CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 26
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à M. le comte d’Argental.
26 Septembre 1770.
Mon cher ange, quoique mon âme et mon corps soient terriblement en décadence, il faut que je vous écrive au plus vite concernant votre protégé de Strasbourg (1). Il me paraît qu’elle n’a nulle envie de se transporter au soixante et deuxième degré (2), et je crois qu’actuellement cette transmigration serait difficile.
Il y a deux grands obstacles, sa naissance, et le peu de goût qu’on a actuellement pour la nation française. Je ne lui ai point encore fait réponse sur son dessein d’aller à Paris, et de pouvoir se ménager pendant l’hiver quelque asile agréable où elle pourrait rester jusqu’au printemps. Ma maison est à son service, dès ce moment jusqu’à celui où elle pourra se transporter à Paris ; je vous prie de le lui mander, et je lui écrirai en conformité, dès que vous aurez appris ses sentiments et ses desseins ; mais je vous prie aussi de lui dire combien mes affaires ont mal tourné, et combien peu je suis en état de faire pour elle ce que je voudrais.
Je pense que vous pouvez lui parler à cœur ouvert sur tout ce que je vous mande. Madame Denis tâcherait de lui rendre la vie agréable pendant le temps de son entrepôt ; pour moi, je ne dois songer qu’à achever ma vie au milieu des souffrances.
J’ai ici pour consolation M. d’Alembert et M. le marquis de Condorcet. Il ne s’en est fallu qu’un quart d’heure que M. Seguier et M. d’Alembert ne se soient rencontrés chez moi ; cela eût été assez plaisant. J’ai appris bien des choses que j’ignorais (3). Il me semble qu’il y a eu dans tout cela beaucoup de malentendu, ce qui arrive fort souvent. La philosophie n’a pas beau jeu ; mais les belles-lettres ne sont pas dans un état plus florissant. Le bon temps est passé, mon cher ange ; nous sommes en tout dans le siècle du bizarre et du petit.
On m’a parlé d’une tragédie en prose (4) qui, dit-on, aura du succès. Voilà le coup de grâce donné aux beaux-arts.
Traitre, tu me gardais ce trait pour le dernier !
Tartufe, act. V, sc. VII.
J’ai vu une comédie où il n’était question que de la manière de faire des portes et des serrures (5). Je doute encore si je dors ou si je veille.
Je vous avoue que j’avais quelque opinion de la Pandore de La Borde : cela eût fait certainement un spectacle très neuf et très beau ; mais La Borde n’a pas trouvé grâce devant M. le duc de Duras.
La Sophonisbe de Lantin (6) aurait réussi il y a cinquante ans ; je doute fort qu’elle soit soufferte aujourd’hui, d’autant plus qu’elle est écrite en vers.
S’il ne tenait qu’à y faire encore quelques réparations, Lantin serait encore tout prêt ; mais n’est-il pas inutile de réparer ce qui est hors de mode ?
J’aurai beaucoup d’obligation à M. le duc de Praslin, s’il daigne envoyer des montres au dey et à la milice d’Alger, au bey et à la milice de Tunis.
A l’égard des diamants qu’on envoyait à Malte, comme les marchands qui les ont perdus n’avaient point de reconnaissance en forme, je ne crois pas que je doive importuner davantage un ministre d’Etat pour cette affaire ; mais quand il voudra des montres bien faites et à bon marché, ma colonie est à ses ordres.
Adieu, mon très cher ange ; conservez vos bontés, vous et madame d’Argental, au vieux et languissant ermite.
1 – Mademoiselle Daudet-Lecouvreur, fille de la célèbre actrice. (K.)
2 – En Russie. (G.A.)
3 – Voyez la lettre à madame de Saint-Julien du 22 Janvier 1772. (G.A.)
4 – Maillard ou Paris sauvé, par Sedaine. Cette tragédie ne fut jamais jouée. (G.A.)
5 – La Gageur imprévue, par Sedaine. (G.A.)
6 – Voyez tome III. (G.A.)
à M. de La Harpe.
27 Septembre 1770 (1).
Vous ne m’aviez point dit, mon cher Suétone (2), que je dusse envoyer les deux tomes à M. Suard ; j’en dépêche un, et vous renvoie l’autre ensuite par la même voie. Je suis bien sûr que vous réussirez en prose et en vers ; vous avez ce qui manque à presque tous les écrivains de ce siècle, justesse d’esprit, goût et style naturel, avec l’art de vous exprimer avec force sans faire de contorsions.
Il est vrai que dans une lettre à madame la duchesse de Choiseul je glissai quelques vers, où je lui disais tout ce que je pense de vous ; j’en cherche la minute, et je ne puis la retrouver. Je suis plus zélé pour mes amis que je ne suis soigneux.
M. d’Alembert est à Ferney ; il m’a mis au fait de tout. Il me semble qu’on traite les gens de lettres comme du temps où on les prenait pour des sorciers. Il faut espérer que la raison, qui fait tant de progrès, en fera aussi sur certaines choses.
Comptez sur les sentiments du vieux malade, qui vous embrasse de tout son cœur.
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Les Douze Césars, traduits par La Harpe, venaient de paraître. (G.A.)
à M. de Chabanon.
28 Septembre 1770.
M. d’Alembert, mon cher ami, me donne les mêmes consolations que j’ai reçues de vous, quand vous avez égayé et embelli Ferney de toutes vos grâces. Non seulement il n’a point de mélancolie, mais il dissipe toute la mienne. Il me fait oublier la langueur qui m’accable, et qui m’a empêché pendant quelques jours de vous écrire. Il arriva à Ferney dans le moment où M. Seguier en partait. J’aurais bien voulu qu’ils eussent dîné ensemble : mais Dieu n’a pas permis cette plaisante scène.
En récompense, j’ai M. le marquis de Condorcet, qui est plus aimable que tout le parquet du parlement de Paris.
Il me paraît qu’on maltraite un peu en France les pensées et les bourses. On craint l’exportation du blé et l’importation des idées. Platon dit que les âmes avaient autrefois des ailes ; je crois qu’elles en ont encore aujourd’hui, mais on nous les rogne.
Pour les ailes qui ont élevé l’auteur du Système de la Nature, il me paraît qu’elles ne l’ont conduit que dans le chaos. Non seulement ce livre fera un tort irréparable à la littérature, et rendra les philosophes odieux, mais il rendra la philosophie ridicule. Qu’est-ce qu’un système fondé sur les anguilles de Needham ? quel excès d’ignorance, de turpitude, et d’impertinence, de dire froidement qu’on fait des animaux avec de la farine de seigle ergoté ! Il est très imprudent de prêcher l’athéisme ; mais il ne fallait pas du moins tenir son école aux Petites-Maisons.
Ma foi, juge et plaideurs, il faudrait tout lier.
Les Plaid., act. Ier, sc. VIII.
Voilà ce que je dis toujours, et sauve qui peut ! et sur ce je vous embrasse tendrement : ainsi font tous ceux qui habitent Ferney.
à M. Necker.
Ferney.
Présentez, mon cher philosophe, je vous en supplie, mes respects et mes remerciements à la belle philosophe (1) qui vous a écrit en ma faveur. Dites-lui que ce cœur qui est couvert d’une peau assez mince, et que M. Pigalle a laissé entrevoir comme derrière un rideau d’étamine jaune, est entièrement à elle. Je le lui dirai sans doute moi-même, dès que je pourrai écrire. En attendant, suppliez-là de me permettre d’être de la communion de Cicéron, qui examinait les choses et qui en doutait. Plus j’avance en âge, et plus je doute. Mais ne doutez, je vous prie, ni de la sincère estime ni de la véritable amitié du vieux malade de Ferney.
1 – Madame d’Epinay. (G.A.)
à Madame la comtesse de Rochefort.
Ferney.
Vous avez été attaquée dans votre foie, madame, et vous avez été saignée trois fois ; M. d’Alembert, qui a été votre garde-malade, vous dira qu’autrefois, selon l’ancienne philosophie et l’Ancien Testament, les passions étaient dans le foie, et l’âme dans le sang. Aujourd’hui on dit que les passions sont dans le cœur ; et pour l’âme, elle est je ne sais où. La mienne, quelque part qu’elle soit, a été sensible, comme elle le doit, à votre danger et à votre convalescence. N’ayez donc point, madame, de colique hépatique, si vous ne voulez pas que j’aie le transport au cerveau ; et allez en Bourgogne, puisque vous me donnez l’espérance que je verrai l’une des deux personnes à qui je suis également attaché.
Il est vrai que l’orateur (1) dont vous me parlez me vint voir le même jour que M. d’Alembert arriva. S’ils s’étaient rencontrés, la scène aurait été beaucoup plus plaisante ; mais quoiqu’il n’y eût que deux acteurs, elle n’a pas été sans agréments.
Le bout des ciseaux de M. l’abbé Terray a donc coupé aussi votre bourse ? c’est sans doute pour notre bien, puisque c’est pour celui de l’Etat : nous devons l’en remercier. Je lui ai le double, et au-delà, de l’obligation que vous lui avez. Je ne sais pas s’il pourra contribuer à la colonie de Versoix, mais il a furieusement dérangé celle de Ferney. C’est grand dommage, cela prenait un beau train ; les étrangers venaient peupler ce désert, les maisons se bâtissaient de tous côtés, le commerce, l’abondance, commençaient à vivifier ce petit canton ; un mot a tout perdu, et ce mot est : Car tel est notre plaisir. Cette catastrophe empoisonne un peu mes derniers jours mais il faut s’y soumettre.
Je vous enverrai dans quelques jours un petit amusement. Vivez gaiement couple heureux, et si digne de l’être.
A propos, je remercie bien tendrement M. de Rochefort de m’avoir donné de vos nouvelles ; j’en ai quelquefois aussi de M. l’abbé Bigot de fort agréables ; mais elles ne me rendent pas la santé, que je crois avoir perdue sans retour. J’ai eu beau me faire capucin, je n’ai pas prospéré depuis ce temps-là, et je crois que je verrai bientôt saint François, mon bon maître. Je suis très aise de laisser sur la terre des personnes qui l’embellissent comme vous. Je vous prie d’agréer ma bénédiction. Frère FRANÇOIS, capucin indigne.
1 – L’avocat-général Seguier. (G.A.)
à M. Dorat.
Ferney, 1er Octobre 1770 (1).
Je vous dois, monsieur, autant de remerciements que d’éloges ; les sentiments dont vous m’honorez, et les vers charmants que vous avez faits pour M. Diderot, pénètrent mon cœur. Les journaux sont enrichis par de telles pièces, qui manifestant la générosité de votre âme autant que vos talents ; ils seraient déshonorés par le nom de Fréron. L’union entre les véritables gens de lettres n’a jamais été si nécessaire.
C’est uniquement pour ériger un monument de cette union, que les personnes du plus rare mérite, au nombre desquelles vous êtes, ont voulu employer le ciseau de M. Pigalle Je n’ai été que leur prête-nom ; ils ont fait voir à l’Europe qu’ils sont unis, et qu’ils pensent avec noblesse. Par là, ils se sont mis au-dessus de ceux qui veulent les abaisser ; et ils se rendent respectables, malgré tous les efforts qu’on fait contre eux. Les places de l’Académie deviennent de jour en jour plus précieuses et plus dignes des principaux citoyens de Paris, qui joignent le mérite personnel à celui de leur famille. Dans cette situation où sont aujourd’hui les lettres, c’est une grande consolation pour moi, monsieur, de pouvoir déjà compter parmi mes amis un homme dont les talents et les grâces m’avaient fait tant de plaisir, avant que je fusse à portée de connaître ses qualités essentielles. J’ai l’honneur d’être, etc.
P.S. – Permettez-moi de présenter mes très humbles obéissances à M. de Pezay, qui doit partager tous les tributs d’estime que je vous dois.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François.
à M. le comte de Schomberg.
Au Château de Ferney, 5 Octobre 1770.
Mon misérable état, monsieur, ne me permet pas d’écrire aussitôt et aussi souvent que je le voudrais à l’homme du monde qui m’a le plus attaché à lui : M. d’Alembert me console en me parlant souvent de vous. Madame Denis, ma garde-malade, passe ses jours à vous regretter.
Puisque vous avez été touché, monsieur, de la requête de nos pauvres esclaves francs-comtois, permettez que je vous en envoie deux exemplaires. Je suis persuadé que monseigneur le duc d’Orléans ne souffrirait pas cette oppression dans ses domaines.
Vous savez les succès inouïs des Russes contre les Turcs ; ils perdaient une bataille au pied du mont Caucase, dans le temps que le grand Vizir était battu au bord du Danube, et que la flotte du capitan-bacha était détruite dans la mer Egée. On croirait lire la guerre des Romains contre Mithridate. D’ailleurs, l’Araxe, le Cyrus, le Phase, le Caucase, la mer Egée, le Pont-Euxin, sont de bien beaux mots à prononcer, en comparaison de tous vos villages d’Allemagne auprès desquels on a livré tant de combats malheureux ou inutiles.
Vous venez du moins de réduire les habitants de Tunis, successeurs des Carthaginois, à demander la paix que Dieu puisse vous conserver tant à la cour que sur les frontières.
Il y a deux choses encore pour lesquelles je m’intéresse fort, ce sont les finances et les beaux-arts ; je voudrais ces deux articles un peu plus florissants.
Pour le Système de la Nature, qui tourne tant de têtes à Paris, et qui partage tous les esprits autant que le menuet de Versailles (1), je vous avoue que je ne le regarde que comme une déclamation diffuse, fondée sur une très mauvaise physique ; d’ailleurs, parmi nos têtes légères de Français, il y en a bien peu qui soient dignes d’être philosophes. Vous l’êtes, monsieur, comme il faut l’être, et c’est un des mérites qui m’attachent à vous.
Dès qu’il gèlera, nos gélinottes iront vous trouver.
1 – Voyez la correspondance de Grimm, 1er juin 1770. (G.A.)