CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 29

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 29

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à M. de La Sauvagère.

 

25 Octobre, au Château de Ferney, par Lyon et Versoix.

 

 

          Monsieur, j’ai eu l’honneur de vous envoyer, par la voie de Paris, le petit livre des Singularités de la Nature ; il y a des choses dans ce petit ouvrage qui sont assez analogues à ce qui se passe dans votre château : je m’en rapporte toujours à la nature, qui en sait plus que nous, et je me défie de tous les systèmes. Je ne vois que des gens qui se mettent sans façon à la place de Dieu, qui veulent créer un monde avec la parole.

 

          Les prétendus lits de coquilles qui couvrent le continent, le corail formé par des insectes, les montagnes élevées par la mer, tout cela me paraît fait pour être imprimé à la suite des Mille et une Nuits.

 

          Vous me paraissez bien sage, monsieur, de ne croire que ce que vous voyez ; les autres croient le contraire de ce qu’ils voient, ou plutôt ils veulent en faire accroire ; la moitié du monde a voulu toujours tromper l’autre : heureux celui qui a d’aussi bons yeux et un aussi bon esprit que vous ! J’ai l’honneur d’être, avec la plus respectueuse estime, etc.

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schomberg.

 

28 Octobre 1770 (1).

 

 

          Le ciron qui a parlé de Dieu remercie bien sincèrement le brave militaire philosophe qui a daigné faire valoir la théologie de ce ciron. Je vous avoue, monsieur, que vous me rendez un très grand service. J’ai toujours pensé tout ce que j’ai dit dans ce petit ouvrage (2). Je le crois honnête, et puisque vous l’approuvez, j’ose le croire utile Il le sera beaucoup pour moi, s’il parvient à détromper ceux qui m’ont imputé des sentiments dont je suis si éloigné. J’ai trouvé ces trois exemplaires que j’ai l’honneur de vous envoyer, et, si vous me le permettez, j’en chercherai d’autres. Ce malheureux livre du Système de la Nature a fait un tort irréparable à la vraie philosophie. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les bons pâtissent pour les méchants.

 

          Tout ce que je souhaite sur la fin de ma vie, monsieur, c’est que vous fassiez beaucoup de revues en Franche-Comté, et que je puisse voir un jour M. le duc et madame la duchesse de Choiseul faire leur entrée à Versoix. Je suis pénétré pour vous de la plus respectueuse reconnaissance.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – La réponse à d’Holbach. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

Ferney.

 

 

          Je me hâte, monsieur, de vous remercier de vos bontés ; je crains que ma lettre ne vous trouve pas dans vos terres du Gévaudan ; mais elle vous sera renvoyée à Paris ou à Versailles. Pourquoi n’ai-je pas eu la consolation de rendre mes hommages à ce couple aimable dans ma solitude ? Elle est bien triste ; nous y sommes tous malades (1).

 

          Je ne pourrai vous présenter sitôt le Siècle de Louis XIV et de Louis XV. C’est un ouvrage aussi difficile qu’immense. Il y a deux ans que j’y travaille  mais il sera fini bientôt.

 

          Pendant que je fais mes efforts pour élever ce monument à la gloire du roi et de ma patrie, la calomnie prend des pierres pour écraser l’auteur ; le jansénisme hurle, les dévots cabalent ; on ne cesse de m’imputer des brochures contre des choses que je respecte, et dont je ne parle jamais. Les assassins du chevalier de La Barre voudraient une seconde victime ; vous ne sauriez croire jusqu’où va la fureur de ces ennemis de l’humanité ; la solitude, les maladies, rien ne les désarme, rien ne les apaise ; il s’élève une espèce d’inquisition en France, tandis que celle d’Espagne pleure d’avoir les griffes coupées et ses ongles arrachés ; ceux mêmes qui méprisent et qui affligent le plus le chef prétendu de l’Eglise se font une gloire barbare de paraître les vengeurs de la religion, tandis qu’ils humilient le pape : ils deviennent persécuteurs, pour avoir l’air d’être chrétiens ; on immole tout, jusqu’à la raison, à une fausse politique. Adieu, monsieur ; j’en dirais trop, je m’arrête. Donnez-moi votre adresse quand vous serez à Paris, et un moyen sûr de vous faire parvenir ce que je pourrai attraper de nouveau et de digne d’être lu par vous ; il faut faire un choix dans la multitude des brochures qui viennent de Hollande.

 

          Adieu, couple aimable ; je vous souhaite à tous deux un bon voyage. Agréez mes respectueux sentiments. LE VIEIL ERMITE.

 

 

1 – Ce billet, auquel on avait cousu jusqu’alors celui du 12 octobre, ne nous semble pas être à sa place. Ce qui suit appartient également à une autre époque. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Christin.

 

31 Octobre 1770 (1).

 

 

          Mon cher petit philosophe, à qui tout Ferney fait les plus tendres compliments, a fait un très bon article sur le mariage. Il n’est pas possible qu’il ne fasse pas un très heureux mariage, après en avoir si bien parlé.

 

          Il se pourra bien qu’on ne rapporte l’affaire des esclaves qu’après la Saint-Martin. Tant mieux ! nous aurons alors le discours de M Seguier, qui nous sera d’un très grand secours. On embrasse tendrement mon cher petit philosophe.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

1er Novembre 1770.

 

 

          Ah ! ah ! mon héros est aussi philosophe ! il a mis le doigt dessus, il a découvert tout d’un coup le pot aux roses. Je ne suis pas étonné qu’il juge si bien de Cicéron, mais je suis surpris qu’au milieu de tant d’affaires et de plaisirs qui ont partagé sa vie, il ait eu le temps de le lire. Il l’a lu avec fruit, il le définit très bien. L’auteur du Système de la Nature est encore plus bavard ; et le système fondé sur des anguilles faites avec de la farine est digne de notre pauvre siècle.

 

          Cette fausse expérience n’avait point été faite du temps de Mirabaud ; et Mirabaud, notre secrétaire perpétuel, était incapable d’écrire une page de philosophie.

 

          Quel que soit l’auteur (1), il faut l’ignorer ; mais il était pour moi de la plus grande importance, dans les circonstances présentes, qu’on sût que je n’approuve pas ses principes. Je suis persuadé d’ailleurs que mon héros n’est pas mécontent de la modestie de ma petite drôlerie. Je lui aurais bien de l’obligation, et il ferait une action fort méritoire, si, dans ses goguettes avec le roi, il avait la bonté de glisser gaiement, à son ordinaire, que j’ai réfuté ce livre qui fait tant de bruit, et que le roi lui-même a donné à M. Seguier pour le faire ardre (2).

 

          Au reste, je pense qu’il est toujours très bon de soutenir la doctrine de l’existence d’un Dieu rémunérateur et vengeur ; la société a besoin de cette opinion. Je ne sais si vous connaissez ce vers :

 

          Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer (3).

 

          Le saut est grand de Dieu à la comédie : je sais bien que ce tripot rst plus difficile à conduire qu’une armée ; les gens tenant la comédie et les gens tenant le parlement sont un peu difficiles : mais, en tout cas, je vous envoie une pièce qui m’est tombée entre les mains, et dans laquelle j’ai corrigé quelques vers ; elle m’a paru mériter d’être ressuscitée ; c’est la première du théâtre français (4). Ne peut-on pas rajuster les anciens habits, quand on n’en a pas de nouveaux ? Lekain sait son rôle de Massinisse, et cela pourrait vous amuser à Fontainebleau ; car enfin il faut s’amuser, et plaisir vaut mieux que tracasserie.

 

          Je ne suis plus fait ni pour avoir du plaisir, ni pour en donner ; mes maladies augmentent tous les jours ; mais mon tendre attachement pour vous ne diminue pas, et mon cœur sera plein de vous jusqu’à mon dernier soupir.

 

 

1 – Le baron d’Holbach

2 – Ardre : Brûler, être en feu.

3 – Voyez, l’Epître à l’auteur du livre des Trois Imposteurs. (G.A.)

4 – La Sophonisbe, de Mairet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le baron de Grimm.

 

Ferney, 1er Novembre 1770.

 

 

          Mon cher prophète, je suis toujours Job, quoi que vous en disiez : car qui souffre est Job, et tout lit est fumier. J’avoue que vous ne ressemblez point aux amis de Job, et bien m’en prend : c’est vous que je dois remercier des lettres des rois de Prusse et de Pologne ; c’est à la manière dont vous leur parlez de moi que je dois celle dont ils en parlent.

 

          Mon cher prophète, vous avez beau rire, les oraisons funèbres de l’évêque du Puy ne vaudront jamais celles de Bossuet ; les pièces de Racine seront toujours mieux écrites que celles de Crébillon ; Boileau l’emportera sur les pièces de vers qu’on nous donne ; le style de Pascal sera meilleur que celui de Jean-Jacques ; les tableaux du Poussin, de Lesueur, et de Lebrun, l’emporteront encore sur les tableaux du salon ; et sans les deux frères D… (1), je ne sais pas trop ce que deviendrait notre siècle. Il y a une distance immense entre les talents et l’esprit philosophique, qui s’est répandu chez toutes les nations. Cet esprit philosophique aurait dû retenir l’auteur du Système de la Nature ; il aurait dû sentir qu’il perdait ses amis, et qu’il les rendait exécrables aux yeux du roi et de toute la cour. Il a fallu faire ce que j’ai fait ; et si l’on pesait bien mes paroles, on verrait qu’elles ne doivent déplaire à personne.

 

          J’envoie à mon prophète des rogatons dépareillés qui me sont tombés sous la main.

 

          Je reçois dans ce moment une lettre charmante de ma philosophe (2). J’aurai l’honneur de lui écrire sitôt que mes maux me donneront un moment de relâche.

 

 

1 – D’Alembert et Diderot. (G.A.)

2 – Madame d’Epinay. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tabareau.

 

5 Novembre 1770.

 

 

         

         Voici, mon cher correspondant, un mémoire que les esclaves des chanoines de Saint-Claude, en Franche-Comté, envoient à leur avocat au conseil pour tâcher de jouir des droits de l’humanité ; et, comme vous êtes l’homme du monde le plus humain, je me flatte que vous voudrez bien faire parvenir le paquet à sa destination.

 

          Vous me ferez un très grand plaisir de m’apprendre quel est le protecteur de l’homme en question dont vous m’envoyez la feuille ; on pourrait très aisément ouvrir les yeux au protecteur et obtenir sa faveur, en lui faisant connaître la vérité. Mille remerciements.

 

 

 

 

 

 

 

à Madame d’Épinay.

 

6 Novembre 1770.

 

 

          La fièvre me prit, madame, dans le temps que j’allais vous écrire. Il n’est pas étrange qu’on ait le sang en mouvement, quand on est occupé de vous. Franchement, je suis bien malade ; mais le plaisir de vous répondre fait diversion.

 

          Oui, madame, j’ai lu le troisième volume (1) qui contient la réfutation du Pernety, et je sais très bon gré à ce Pernety de nous avoir valu un si bon livre.

 

          Comment pouvez-vous me dire que je ne connais point l’abbé Galiani ! est-ce que je ne l’ai pas lu ? par conséquent je l’ai vu. Il doit ressembler à son ouvrage comme deux gouttes d’eau, ou plutôt comme deux étincelles. N’est-il pas vif, actif, plein de raison et de plaisanterie ? Je l’ai vu, vous dis-je, et je le peindrais.

 

          On fait actuellement un petit Dictionnaire encyclopédique (2), où il n’est pas oublié à l’article BLÉ.

 

          Le mot d’impôt, et tout ce qui a le moindre rapport à cette espèce de philosophie, me fait frémir, depuis que le philosophe M. l’abbé Terray m’a pris deux cent mille francs qui faisaient toute ma ressource, et que j’avais en dépôt chez M. de La Borde. Il n’y a que vous, madame, qui puissez me faire supporter la philosophie sur la finance, parce que sûrement vous mettrez des grâces dans tout ce qui passera par vos mains.

 

          Je veux croire qu’on a très bien raisonné ; mais le pain vaut quatre à cinq sous la livre au cœur du royaume, et à l’extrémité où je suis.

 

          L’idée qu’on ne nous charge que parce que nous sommes utiles est très vraie. On ne fait porter des fardeaux qu’aux bêtes de somme, et Dieu nous a faits chevaux et ânes. Si nous étions oiseaux, on s’amuserait à nous tirer en volant.

 

          En voilà trop pour un pauvre vieillard qui n’en peut plus, et qui est entre les mains des contrôleurs généraux et des apothicaires.

 

          Mes compliments à vos beaux yeux, ma charmante philosophe, quoique les miens ne voient goutte. Mille respects.

 

 

1 – De Pauw avait publié ses Recherches sur les Américains en deux volumes. Pernety avait critiqué de Pauw, et de Pauw s’était défendu dans un troisième volume. (G.A.)

2 – Les Questions sur l’Encyclopédie. (G.A.)

 

 

 

 

 

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