POLITIQUE ET LÉGISLATION - Discours

Publié le par loveVoltaire

POLITIQUE ET LÉGISLATION - Discours

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

DISCOURS

 

AUX CONFÉDÉRÉS DE KAMINIECH EN POLOGNE,

 

 

PAR LE MAJOR KAISERLING, AU SERVICE DU ROI DE PRUSSE.

 

 

 

 

 

 

[Cet écrit fut publié en 1768, quelques mois après l’entrée des Russes en Pologne. (Voyez, dans les Fragments sur l’Histoire, l’Essai sur les dissensions des Eglises de Pologne.) Le major Kaiserling, dont Voltaire prend le nom, était mort depuis 1749. Il avait été un grand ami de Frédéric lorsque celui-ci n’était encore que prince royal. A Paris, on trouva que cet opuscule était digne de l’apôtre de la tolérance.] (G.A.)

                                          

 

__________

 

 

 

 

          Braves Polonais, vous qui n’avez jamais plié sous le joug des Romains conquérants, voudriez-vous être aujourd’hui les esclaves et les satellites de Rome théologienne ?

 

          Vous n’avez jusqu’ici pris les armes que pour votre liberté commune ; faudra-t-il que vous combattiez pour rendre vos concitoyens esclaves ? Vous détestez l’oppression ; vous ne voudrez pas, sans doute, opprimer vos frères.

 

          Vous n’avez eu depuis longtemps que deux véritables ennemis, les Turcs et la cour de Rome. Les Turcs voulaient vous enlever vos frontières, et vous les avez toujours repoussés ; mais la cour de Rome vous enlève réellement le peu d’argent que vous tiriez de vos terres. Il faut payer à cette cour les annates des bénéfices, les dispenses, les indulgences. Vous avouez que si elle vous promet le paradis dans l’autre monde, elle vous dépouille dans celui-ci. Paradis signifie jardin. Jamais on n’acheta si cher un jardin dont on ne jouit pas encore. Les autres communions vous en promettent autant ; mais du moins elles ne vous le font point payer. Par quelle fatalité voudriez-vous servir ceux qui vous rançonnent, et exterminer ceux qui vous donnent le jardin gratis ? La raison, sans doute, vous éclairera, et l’humanité vous touchera.

 

          Vous êtes placés entre les Turcs, les Russes, les Suédois, les Danois, et les Prussiens. Les Turcs croient en un seul Dieu, et ne le mangent point ; les Grecs le mangent, sans avoir encore décidé si c’est à la manière de la communion romaine  et d’ailleurs en admettant trois personnes divines, ils ne croient point que la dernière procède des deux autres. Les Suédois, les Danois, les Prussiens, mangent Dieu, à la vérité, mais d’une façon un peu différente des Grecs : ils croient manger du pain et boire un coup de vin en mangeant Dieu.

 

          Vous avez aussi sur vos frontières plusieurs églises de Prusse où l’on ne mange point Dieu, mais où l’on fait seulement un léger repas de pain et de vin en mémoire de lui ; et aucune de ces religions ne sait précisément comment la troisième personne procède ? Vous êtes trop justes pour ne pas sentir dans le fond de votre cœur qu’après tout il n’y a là aucune cause légitime de répandre le sang des hommes. Chacun tâche d’aller au jardin par le chemin qu’il a choisi ; mais, en vérité, il ne faut pas les égorger sur la route.

 

          D’ailleurs vous savez que ce ne fut que dans les pays chauds qu’on promit aux hommes un paradis, un jardin ; et que si la religion juive avait été instituée en Pologne, on vous aurait promis de bons poêles. Mais, soit qu’on doive se promener après sa mort, ou rester auprès d’un fourneau, je vous conjure de vivre paisibles dans le peu de temps que vous avez à jouir de la vie.

 

          Rome est bien éloignée de vous, et elle est riche ; vous êtes pauvres ; envoyez-lui encore le peu d’argent que vous avez, en lettres de change tirées par les juifs. Dépouillez-vous pour l’Eglise romaine, vendez vos fourrures pour faire des présents à Notre-Dame de Lorette à plus de quinze cents milles de Kaminiech, mais n’inondez pas les environs de Kaminiech du sang de vos compatriotes ; car nous pouvons vous assurer que Notre-Dame, qui vint autrefois de Jérusalem à la Marche d’Ancône par les airs, ne vous saura aucun gré d’avoir désolé votre patrie.

 

          Soyez encore très persuadés que son fils n’a jamais commandé, du mont des Olives et du torrent de Cédron, qu’on se massacrât pour lui sur les bords de la Vistule.

 

          Votre roi (1), que vous avez choisi d’une voix unanime, a cédé, dans une diète solennelle, aux instances des plus sages têtes de la nation, qui ont demandé la tolérance. Une puissante impératrice (2) le seconde dans cette entreprise, la plus humaine, la plus juste, la plus glorieuse dont l’esprit humain puisse jamais s’honorer. Ils sont les bienfaiteurs de l’humanité entière, n’en soyez pas les destructeurs. Voudriez-vous n’être que des homicides sanguinaires, sous prétexte que vous êtes catholiques ?

 

          Votre primat est catholique aussi. Ce mot veut dire universel, quoique en effet la religion catholique ne compose pas la centième partie de l’univers. Mais ce sage primat a compris que la véritable manière d’être universel est d’embrasser dans sa charité tous les peuples de la terre, et d’être surtout l’ami de tous ses concitoyens. Il a su que si un homme peut en quelque sorte, sans blasphème, ressembler à la Divinité, c’est en chérissant tous les hommes, dont Dieu est également le père. Il a senti qu’il était patriote polonais avant d’être serviteur du pape, qui est le serviteur des serviteurs de Dieu. Il s’est uni à plusieurs prélats qui, tout catholiques universels qu’ils sont, ont cru que l’on ne doit pas priver ses frères du droit de citoyens, sous prétexte qu’ils vont au jardin par une autre allée que vous.

 

          Cette auguste impératrice, qui vient d’établir la tolérance (3) pour la première de ses lois dans le plus vaste empire de la terre, se joint à votre roi, à votre primat, à vos principaux palatins, à vos plus dignes évêques, pour vous rendre humains et heureux. Au nom de Dieu et de la nature, ne vous obstinez pas à être barbares et infortunés.

 

          Nous avouons qu’il y a parmi vous de très savants moines, qui prétendent que Jésus ayant été supplicié à Jérusalem, la religion chrétienne ne doit être soutenue que par des bourreaux, et qu’ayant été vendu trente deniers par Judas, tout chrétien doit les intérêts échus de cet argent à notre saint père le pape, successeur de Jésus.

 

          Ils fondent ce droit  sur des raisons, à la vérité, très plausibles, et que nous respectons.

 

          Premièrement, ils disent que l’assemblée étant fondée sur la pierre, et Simon Barjone, paysan juif, né auprès d’un petit lac juif, ayant changé son nom en celui de Pierre, ses successeurs sont par conséquent la pierre fondamentale, et ont à leur ceinture les clefs du royaume des cieux et celles de tous les coffres-forts. C’est une vérité dont nous sommes bien loin de disconvenir.

 

          Secondement, ils disent que le Juif Simon Barjone. La Pierre fut pape à Rome pendant vingt-cinq ans sous l’empire de Néron, qui ne régna que onze (4) années, ce qui est encore incontestable.

 

          Troisièmement, ils affirment, d’après les plus graves historiens chrétiens qui imprimèrent leurs livres dans ce temps-là, livres connus dans tout l’univers, publiés avec privilège, déposés dans la bibliothèque d’Apollon-Palatin, et loués dans tous les journaux ; ils affirment, dis-je, que Simon Barjone Céphas La Pierre arriva à Rome quelques temps après Simon Vertu de Dieu, ou Vertu-Dieu, le magicien ; que Simon Vertu-Dieu envoya d’abord un de ses chiens faire des compliments à Simon Barjone, lequel lui envoya sur-le-champ un autre chien le saluer de sa part ; qu’ensuite les deux Simon disputèrent à qui ressusciterait un mort ; que Simon Vertu-Dieu ne ressuscita le mort qu’à moitié ; mais que Simon Barjone le ressuscita entièrement. Cependant, selon la maxime,

 

Dimidium facti, qui bene cœpit, habet.

 

                                                                                   HOR., lib. I, ep. II, v. 40.

 

Simon Vertu-Dieu, ayant opéré la moitié de la resurrection, prétendit que, le plus fort étant fait, Simon Barjone n’avait pas eu grande peine à faire le reste, et qu’ils devaient tous deux partager le prix. C’était au mort d’en juger ; mais comme il ne parla point, la dispute restait indécise. Néron, pour en décider, proposa aux deux ressusciteurs un prix pour celui qui volerait le plus haut sans ailes. Simon Vertu-Dieu vola comme une hirondelle ; Barjone La Pierre, qui n’en pouvait faire autant, pria le Christ ardemment de faire tomber Simon Vertu-Dieu, et de lui casser les jambes. Le Christ n’y manqua pas. Néron, indigné de cette supercherie, fit crucifier La Pierre, la tête en bas. C’est ce que nous racontent Abdias, Marcellus (5) et Egésippus, contemporains, les Thucydide et les Xénophon des chrétiens. C’est ce qui a été regardé comme voisin d’un article de foi, vicinus articulo fidei, pendant plusieurs siècles, ce que les balayeurs de l’église de Saint-Pierre nous disent encore, ce que les révérends pères capucins annoncent dans leurs missions, ce qu’on croit sans doute à Kaminiech.

 

          Un jésuite de Thor m’alléguait avant-hier que c’est le saint usage de l’Eglise chrétienne, « et que Jésus-Dieu, la seconde personne de Dieu, a dit charitablement : Je suis venu apporter le glaive et la paix ; je suis venu pour diviser le fils et le père, la fille et la mère, etc. Qui n’écoute pas l’assemblée soit comme un païen ou un receveur des deniers publics. » L’impératrice de Russie, le roi de Pologne, le prince primat, n’écoutent pas l’assemblée ; donc on doit sacrifier le sang de l’impératrice, du roi, et du primat, au sang de Jésus répandu pour extirper de la terre le péché qui la couvre encore de toutes parts.

 

          Ce bon jésuite fortifia cette apologie en m’apprenant qu’ils eurent, en 1724, la consolation de faire pendre, décapiter, rouer, brûler à Thora un très grand nombre de citoyens, parce que de jeunes écoliers avaient pris chez eux une image de la Vierge, mère de Dieu, et qu’ils l’avaient laissé tomber dans la boue.

 

          Je lui dis que ce crime était horrible ; mais que le châtiment était un peu dur, et que j’y aurais désiré plus de proportion. Ah ! s’écria-t-il avec enthousiasme, on ne peut trop venger la famille du Dieu des vengeances  il ne saurait se faire justice lui-même, il faut bien que nous l’aidions. Ce fut un spectacle admirable, tout était plein ; nous donnâmes, au sortir du théâtre, un grand souper aux juges, aux bourreaux, aux geôliers, aux délateurs, et à tous ceux qui avaient co-opéré à ce saint œuvre. Vous ne pouvez vous faire une idée de la joie avec laquelle tous ces messieurs racontaient leurs exploits ; comme ils se vantaient, l’un d’avoir dénoncé un de ses parents dont il était héritier ; l’autre d’avoir fait revenir les juges à son opinion quand il conclut à la mort ; un troisième et un quatrième, d’avoir tourmenté un patient plus longtemps qu’il n’était ordonné. Tous nos Pères étaient du souper ; il y eut de très bonnes plaisanteries ; nous citions tous les passages des Psaumes qui ont rapport à ces exécutions  « Le Seigneur juste coupera leurs têtes. – Heureux celui qui éventrera leurs petits enfants encore à la mamelle, et qui les écrasera contre la pierre, etc. »

 

          Il m’en cita une trentaine de cette force ; après quoi il ajouta : Je n’ai qu’un regret, c’est de n’avoir pas été inquisiteur ; il me semble que j’aurais été bien plus utile à l’Eglise. Ah ! mon révérend père, lui répondis-je, il y a une place encore plus digne de vous, c’est celle de maître des hautes œuvres ; ces deux charges ne sont pas incompatibles, et je vous conseille d’y penser.

 

          Il me répliqua que tout bon chrétien est tenu d’exercer ces deux emplois, quand il s’agit de la vierge Marie ; il cita plusieurs exemples dans ce siècle même, dans  ce siècle philosophique, de jeunes gens appliqués à la torture (6), mutilés, décollés, brûlés, rompus vifs, expirants sur la route, pour n’avoir pas assez révéré les portraits parfaitement ressemblants de la sainte Vierge, ou pour avoir parlé d’elle avec inconsidération.

 

          Mes chers Polonais, ne frémissez-vous pas d’horreur à ce récit ? Voilà donc la religion dont vous prenez la défense !

 

          Le roi mon maître (7) a fait répandre le sang, il est vrai, mais ce fut dans les batailles, ce fut en exposant toujours le sien ; jamais il n’a fait mourir, jamais il n’a persécuté personne pour la vierge Marie. Luthériens, calvinistes, hernoutres (8), piétistes, anabaptistes, mennonites, millénaires, méthodistes, tartares lamistes, turcs omaristes, persans alistes, papistes même, tout lui est bon, pourvu qu’on soit un brave homme. Imitez ce grand exemple ; soyons tous bons amis, et ne nous battons que contre les Turcs, quand ils voudront s’emparer de Kaminiech.

 

          Vous dites pour vos raisons que si vous souffrez parmi vous des gens qui communient avec du pain et du vin, et qui ne croient pas que le Paraclet procède du Père et du Fils, bientôt vous aurez des nestoriens qui appellent Marie mère de Jésus, et non mère de Dieu, titre que les anciens Grecs donnaient à Cybèle ; vous craignez surtout de voir renaître les sociniens, ces impies qui s’en tiennent à l’Evangile, et qui n’y ont jamais vu que Jésus s’appelât Dieu, ni qu’il ait parlé de la Trinité, ni qu’il ait rien annoncé de ce qu’on enseigne aujourd’hui à Rome ; ces monstres enfin qui, avec saint Paul, ne croient qu’en Jésus, et non en Bellarminet en Baronius.

 

          Eh bien ! ni le roi ni le prince primat n’ont envoyé chez vous de colonie socinienne : mais quand vous en auriez une, quel grand mal en résulterait-il ? Un bon tailleur, un bon fourreur, un bon fourbisseur, un maçon habile, un excellent cuisinier, ne vous rendraient-ils pas service s’ils étaient sociniens autant pour le moins que s’ils étaient jansénistes ou hernoutres ? N’est-il pas même évident qu’un cuisinier socinien doit être meilleur que tous les cuisiniers du pape ? car si vous ordonnez à un rôtisseur papiste de vous mettre trois pigeons romains à la broche, il sera tenté d’en manger deux, et de ne vous en donner qu’un, en disant que trois et un font la même chose ; mais le rotisseur socinien vous fera servir certainement vos trois pigeons ; de même un tailleur de cette secte ne fera jamais votre habit que d’une aune quand vous lui en donnerez trois à employer.

 

          Vous êtes forcés d’avouer l’utilité des sociniens  mais vous vous plaignez que l’impératrice de Russie ait envoyé trente mille hommes dans votre pays. Vous demandez de quel droit. Je vous réponds que c’est du droit dont un voisin apporte de l’eau à la maison de son voisin qui brûle ; c’est du droit de l’amitié, du droit de l’estime, du droit de faire du bien quand on le peut.

 

          Vous avez tiré fort imprudemment sur de petits détachements de soldats qui n’étaient envoyés que pour protéger la liberté et la paix. Sachez que les Russes tirent mieux que vous ; n’obligez pas vos protecteurs à vous détruire ; ils sont venus établir la tolérance en Pologne, mais ils puniront les intolérants qui les reçoivent à coups de fusil. Vous savez que Catherine II la tolérante est la protectrice du genre humain ; elle protègera ses soldats, et vous serez les victimes de la plus haute folie qui soit jamais entrée dans la tête des hommes, c’est celle de ne pas souffrir que les autres délirent autrement que vous. Cette folie n’est digne que de la Sorbonne, des Petites-Maisons, et de Kaminiech.

 

          Vous dites que l’impératrice n’est pas votre amie, que ses bienfaits, qui s’étendent aux extrémités de l’hémisphère, n’ont point été répandus sur vous ; vous vous plaignez que, ne vous ayant rien donné, elle ait acheté cinquante mille francs la bibliothèque de M. Diderot, à Paris, rue Taranne, et lui en ait laissé la jouissance (9), sans même exiger de lui une de ces dédicaces qui font bâiller le protecteur et rire le public. Hé ! mes amis, commencez par savoir lire, et alors on vous achètera vos bibliothèques….

 

                    Cœtera desunt.

 

 

 

 

 

1 – Stanislas Poniatowski. (G.A.)

2 – Catherine II. (G.A.)

3 – Voyez le Prix de la justice et de l’humanité. (G.A.)

4 – Lisez treize. C’est une inadvertance de Voltaire, qui, dans l’Histoire de Jenny, compte bien treize années. (G.A.)

5 – Voyez la RELATION DE MARCEL, dans la Collection d’anciens Evangiles. (G.A.)

6 – Voyez l’Affaire La Barre. (G.A.)

7 – Frédéric II. (G.A.)

8 – les Frères moraves. (G.A.)

9 – Catherine acheta quinze mille francs la bibliothèque, dont elle laissa la jouissance au philosophe avec un traitement annuel, et, pour ce traitement, elle fit payer à Diderot cinquante années d’avance. (G.A.)

 

 

 

 

Commenter cet article