin ; elle est bien hardie à cent lieues : elle n’oserait de près. Les pauvres vieillards ne s’attirent pas de telles aubaines. J’ai été heureux pendant quinze jours ; j’ai eu M. d’Alembert et M. de Condorcet : ce sont là de vraies philosophes.
Adieu, vous qui l’êtes ; conservez-moi votre amitié.
1 – Epître sur la Vérité. (G.A.)
2 – Les Questions sur l’Encyclopédie. (G.A.)
à M. Colini.
Ferney, 19 Novembre 1770.
Je vous prie, mon cher ami, de m’envoyer encore deux médaillons en plâtre, pareils à celui dont vous m’avez gratifié ; mais je ne veux les avoir qu’en payant, et je vous supplie d’en faire le prix. Je vous demande en grâce d’y faire travailler avec la plus grande célérité. Je vous embrasse de tout mon cœur.
à Madame la duchesse de Choiseul.
A Ferney, 16 Novembre 1770.
Madame, je voudrais amuser notre bienfaitrice philosophe, et je crains fort de faire tout le contraire. L’auteur de cette Epître au roi de la Chine dit qu’il est accoutumé à ennuyer les rois : cela peut être je l’en crois sur sa parole ; mais il ne faut pas pour cela ennuyer madame la philosophe grand’maman, qui a plus d’esprit que tous les monarques d’Orient ; car pour ceux d’Occident, je n’en parle pas.
Si, malgré mes remontrances, sa majesté chinoise veut venir à Paris, je lui conseillerai, madame, de se faire de vos amis, et de tâcher de souper avec vous ; je n’en dirai pas autant à Moustapha. Franchement, il ne m’en paraît pas digne ; je le crois d’ailleurs très incivil avec les dames, et je ne pense pas que ses eunuques lui aient appris à vivre.
Si, par un hasard que je ne prévois pas, cette Epître au roi de la Chine trouvait un moment grâce devant vos yeux, je vous dirais : Envoyez-en copie pour amuser votre petite-fille, supposé qu’elle soit amusable, et qu’elle ne soit pas dans ses moments de dégoût.
Pour réussir chez elle, il faut prendre son temps.
Epître au roi de la Chine.
Puissé-je, madame, prendre toujours bien mon temps en vous présentant le profond respect, la reconnaissance, et l’attachement du vieil ermite de Ferney !
à M. Christin.
16 Novembre 1770 (1).
Mon très cher petit philosophe, la Saint-Martin est passée sans que le procès des tyrans et des esclaves ait été rapporté. J’écris à M. l’avocat général Seguier pour le prier de vouloir bien communiquer à M. Cherry son plaidoyer et ses conclusions, suivant lesquelles lesdits tyrans de Saint-Claude furent condamnés, il y a dix ans, dans un cas à peu près semblable. Il affirmait dans son discours qu’il n’y a plus d’esclaves en France, et c’est la jurisprudence du parlement de Paris. C’est ce que je représente de toutes mes forces au ministère. Dites bien à vos chers esclaves que je travaillerai pour eux jusqu’au moment de la décision, et qu’il faut absolument qu’ils soient libres. Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le marquis de Villevieille.
A Ferney, 16 ou 17 Novembre 1770.
Votre lettre de Cirey, monsieur, adoucit les maux qui sont attachés à ma vieillesse. J’aimerai toujours le maître du château, et je n’oublierai jamais les beaux jours que j’y ai passés. Je vous sais très bon gré d’être attaché à votre colonel, qui est assurément un des plus estimables hommes de France (1). Je l’ai vu naître, et il a passé toutes mes espérances.
Je ne sais comment je pourrai vous faire tenir la petite réponse au Système de la Nature ; ce n’est point un ouvrage qui puisse être imprimé à Paris. En rendant gloire à Dieu, il dit trop la vérité aux hommes. Il leur faut un Dieu aussi impertinent qu’eux ; ils l’ont toujours fait à leur image. Paris s’amuse de ces disputes comme de l’opéra-comique. Il a lu le Système de la Nature avec le même esprit qu’il lit de petits romans ; au bout de trois semaines on n’en parle plus. Il y a, comme vous le dites, des morceaux d’éloquence dans ce livre ; mais ils sont noyés dans des déclamations et dans des répétitions. A la longue, il a le secret d’ennuyer sur le sujet le plus intéressant.
La chanson que vous m’envoyez doit avoir beaucoup mieux réussi. Je suis bien aise qu’elle soit en l’honneur de l’homme du monde à qui je suis le plus dévoué, et à qui j’ai le plus d’obligations (2) ; j’ose être sûr que les niches qu’on a voulu lui faire ne seront que des chansons. S’il me tombe entre les mains quelque rogaton qui puisse vous amuser, je ne manquerai pas de vous l’envoyer. Je suis à vous tant que je serai encore un peu en vie.
1 – M. le duc du Châtelet. (K.)
2 – Le duc de Choiseul. (G.A.)