CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 23

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 23

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à Madame la marquise du Deffand.

 

8 Auguste 1770.

 

 

          Eh bien ! madame, je ne peux en faire d’autres ; je ne peux louer les gens sérieusement en face. Vous vous doutez bien que les six vers qui commencent par

 

Etudiez leur goût (1)

 

sont pour la petite-fille, et tout le reste pour la grand’maman. J’ai été bien aise de finir par La Harpe, parce que le mari de la grand’maman lui fait du bien, et lui en pourra faire encore.

 

          Il faut un tant soit peu de satire pour égayer la louange. La satire est fort juste, et tombe sur le plus détestable fou que j’aie jamais lu. Son Héloïse me paraît écrite moitié dans un mauvais lieu, et moitié aux Petites-Maisons. Une des infamies de ce siècle est d’avoir applaudi quelque temps à ce monstrueux ouvrage. Les dames qu’il outrage sont assurément d’une autre nature que lui. La Zaïde de madame de La Fayette vaut un peu mieux que la Suissesse de Jean-Jacques, qui accouche d’un faux germe pour se marier. Ce polisson m’ennuie et m’indigne, et ses partisans me mettent en colère. Cependant il faut être véritablement philosophe et calmer ses passions, surtout à nos âges.

 

          Votre homme (2), qui ne s’intéressait qu’à ce qui le regardait, doit vous raccommoder avec la philosophie. Tout ce qui regarde le genre humain doit nous intéresser essentiellement, parce que nous sommes du genre humain. N’avez-vous pas une âme ? n’est-elle pas toute remplie d’idées ingénieuses et d’imagination ? s’il y a un Dieu qui prend soin des hommes et des femmes, n’êtes-vous pas femme ? s’il y a une Providence, n’est-elle pas pour vous comme pour les plus sottes bégueules de Paris ? si la moitié de Saint-Domingue vient d’être abîmée, si Lisbonne l’a été, la même chose ne peut-elle pas arriver à votre appartement de Saint-Joseph ? Un diable d’homme, inspiré par Belzébuth, vient de publier un livre intitulé Système de la Nature, dans lequel il doit démontrer à chaque page qu’il n’y a point de Dieu. Ce livre effraie tout le monde, et tout le monde le veut lire. Il est plein de longueurs, de répétitions, d’incorrections ; il se trompe grossièrement en quelques endroits, et, malgré tout cela, on le dévore. Il y a beaucoup de choses qui peuvent séduire ; il y a de l’éloquence, et, sous ce rapport, il est fort au-dessus de Spinosa.

 

          Au reste, croyez que la chose vaut bien la peine d’être examinée. Les nouvelles du jour n’en approchent pas, quoiqu’elles soient bien intéressantes.

 

          Ceux qui disent que les pairs du royaume ne peuvent être jugés par les pairs et par le roi, sans le parlement de Paris, me paraissent ignorer l’histoire de France. Il semble qu’à force de livres on est devenu ignorant. Je ne me mêle point de ces querelles : je songe à celles que nous avons avec la nature. J’en ai d’ailleurs une assez grande avec Genève. Je lui ai volé une partie de ses habitants, et je fonde ma petite colonie, que le mari de votre grand’maman protège de tout son cœur.

 

          Il n’y a maintenant qu’un tremblement de terre qui puisse ruiner mon établissement ; mais je veux que celui à qui j’ai tant d’obligations donne son denier à la statue, et je veux surtout qu’il donne très peu : 1° parce qu’on n’en a point du tout besoin ; 2° parce qu’il donne trop de tous les côtés. C’est une affaire très sérieuse ; je casserais à la statue les bras et les jambes si son nom ne se trouvait pas sur la liste.

 

          Adieu, madame ; faites comme vous pourrez : vivez, portez-vous bien, digérez, cherchez le plaisir, s’il y en a. Luttez contre cette fatale nature dont je parle sans cesse, et où j’entends si peu de chose. Ayez de l’imagination jusqu’à la fin, et aimez votre très ancien serviteur, qui vous est plus attaché que tous vos serviteurs nouveaux.

 

 

1 – Epître à La Harpe. (G.A.)

2 – Le président Hénault. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

8 auguste (1).

 

 

          Je vous envoyai, il y a plus d’un mois, mon ancien ami, un tome de ce que vous demandiez, sous l’enveloppe de M. d’Ormesson, et je comptais vous faire parvenir le reste, volume par volume ; mais, comme vous ne m’aviez point accusé la réception de mon paquet, je n’ai pas osé faire un second envoi. Je commence à croire qu’on a ouvert le paquet à la poste, et qu’on l’a retenu. Je pense que le Système de la nature a produit cette attention sévère : c’est un terrible livre, et qui peut faire bien du mal.

 

          Je crois qu’on aura le Dépositaire à la Comédie vers la fin de l’automne.

 

          Il y a des gens assez absurdes pour m’attribuer les Anecdotes sur Fréron. Je suis obligé d’en appeler à votre témoignage : vous savez ce qui en est. J’ai encore l’original que vous m’avez envoyé ; j’ignore quel en est l’auteur ; il serait très important que je le susse. Comme, Dieu merci, je n’ai jamais vu ni Fréron, ni aucun de ceux qui sont cités dans ces Anecdotes ; et comme, Dieu merci encore, mon style est très différent de celui de l’auteur, sans être meilleur, il faut être absurde pour m’imputer un tel ouvrage. J’ai des affaires un peu plus sérieuses et plus agréables, mais je ne néglige rien ; je ne néglige point surtout l’amitié.

 

 

1 – C’est à tort qu’on a toujours classé cette lettre à l’année 1771. Elle est de 1770. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 15 Auguste 1770.

 

 

          Je me dis toujours, monseigneur, que vos occupations et vos plaisirs partagent vos journées, que je ne dois pas fatiguer vos bontés, et qu’il n’appartient pas à ceux qui sont morts au monde d’écrire aux vivants.

 

          Cependant il faut que je vous informe d’un gros paquet que j’ai reçu, et qui vous regarde ; il est d’un M. de Castera, qui me paraît très malheureux, et qui me fait juger, par son style, qu’il s’est attiré ses malheurs. Je doute même si sa tête n’est pas aussi dérangée que ses lettres sont prolixes ; en ce cas, il n’est que plus à plaindre. Il m’a mis au fait de toute sa conduite avec assez de naïveté. Je présume, à la quantité de procès qu’il a essuyés, qu’il descend en droite ligne de la comtesse de Pimbesche. S’il a dit des injures, on les lui a bien rendues.

 

          Je vois, par tout ce qu’il me mande, que sa plus grande ambition est de rentrer dans vos bonnes grâces. Sa destinée me paraît déplorable ; c’est un homme chargé de onze enfants. Je m’acquitte du devoir de l’humanité, en vous rendant compte de son état, sans prétendre le justifier auprès de vous, ni vous demander autre chose que ce que votre sagesse et votre justice vous prescrivent. Vous connaissez l’homme dont il s’agit, et c’est à vous seul de voir ce que vous devez faire. Il me semble qu’il avait un oncle chargé des affaires de France en Pologne ; c’est tout ce que je connais de sa famille.

 

          Après avoir achevé la mission que m’a donnée M de Castera, que puis-je dire à mon héros du fond de ma solitude, sinon que je lui souhaite une santé meilleure que la mienne, et des jours plus brillants ? Il ne m’appartient pas de parler des tracasseries de la France. Je m’intéressais fort à celles des Turcs, c’est-à-dire que je souhaitais passionnément qu’on les chassât de l’Europe, parce qu’ils ont asservi les descendants des Alcibiade et des Sophocle. J’entends dire que ces circoncis ont repris le Pétoponèse  en ce cas, je me raccommoderai avec eux ; car j’ai établi, des débris de Genève, une petite société qui est fort en relation avec Constantinople.

 

          J’aimerais encore mieux de bons acteurs et de bonnes pièces au théâtre de Paris, sous la protection du premier gentilhomme de la chambre ; mais cette manufacture paraît furieusement tombée.

 

          Me permettez-vous, monseigneur, de me mettre aux pieds de madame la comtesse d’Egmont, quoiqu’elle soit alliée à la maison d’un pape ? Vous devez juger combien j’ambitionne ses bontés, puisqu’elle a toutes les grâces de votre esprit sans compter les autres.

 

          Agréez, avec votre bienveillance ordinaire, le très tendre respect du vieux solitaire des Alpes.

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

Ferney, 19 auguste (1).

 

 

          Si l’aimable et digne mari de madame Dixneufans veut une montre avec son portrait, il n’aurait qu’à envoyer ce portrait contre-signé Choiseul ; il serait parfaitement copié. Vous voulez sans doute la montre à répétition, une aiguille de diamants ; donnez vos ordres précis ; vous serez très bien servi, et à un grand tiers meilleur marché qu’à Paris. Mes émigrants m’ont fourni, en dernier lieu, une montre que les horlogers de Paris auraient vendue au moins cent louis ; c’est le plus bel ouvrage que j’aie vue de cette espèce.

 

          Nous vous attendons, monsieur, au mois d’octobre. Votre montre sera prête pour le jour que vous aurez ordonné. Nous voudrions bien que M. d’Alembert prît son chemin par Ferney. Je suis plus malade que jamais ; je me flatte que je guérirais en me trouvant avec vous, madame Dixneufans et lui. Madame Denis vous fait mille compliments.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la duchesse de Choiseul.

 

A Ferney, 20 Auguste 1770.

 

 

          Madame, après tout ce que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, j’ai vu tant de justesse d’esprit que je vous ai crue philosophe ; passez-moi ce mot. Votre petite-fille (1) me paraît un peu dégoûtée de la métaphysique ; je lui pardonne aisément ce dégoût. La métaphysique n’est d’ordinaire que le roman de l’âme, et ce roman n’est pas si amusant que celui des Mille et une Nuits. Vous m’avouerez du moins, madame, que le sujet qu’on traite dans la petite brochure (2) qu’on met à vos pieds est assez intéressant ; chacun y est pour sa part, et cette part est tout son être. Cela est un peu plus important que les tracasseries dont on s’entretient si profondément à Paris et à Versailles. Je n’ose demander que, dans un moment de loisir, vous daigniez, madame, me dire en deux mots ce que vous en pensez ; je ne veux que deux mots, car vous êtes si occupée à servir l’Etre suprême en faisant du bien, que vous n’avez guère le temps d’examiner ce que de faibles cervelles disent pour ou contre son existence.

 

          M. de Crassy (3) m’a mandé qu’il avait obtenu, par votre protection, une très grande grâce. Songez, madame, que c’est à vous seule uniquement qu’il la doit, et que je n’avais pas osé seulement vous la demander. Voilà comme vous êtes ; dès qu’on vous offre de loin la moindre petite ouverture pour faire du bien, vous saisissez la chose avec un acharnement qui n’a point d’exemple ; j’en suis confondu, je ne sais plus que vous dire.

 

          M. le marquis d’Ossun, ambassadeur en Espagne, favorise de tout son pouvoir la fabrique de Ferney, faubourg de Versoix. Il y prend autant d’intérêt que si c’était son propre ouvrage. Oserais-je vous supplier, madame, d’obtenir que M. le duc voulût bien lui marquer qu’il est sensible à tous ses bons offices, qui sont en vérité très considérables, et qui pourront être efficaces ? M. l’abbé Billardi n’a pas eu les mêmes bontés que M. le marquis d’Ossun ; il ne m’a pas fait de réponse ; apparemment que l’inquisition le lui a défendu.

 

          Nos artistes de Ferney donnent, le jour de la Saint-Louis, une belle fête ; je crois que leur zèle ne déplaira pas à M. le duc.

 

          C’est votre nom, madame, que je fête tous les jours de l’année. Je vous suis attaché pour ma vie avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance. LE VIEIL ERMITE DE FERNEY.

 

 

1 – Madame du Deffand. (G.A.)

2 – Intitulée DIEU. Réponse au Système de la Nature. Voyez le mot DIEU dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)

3 – Toutes les éditions précédentes portent « Crassier. » On écrit plus communément Crassy. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Christin.

 

20 Auguste 1770 (1).

 

 

          Mon cher ami, tout languissant que je suis, je vais pourtant écrire. Mais vous savez que Dieu ne peut empêcher que ce qui est fait ne soit fait ; à plus forte raison les pauvres humains ne le peuvent. Votre procureur général (2) me fait trembler ; il sera plus à craindre que Charlemagne. C’est une chose bien délicate que de s’engager à prouver la fausseté des actes de cet empereur. Vos adversaires n’exigeraient-ils pas réparation et dommages (3) ?

 

          Voilà tout ce que peut vous dire ma pauvre tête affaiblie ; mais mon cœur vous dit qu’il vous aime beaucoup.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Doroz. (G.A.)

3 – Il s’agit toujours de l’affaire des serfs de Saint-Claude. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Hornoy.

 

A Ferney, 20 Auguste 1770.

 

 

          Vous faites, madame, le bonheur d’un homme à qui je tiens par les liens de l’amitié encore plus que par ceux de la nature. Le seul plaisir qui reste aux vieillards est d’être sensibles à celui des autres. Je vous dois la plus grande satisfaction que je puisse goûter : la vôtre est bien rare de vivre avec un bon mari sans quitter le meilleur des pères. M. d’Hornoy égaie la retraite de madame Denis et la mienne, en nous disant combien il est enchanté. Madame Denis doit vous dire tout ce qui peut plaire à de nouveaux mariés ; les femmes entendent cela cent fois mieux que les hommes. Pour moi, je vous dirai que vous êtes bien bonne, au milieu du fracas des noces, de l’embarras des visites et des compliments et des occupations plus sérieuses, d’écrire à un vieux solitaire inutile au monde ; je vous en remercie. Vous avez encore un mérite de plus, c’est que votre lettre est fort jolie, et que votre écriture ne ressemble pas à celle de votre mari, qui écrit comme un chat, aussi bien que son autre oncle l’abbé Mignot. L’abbé Dangeau, de notre Académie française, renvoyait les lettres de sa maîtresse quand elles étaient mal orthographiées, et rompait avec elle à la troisième fois. Moi, qui suis aussi de l’Académie, je ne vous renverrai pas votre lettre, madame ; il n’y manque rien ; je la garderai comme une chose qui m’est bien chère. Je vous aime déjà comme si je vous avais vue : et, sans oublier le respect qu’on doit aux dames. J’ai l’honneur d’être de tout mon cœur, madame, votre, etc.

 

 

 

 

 

 

 

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