OPUSCULE - Requête à tous les magistrats du royaume

Publié le par loveVoltaire

OPUSCULE - Requête à tous les magistrats du royaume

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

REQUÊTE A TOUS LES MAGISTRATS DU ROYAUME,

 

COMPOSÉE PAR TROIS AVOCATS D’UN PARLEMENT.

 

 

- 1769 -

 

 

 

_________

 

 

 

 

[Cette brochure parut en plein hiver, à la fin de l’année 1769. Voltaire y fait parler le peuple, le pauvre peuple ; c’est un immense cri de misère et de protestation contre le régime paroissial.] (G.A.)

 

 

 

_________

 

 

 

          La portion la plus utile du genre humain, celle qui vous nourrit, crie du sein de la misère à ses protecteurs :

 

          Vous connaissez les vexations qui nous arrachent si souvent le pain que nous préparons pour nos oppresseurs mêmes.

 

          La rapacité des préposés à nos malheurs n’est pas ignorée de vous. Vous avez tenté plus d’une fois de soulager le poids qui nous accable, et vous n’entendez de nous que des bénédictions, quoique étouffées par nos sanglots et par nos larmes.

 

          Nous payons les impôts sans murmure, taille, taillon, capitation, double vingtième, ustensiles, droits de toute espèce, impôts sur tout ce qui sert à nos chétifs habillements, et enfin la dîme à nos curés de tout ce que la terre accorde à nos travaux, sans qu’ils entrent en rien dans nos frais (1). Ainsi, au bout de l’année, tout le fruit de nos peines est anéanti pour nous. Si nous avons un moment de relâche, on nous traîne aux corvées à deux ou trois lieues de nos habitations, nous, nos femmes, nos enfants, nos bêtes de labourage également épuisées, et quelquefois mourant pêle-mêle de lassitude sur la route. Encore si on ne nous forçait à cette dure surcharge que dans les temps de désœuvrement ! mais c’est souvent dans le moment où la culture de la terre nous appelle. On fait périr nos moissons pour embellir de grands chemins, larges de soixante pieds, tandis que vingt pieds suffiraient (2). Ces routes fastueuses et inutiles ôtent au royaume une grande partie de son meilleur terrain, que nos mains cultiveraient avec succès.

 

          On nous dépouille de nos champs, de nos vignes, de nos prés : on nous force de les changer en chemins de plaisance ; on nous arrache à nos charrues pour travailler à notre ruine ; et l’unique prix de ce travail est de voir passer sur nos héritages les carrosses de l’exacteur de la province, de l’évêque, de l’abbé, du financier, du grand seigneur, qui foulent aux pieds de leurs chevaux le sol qui servit autrefois à notre nourriture.

 

          Tous ces détails des calamités accumulées sur nous ne sont pas aujourd’hui l’objet de nos plaintes. Tant qu’il nous restera des forces nous travaillerons ; il faut ou mourir, ou prendre ce parti.

 

          C’est aujourd’hui la permission de travailler pour vivre, et pour vous faire vivre, que nous vous demandons. Il s’agit de la quadragésime et des fêtes.

 

 

 

 

1 – Dans tous les Etats de la Russie, pays de douze cent mille lieues carrées, et dans presque tous les pays protestants, les curés sont payés du trésor public.

2 – Les grands chemins des Romains n’en avaient que quinze, et ils subsistent encore. – La largeur des chemins a été réduite dans de justes bornes par un arrêt du conseil des premiers mois de 1776. (K.)

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

 

Du carême.

 

 

(1)

 

 

 

          Tous nos jours sont des jours de peine. L’agriculture demande nos sueurs pendant la quadragésime, comme dans les autres saisons. Notre carême est de toute l’année. Est-il quelqu’un qui ignore que nous ne mangeons presque jamais de viande ? Hélas ! il est prouvé que si chaque personne en mangeait, il n’y en aurait pas quatre livres par mois pour chacune. Peu d’entre nous ont la consolation d’un bouillon gras dans leurs maladies. On nous déclare que, pendant le carême, ce serait un grand crime de manger un morceau de lard rance avec notre pain bis. Nous savons même qu’autrefois, dans quelques provinces, les juges condamnaient au dernier supplice ceux qui, pressés d’une faim dévorante, auraient mangé en carême un morceau de cheval ou d’autre animal jeté à la voirie (2), tandis que, dans Paris, un célèbre financier (3) avait des relais de chevaux qui lui amenaient tous les jours de la marée fraîche de Dieppe. Il faisait régulièrement carême ; il le sanctifiait en mangeant avec ses parasites pour deux cents écus de poisson : et nous, si nous mangions pour deux liards d’une chair dégoûtante et abominable, nous périssions par la corde, et on nous menaçait d’une damnation éternelle.

 

          Ces temps horribles sont changés ; mais il nous est toujours très difficile d’opérer notre salut. Nous n’avons que du pain de seigle, ou de châtaignes, ou d’orge, des œufs de nos poules, et du fromage fait avec le lait de nos vaches et de nos chèvres. Le poisson même des rivières et des lacs est trop cher pour les pauvres habitants de la campagne ; ils n’ont pas droit de pêche ; tout va dans les grandes villes, et tout s’y vend à un prix auquel nous ne pouvons jamais atteindre.

 

          Dans plusieurs de nos provinces il n’est pas permis de manger des œufs ; dans d’autres le fromage même est défendu. Il dépend, dit-on, de la pure volonté de l’évêque de nous interdire les œufs et le laitage ; de sorte que nous sommes condamnés ou à pécher (comme on dit) mortellement, ou à mourir de faim, selon le caprice d’un seul homme, éloigné de nous de  dix ou douze lieues, que nous n’avons jamais vu, et que nous ne verrons jamais, pour qui notre indigence travaille, qui consomme un revenu immense dans le faste et dans la tranquillité, qui a le plaisir de faire son salut en carême avec des soles, des turbots et du vin de Bourgogne, et qui jouit encore du plaisir plus flatteur, à ce qu’on dit, d’être puissant dans ce monde.

 

          Dites-nous, sages magistrats, si la nourriture du peuple n’est pas une chose purement de police, et si elle doit dépendre de la volonté arbitraire d’un seul homme, qui n’a ni ne peut avoir aucun droit sur la police du royaume.

 

          Nous croyons qu’un évêque a le droit de nous prescrire, sous peine de péché, l’abstinence pendant le saint temps de carême, et dans les autres temps marqués par l’Eglise. L’usage de la chair est alors défendu aux riches par les saints canons, comme il nous est interdit tous les jours par notre pauvreté. Mais qu’il y ait de l’arbitraire dans les commandements de l’Eglise, c’est ce que nous ne concevons pas. Qu’un homme puisse à son gré nous priver des seuls aliments de carême qui nous restent, c’est ce qui nous paraît un attentat à notre vie ; et nous mettons cette malheureuse vie sous votre protection.

 

          C’est à vous seuls, chargés de la police générale du royaume, à voir si la loi de la nécessité n’est pas la première des lois, et si les pasteurs de nos âmes ont le pouvoir de faire mourir de faim les corps de leurs ouailles au milieu des œufs de nos poules et des mauvais fromages que nos mains ont pressurés. Sans cette protection que nous vous demandons, le sort de nos plus vils animaux serait infiniment préférable au nôtre. Oui, nous jeûnons, mais c’est à vous seuls de connaître des misérables aliments que nous fournissent nos campagnes. Les substituts de MM. les procureurs généraux, tous les juges inférieurs, savent que nous n’avons que des œufs et du fromage, que les seuls riches ont, au mois de mars, des légumes dans leurs serres, et du poisson dans leurs viviers.

 

          Nous demandons à jeûner, mais non à mourir. L’Eglise nous ordonne l’abstinence, mais non la famine. On nous dit que ces lois viennent d’un canton d’Italie, et que ce canton d’Italie doit gouverner la France, que nos évêques ne sont évêques que par la permission d’un homme d’Italie. C’est ce qui passe nos faibles entendements, et sur quoi nous nous en rapportons à vos lumières : mais ce que nous savons très certainement, c’est que les parties méridionales d’Italie produisent des légumes nourrissants dans le temps du carême, tandis que, dans nos climats tant vantés, la nature nous refuse des aliments. Nous entendons chanter le printemps par les gens de la ville ; mais, dans nos provinces septentrionales, nous ne connaissons du printemps que le nom.

 

          C’est donc à vous à décider si la différence du sol n’exige pas une différence dans les lois, et si cet objet n’est pas essentiellement lié à la police générale, dont vous êtes les premiers administrateurs (4).

 

 

 

 

 

1 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article CARÊME. (G.A.)

2 – Copie de l’arrêt sans appel prononcé par le grand juge des moines de Saint-Claude, le 20 juillet 1629.

 

            « Nous, après avoir vu toutes les pièces du procès, et de l’avis des docteurs en droit, déclarons ledit Guillon, écuyer, dûment atteint et convaincu d’avoir, le 31 du mois de mars passé, jour de samedi, en carême, emporté des morceaux d’un cheval jeté à la voirie, dans le pré de cette ville, et d’en avoir mangé le 1er d’avril. Pour réparation de quoi, nous le condamnons à être conduit sur un échafaud qui sera dressé sur la place du marché, pour y avoir la tête tranchée, etc. »

 

            Suit le procès-verbal de l’exécution.

 

N.B. – Que ces juges qui ne pouvaient prononcer sans appel au civil au-dessus de cinq cents livres, pouvaient verser le sang humain sans appel.

 

N.B. – Que le grand juge de ce pays, nommé Boguet, se vante, dans son livre sur les sorciers, imprimé à Lyon, en 1697, d’avoir fait brûler sept cents sorciers. Il assure dans ce livre, page 39, que Mahomet était sorcier, et qu’il avait un taureau et une colombe qui étaient des diables déguisés.

 

            Les historiens n’ont jamais tenu compte de la foule épouvantable de ces horreurs. Ils parlent des intrigues des cours que la plupart n’ont jamais connues : ils oublient tout ce qui intéresse l’humanité : ils ne savent pas à quel point nous avons été barbares, et que nous ne sommes pas encore sortis entièrement de cette exécrable barbarie qui nous mettait si au-dessous des sauvages. – Voltaire tenait ce renseignement de Christin, avocat à Saint-Claude, qui avait fouillé dans les archives des chanoines. Voyez, les Ecrits pour les serfs du Mont-Jura. (G.A.)

 

3 – Bouret. (G.A.)

 

4 – Il n’y a pas longtemps qu’à Paris on était forcé, pendant le carême, d’acheter la viande à l’Hôtel-Dieu, qui, en vertu de ce monopole, la vendait à un prix excessif. Le carême était un temps de misère, et presque de famine, pour les artisans et la petite bourgeoisie. Cet abus ridicule a été détruit en 1775, par M. Turgot. Croirait-on que, dans la canaille ecclésiastique, il se soit trouvé des hommes assez imbéciles et assez barbares pour s’élever contre un changement si utile à la partie la plus pauvre du peuple ? (K.)

 

 

 

 

 

 

SECONDE PARTIE.

 

 

Des fêtes.

 

 

 

 

 

          Venons à nos travaux pour les jours de fête.

 

          Nous vous avons demandé la permission de vivre, nous vous demandons la permission de travailler. La sainte Eglise nous recommande d’assister au service divin le dimanche et les grandes fêtes. Nous prévenons ses soins, nous courons au-devant de ses institutions ; c’est pour nous un devoir sacré : mais qu’elle juge elle-même si, après le service de Dieu, il ne vaut pas mieux servir les hommes que d’aller perdre notre temps dans l’oisiveté, ou notre raison et nos forces dans un cabaret.

 

          Ce ne fut point l’Eglise qui ordonna le repos le dimanche ; on nous assure que ce fut Constantin Ier qui, par son édit de 321, ordonna que le jour du soleil, appelé depuis parmi nous dimanche, fût consacré au repos ; mais par ce même édit il permit les travaux des laboureurs.

 

          D’où vient que cette institution salutaire est changée ? pourquoi une multitude de fêtes consacre-t-elle à l’oisiveté et à la débauche des jours entiers, où la terre accuse nos mains qu’elles la négligent ? Quoi ! il sera permis dans les grandes villes, le jour de la Purification, de la Visitation, de saint Mathias, de saint Simon et saint Jude, et de saint Jean-le-Baptiseur, d’aller en foule à l’Opéra-Comique, et d’y entendre des plaisanteries qui ne s’éloignent de l’obscénité que par le ménagement de l’expression ; et il ne nous sera pas permis à nous, les nourriciers du genre humain, d’exercer une profession ordonnée par Dieu même ! Le jeu sera permis dans toutes les maisons, et le maniement de la charrue, l’ensemencement de la terre, seront des crimes dans les campagnes !

 

          On nous répond que notre curé peut nous permettre ce saint, ce divin travail, quand il le juge à propos. Ah ! sages magistrats, toujours de l’arbitraire ! et si ce curé est riche, et dédaigne les représentations du pauvre ; s’il est en procès contre ses paroissiens, comme il n’arrive que trop souvent, voilà donc l’espérance de l’année perdue !

 

          Ou la culture des terres est un mal, ou elle est un bien. Si elle est un mal, nul pouvoir n’a le droit de la permettre ; si elle est un bien, nul pouvoir n’a le droit de la défendre. Mais, dira-t-on, elle est une bonne œuvre le jour d’un saint qu’on ne fête pas ; elle est criminelle le jour d’un saint qu’on fête. Nous ne comprenons pas cette distinction. Nous vous supplions simplement d’examiner si l’agriculture doit dépendre du sacerdoce ou de la grande police ; si c’est aux juges qui sont sur les lieux à examiner quand la culture est en péril, quand les blés exigent la promptitude de nos soins, ou bien si cette décision appartient à l’évêque renfermé dans son palais.

 

          Ministres du Seigneur, exhortez à la piété ; magistrats, encouragez le travail, qui est le gardien de la vertu. Vingt fêtes de trop dans le royaume condamnent à l’oisiveté et exposent  la débauche, vingt fois par an, dix millions d’ouvriers de toute espèce, qui feraient chacun pour dix sous d’ouvrage : c’est la valeur de cent millions de nos livres perdus à jamais pour l’Etat par chaque année. Cette triste vérité est démontrée, et la prodigieuse supériorité des nations protestantes sur nous en a été la confirmation. Elle a été sentie à Rome, dont la campagne ne peut nourrir ses habitants. On y a retranché des fêtes ; mais le soulagement a été médiocre, parce que la culture y manque de bras ; parce qu’il y a dans cet Etat beaucoup plus de prêtres que d’agriculteurs ; parce que chacun y court à la fortune en disant qu’il veut enseigner la terre, et que presque personne ne la cultive. Les pays de l’Autriche ont recueilli un avantage bien plus sensible de la suppression des fêtes. Puissent-elles être toutes absorbées dans le dimanche ! Que le repos soit permis en ce saint jour ; mais qu’il ne soit pas commandé. Quelle loi que l’obligation de ne rien faire ! Quoi ! punir un homme pour avoir servi les hommes après avoir prié Dieu !

 

          Si, dans notre ignorance, nous avons dit quelque chose qui soit contre les lois, pardonnez à cette ignorance qui est la suite inévitable de notre misère ; mais daignez considérer si, la puissance législatrice ayant seule institué le dimanche, ce n’est pas elle seule qui doit connaître de la police de ce jour, comme de tous les autres.

 

          Enfin, que l’Eglise conseille, mais que le souverain commande, et que les interprètes des lois sollicitent auprès du trône des lois utiles au genre humain. Certes il en a besoin en plus d’un genre.

 

          Nous ne prétendons rien diminuer des véritables droits de l’Eglise, à Dieu ne plaise ! mais nous réclamons les droits de la puissance civile, pour le soulagement d’une nation dans laquelle il y a réellement plus de dix millions d’être infortunés qui souffrent et qui se cachent, tandis que quelques milliers d’hommes brillants feignent d’être heureux, se montrent avec faste aux étrangers, et leur disent : Jugez par nous de la France.

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Opuscules

Commenter cet article