CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 27
Photo de PAPAPOUSS
à Madame la duchesse de Choiseul.
A Ferney, 8 Octobre 1770.
Madame, je venais de vous écrire, lorsque j’ai reçu le paquet dont vous m’honorez, du 1er d’octobre. Tout ce paquet n’est plein que de vos bontés ; mais votre lettre surtout m’a enchanté. J’y vois la sensibilité de votre cœur, et l’étendue de vos lumières.
Permettez-moi encore un mot sur les esclaves des moines, pour qui vous avez de la compassion ; sur Catau, qui vous cause toujours quelque indignation, et sur Dieu, qui nous laisse tous dans le doute et dans l’ignorance. Il y aurait là de quoi faire trois volumes, et j’espère que vous n’aurez pas trois pages. A grands seigneurs peu de paroles, et à bons esprits encore moins.
Je veux bien que les Comtois, appelés francs, soient esclaves des moines, si les moines ont des titres ; mais si ces moines n’en ont point, et si ces hommes pour qui je plaide en ont, ces hommes doivent être traités comme les autres sujets du roi : nulle servitude sans titre, c’est la jurisprudence du parlement de Paris. La même affaire a été jugée, il y a dix ans, à la grand’chambre, contre les mêmes chanoines de Saint-Claude, au rapport de M. Seguier qui me l’a dit chez moi, en allant en Languedoc. Je vous supplie de vouloir bien lire cette anecdote au généreux mari de la généreuse grand’maman.
Pour Catau, je vous renvoie, madame, à l’histoire turque, et je vous laisse à décider si les sultans n’ont pas fait cent fois pis. Demandez surtout à M. l’abbé Barthélemy si la langue grecque n’est pas préférable à la langue turque.
A l’égard de Dieu, je vous assure que rien n’est plus nouveau que le système des anguilles, par lequel on croit prouver que de la farine aigrie peut former de l’intelligence. Spinosa ne pensait pas ainsi : il admet l’intelligence et la matière, et par là son livre est supérieur (1) à celui dont M. Seguier a fait l’analyse (2), comme le siècle de Louis XIV est supérieur au nôtre, et comme le mari de la grand’maman est supérieur à … (3).
Me voilà plongé, madame, dans les affaires de ce monde, lorsque je suis près de le quitter. J’ai voulu faire une niche à mon neveu La Houlière, et je me suis adressé à votre belle âme pour en venir à bout. Il n’en sait rien. Si je pouvais obtenir ce que je demande, si M le duc pouvait me remettre le brevet, si vous pouviez me l’adresser contre-signé, si je pouvais l’envoyer par Lyon et Toulouse, qui sont sur la route de Perpignan, si je pouvais étonner un homme qui ne s’attend point à cette aubaine, ce serait assurément une très bonne plaisanterie ; elle serait très digne de vous, et je vous devrais le bonheur de la fin de ma vie.
Il y a encore un article sur lequel je dois vous ouvrir mon cœur, c’est que je ne demanderai rien pour le pays de Gex à celui (4) qui m’a ôté les moyens d’y faire un peu de bien ; je n’aime à demander qu’à certaines âmes élevées.
Les sœurs de la charité prient Dieu pour vous ; elles sont comblées de vos grâces ainsi que les capucins. Vous aurez de tous côtés des protections en paradis. Mais comme vous êtes faite pour avoir des amis partout, je vous supplie, madame, de compter sur moi et sur mon neveu en enfer.
Je me mets aux pieds de ma protectrice, pour les quatre jours que j’ai à végéter dans ce bas monde, et je la prie toujours d’agréer le profond respect et la reconnaissance du vieil ermite.
1 – Dans une lettre précédente, Voltaire a dit tout le contraire. (G.A.)
2 – Seguier avait requis, le 18 auguste, contre le Système de la Nature. Il demanda aussi ce jour-là la condamnation de l’écrit de Voltaire intitulé : Dieu et les Hommes. (G.A.)
3 – Sans doute l’abbé Terray. (G.A.)
4 – Terray. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 8 Octobre 1770.
Je suis très reconnaissant, monseigneur, de votre lettre du 30 de septembre. Je suis charmé qu’elle soit datée de Versailles, et encore plus que vous ayez été à Richelieu. Il y a là je ne sais quel esprit de philosophie qui me fait bien augurer de vous. Pour votre souper à Bordeaux, je sais qu’il a été excellent, que tous les convives en ont été fort contents, qu’il y en a à qui vous avez fait mettre de l’eau dans leur vin, et que le roi a dû trouver que vous êtes le premier homme du monde pour arranger ces soupers-là.
Ayez la bonté d’agréer mon compliment sur la paternité de M. le prince Pignatelli, puisque je ne puis vous en faire sur la maternité de madame la comtesse d’Egmont. C’est bien dommage assurément qu’elle ne produise pas des êtres ressemblants à son grand-père et à elle. Je vous demande votre protection auprès d’elle et auprès de M. son beau-frère. Ils m’ont tous deux lié à vous par de nouvelles chaînes : madame la comtesse d’Egmont, par la lettre pleine d’esprit et de grâces qu’elle a bien voulu m’écrire ; et M. le prince Pignatelli, par la supériorité d’esprit qu’il m’a paru avoir sur les jeunes gens de son âge.
Vous me reprochez toujours les philosophes et la philosophie. Si vous avez le temps et la patience de lire ce que je vous envoie (1), et de le faire lire à madame votre fille, vous verrez bien que je mérite vos reproches bien moins que vous ne croyez. J’aime passionnément la philosophie qui tend au bien de la société, et à l’instruction de l’esprit humain, et je n’aime point du tout l’autre. Il n’y a qu’à s’entendre, et jusqu’ici vous ne m’avez pas trop rendu justice sur cet article. Comme d’ailleurs il est question de chimie dans le chiffon que je mets à vos pieds, vous en êtes juge très compétent.
Vous ne l’êtes pas moins de ce pauvre théâtre français qui était si brillant sous Louis XIV, et qui tombe dans une si triste décadence, ainsi que bien des choses. Si d’ici à la Saint-Martin vous avez quelques moments à perdre, je vous supplierai de jeter les yeux sur quelque chose dont le tripot d’aujourd’hui pourra se mêler. Je conçois bien que notre théâtre sera toujours meilleur que celui de Pétersbourg, où l’on ne joue plus de tragédies françaises, parce que l’on n’a pas trouvé un seul acteur. Il faudra désormais représenter les pièces de Sophocle dans Athènes, si on enlève la Grèce aux Turcs comme on vient de leur enlever les bords de la mer Noire, à droite, jusqu’aux embouchures du Danube, et à gauche jusqu’à Trébizonde. Ils ont été battus au pied du Caucase, dans le même temps que le grand-vizir perdait sa bataille et abandonnait tout son camp. Si vous trouvez cela peu de chose, vous êtes difficile en opérations militaires ; mais assurément c’est à vous qu’il est permis d’être difficile.
Je supplie mon héros d’être toujours un peu indulgent envers son ancien serviteur, qui n’en peut plus, et qui vous sera attaché jusqu’au dernier moment de sa vie avec le plus profond et le plus tendre respect.
1 – La réponse au Système de la Nature. (G.A.)
à M. le baron de Grimm.
De Ferney, 10 Octobre 1770.
Mon cher prophète, je suis le bon homme Job ; mais j’ai eu des amis qui sont venus me consoler sur mon fumier, et qui valent mieux que les amis de cet Arabe. Il est très peu de gens de ces temps-là, et même de ces temps-ci, qu’on puisse comparer à M. d’Alembert et à M. de Condorcet. Ils m’ont fait oublier tous mes maux. Je n’ai pu malheureusement les retenir plus longtemps. Les voilà partis, et je cherche ma consolation en vous écrivant autant que mon accablement peut me le permettre.
Ils m’ont dit, et je savais sans eux, à quel point les Welches se sont déchaînés contre la philosophie. Voici le temps de dire aux philosophes ce qu’on disait aux sergents, et ce que saint Jean disait aux chrétiens : « Mes enfants, aimez-vous les uns les autres ; car qui diable vous aimerait ? »
Ce maudit Système de la Nature a fait un mal irréparable. On ne veut plus souffrir de cornes dans le pays, et les lièvres sont obligés de s’enfuir, de peur qu’on ne prenne leurs oreilles pour des cornes.
On a beau dire avec discrétion qu’on ne fait point d’anguilles avec du blé ergoté, qu’il y a une intelligence dans la nature, et que Spinosa en était convaincu ; on a beau être de l’avis de Virgile, le monde est rempli de Bavius et de Mævius.
Embrassez pour moi, je vous prie, frère Platon, quand même il n’admettrait pas l’intelligence, ainsi que Spinosa. Ne m’oubliez pas auprès de ma philosophe. Le vieux malade ne l’oubliera jamais, et vous sera dévoué jusqu’au dernier moment.
à M. le marquis de Condorcet.
11 Octobre 1770.
Le vieux malade de Ferney embrasse de ses deux maigres bras les deux voyageurs philosophes qui ont adouci ses maux pendant quinze jours.
Un grand courtisan (1) m’a envoyé une singulière réfutation du Système de la Nature, dans laquelle il dit que la nouvelle philosophie amènera une révolution horrible, si on ne la prévient pas. Tous ces cris s’évanouiront, et la philosophie restera. Au bout du compte, elle est la consolatrice de la vie, et son contraire en est le poison. Laissez faire, il est impossible d’empêcher de penser ; et plus on pensera, moins les hommes seront malheureux. Vous verrez de beaux jours ; vous les ferez : cette idée égaie la fin des miens. Agréez, messieurs, les regrets de l’oncle et de la nièce.
1 – Le marquis de Voyer d’Argenson (G.A.)
à M. le comte de Rochefort.
12 Octobre (1).
Mon ombre a été consolée, égayée par M. d’Alembert et par M. de Condorcet pendant quinze jours. J’aurais bien dû me vanter de ma fortune à mes deux consolateurs du Vivarais, dont je regrettais plus que jamais la présence. Que madame la philosophe Dixneufans nous aurait animés ! que M. le chef de brigade nous en aurait dit de bonnes ? Je ne peux plus écrire, tant je suis faible ; mais j’aurais pensé et senti.
M. d’Alembert est actuellement à Lyon, et s’achemine tout doucement en Provence.
Nous jetons enfin les fondements de Versoix ; nous y bâtissons, madame Denis et moi, la première maison. Ce n’est pas que l’aventure des inscriptions (2) m’ait laissé le moyen de bâtir mais le zèle fait des efforts, et l’envie de mettre la première pierre dans la ville de M. le duc de Choiseul m’a fait passer par-dessus tout. Je sais bien que je n’habiterai pas cette maison ; mais madame Denis en jouira, et je suis content. En attendant, je me flatte d’être encore assez heureux pour voir M. et madame de Rochefort honorer Ferney de leur présence ; on ne peut finir plus agréablement sa carrière.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Les mesures financières de Terray. (G.A.)
à M. le marquis de Voyer d’Argenson.
A Ferney, 12 Octobre 1770.
Monsieur, je ne suis pas étonné qu’un maître de poste, tel que vous, mène si bon train l’auteur du Système de la Nature ; il me paraît que les maîtres de poste de France ont bien de l’esprit. Vous avez daté votre lettre d’un château où il y en a plus qu’ailleurs, et c’est aussi la destinée du château des Ormes, où je me souviens d’avoir passé des jours bien agréables.
Je ne savais pas, quand je vous fis ma cour à Colmar, que vous étiez philosophe ; vous l’êtes, et de la bonne secte : je n’approche pas de vous, car je ne fais que douter. Vous souvenez-vous d’un certain Simonide à qui le roi Hiéron demandait ce qu’il pensait de tout cela ? il prit deux jours pour répondre, ensuite quatre, puis huit ; il doubla toujours, et mourut sans avoir eu un avis.
Il y a pourtant des vérités, et c’en est une peut-être de dire que les choses iront toujours leur train, quelque opinion qu’on ait ou qu’on feigne d’avoir sur Dieu, sur l’âme, sur la création, sur l’éternité de la matière, sur la nécessité, sur la liberté, sur la révélation, sur les miracles, etc., etc., etc.
Rien de tout cela ne fera payer les rescriptions, ni ne rétablira la compagnie des Indes. On raisonnera toujours sur l’autre monde ; mais sauve qui peut dans celui-ci !
L’ouvrage dont vous m’avez honoré, monsieur, me donne une grande estime pour son auteur, et un regret bien vif d’être si loin de lui. Ma vieillesse et mes maladies ne me permettent pas l’espérance de le revoir, mais je lui serai bien respectueusement attaché, à lui et à toute sa maison, jusqu’au dernier moment de ma vie.