MÉLANGES HISTORIQUES - LE PYRRHONISME DE L'HISTOIRE - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

MÉLANGES HISTORIQUES - LE PYRRHONISME DE L'HISTOIRE - Partie 1

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LE PYRRHONISME DE L’HISTOIRE,

 

 

PAR UN BACHELIER EN THÉOLOGIE.

 

 

 

- 1769 -

 

 

 

[Cet opuscule est bien de 1769, et non, comme le croient quelques éditeurs, de 1768. Les dates de publication des ouvrages qui y sont cités l’attestent. Il a paru pour la première fois dans le recueil intitulé : L’Evangile du jour. Voltaire attaque ici toutes les autorités historiques qu’on acceptait de son temps les yeux fermés, Hérodote, Tacite, Bossuet, Fleury, etc. Il relève pour la centième fois les traditions erronées de l’enseignement des écoles ; et il lui suffit de quelques traits pour donner une idée de la grande révolution qu’il a faite en histoire.] (G.A.)

 

 

 

___________

 

 

 

 

CHAPITRE Ier.

 

Plusieurs doutes.

 

 

 

 

          Je fais gloire d’avoir les mêmes opinions que l’auteur de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations : je ne veux ni un pyrrhonisme outré, ni une crédulité ridicule ; il prétend que les faits principaux peuvent être vrais, et les détails très faux. Il peut y avoir eu un prince égyptien nommé Sésostris par les Grecs, qui ont changé tous les noms d’Egypte et de l’Asie, comme les Italiens donnent le nom de Londra à London, que nous appelons Londres, et celui de Luigi aux rois de France nommés Louis. Mais, s’il y eut un Sésostris, il n’est pas absolument sûr que son père destina tous les enfants égyptiens qui naquirent le même mois que son fils à être un jour avec lui les conquérants du monde. On pourrait même douter qu’il ait fait courir chaque matin cinq ou six lieues à ces enfants avant de leur donner à déjeuner.

 

          L’enfance de Cyrus exposée, les oracles rendus à Crésus, l’aventure des oreilles du mage Smerdis, le cheval de Darius, qui créa son maître roi, et tous ces embellissements de l’histoire, pourraient être contestés par des gens qui en croiraient plus leur raison que leurs livres.

 

          Il a osé dire et même prouver que les monuments les plus célèbres, les fêtes, les commémorations les plus solennelles, ne constatent point du tout la vérité des prétendus événement transmis de siècle en siècle à la crédulité humaine par ces solennités.

 

          Il a fait voir que si des statues, des temples, des cérémonies annuelles, des jeux, des mystères institués, étaient une preuve, il s’ensuivrait que Castor et Pollux combattirent en effet pour les Romains, que Jupiter les arrêta dans leur fuite ; il s’ensuivrait que les Fastes d’Ovide sont des témoignages irréfragables de tous les miracles de l’ancienne Rome, et que tous les temples de la Grèce étaient des archives de la vérité.

 

          Voyez dans le résumé de son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, p. 359 et suivantes du tome II de cette nouvelle édition.

 

 

 

 

 

CHAPITRE II.

 

De Bossuet.

 

 

 

 

          Nous sommes dans le siècle où l’on a détruit presque toutes les erreurs de physique. Il n’est plus permis de parler de l’empyrée, ni des cieux cristallins, ni de la sphère de feu dans le cercle de la lune. Pourquoi sera-t-il permis à Rollin, d’ailleurs si estimable, de nous bercer de tous les contes d’Hérodote, et de nous donner pour une histoire véridique un conte donné par Xénophon pour un conte ? de nous redire, de nous répéter la fabuleuse enfance de Cyrus, et ses petits tours d’adresse, et la grâce avec laquelle il servait à boire à son papa Astyage, qui n’a jamais existé ?

 

          On nous apprend à tous, dans nos premières années, une chronologie démontrée fausse : on nous donne des maîtres en tout genre, excepté des maîtres à penser. Les hommes même les plus savants, les plus éloquents, n’ont servi quelquefois qu’à embellir le trône de l’erreur, au lieu de le renverser. Bossuet en est un grand exemple dans sa prétendue Histoire universelle, qui n’est que celle de quatre à cinq peuples, et surtout de la petite nation juive, ou ignorée, ou justement méprisée du reste de la terre, à laquelle pourtant il rapporte tous les événements, et pour laquelle il dit que tout a été fait (1), comme si un écrivain de Cornouailles disait que rien n’est arrivé dans l’empire romain qu’en vue de la province de Galles. C’est un homme qui enchâsse continuellement des pierres fausses dans de l’or. Le hasard me fait tomber dans ce moment sur un passage de son Histoire universelle où il parle des hérésies. Ces hérésies, dit-il, tant prédites par Jésus-Christ. Ne dirait-on pas à ces mots que Jésus-Christ a parlé dans cent endroits des opinions différentes qui devaient s’élever dans la suite des temps sur les dogmes du christianisme ? Cependant la vérité est qu’il n’en a parlé en aucun endroit ; le mot d’hérésie même n’est dans aucun Evangile, et certes il ne devait pas s’y rencontrer, puisque le mot de dogme ne s’y trouve pas. Jésus n’ayant annoncé par lui-même aucun dogme, ne pouvait annoncer aucune hérésie. Il n’a jamais dit, ni dans ses sermons, ni à ses apôtres : « Vous croirez que ma mère est vierge ; vous croirez que je suis consubstantiel à Dieu ; vous croirez que j’ai deux volontés ; vous croirez que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils ; vous croirez à la transsubstantiation ; vous croirez qu’on peut résister à la grâce efficace, et qu’on n’y résiste pas. »

 

          Il n’y a rien, en un mot, dans l’Evangile, qui ait le moindre rapport aux dogmes chrétiens. Dieu voulut que ses disciples et les disciples de ses disciples les annonçassent, les expliquassent dans la suite des siècles ; mais Jésus n’a jamais dit un mot ni sur ces dogmes alors inconnus, ni sur les contestations qu’ils excitèrent longtemps après lui.

 

          Il a parlé de faux prophètes comme tous ses prédécesseurs : « Gardez-vous, disait-il, des faux prophètes ; » mais est-ce là désigner, spécifier les contestations théologiques, les hérésies sur des points de fait ? Bossuet abuse ici visiblement des mots ; cela n’est pardonnable qu’à Calmet (2), et à de pareils commentateurs.

 

          D’où vient que Bossuet en a imposé si hardiment ? d’où vient que personne n’a relevé cette infidélité ? C’est qu’il était bien sûr que sa nation ne lirait que superficiellement sa belle déclamation universelle ; et que les ignorants le croiraient sur sa parole, parole éloquente et quelquefois trompeuse.

 

 

1 – Voyez notre avertissement pour l’Essai sur les mœurs, tome II. (G.A.)

2 – Voyez, sur Calmet, la Bible enfin expliquée, tome IV. (G.A.)

 

 

 

 

 

CHAPITRE III.

 

De l’Histoire ecclésiastique de Fleury.

 

 

 

 

 

          J’ai vu une statue de boue dans laquelle l’artiste avait mêlé quelques feuilles d’or ; j’ai séparé l’or, et j’ai jeté la boue. Cette statue est l’Histoire ecclésiastique (1), compilée par Fleury, ornée de quelques discours détachés dans lesquels on voit briller des traits de liberté et de vérité, tandis que le corps de l’histoire est souillé de contes qu’une vieille femme rougirait de répéter aujourd’hui.

 

          C’est un Théodore dont on changea le nom en celui de Grégoire Thaumaturge, qui, dans sa jeunesse, étant pressé publiquement par une fille de joie de lui payer l’argent de leurs rendez-vous vrais ou faux, lui fait entrer le diable dans le corps pour son salaire.

 

          Saint Jean et la sainte Vierge viennent ensuite lui expliquer les mystères du christianisme. Dès qu’il est instruit, il écrit une lettre au diable, la met sur un autel païen ; la lettre est rendue à son adresse, et le diable fait ponctuellement ce que Grégoire lui a commandé. Au sortir de là il fait marcher des pierres comme Amphion. Il est pris pour juge par deux frères qui se disputaient un étang, et pour les mettre d’accord il fait disparaître l’étang, il se change en arbre comme Protée ; il rencontre un charbonnier nommé Alexandre, et le fait évêque : voilà probablement l’origine de la foi du charbonnier.

 

          C’est un saint Romain que l’empereur Dioclétien fait jeter au feu. Des Juifs, qui étaient présents, se moquent de saint Romain, et disent que leur dieu délivra des flammes Sidrac, Misac, et Abdénago, mais que le petit saint Romain ne sera pas délivré par le Dieu des chrétiens. Aussitôt il tombe une grande pluie qui éteint le bûcher à la honte des Juifs. Le juge irrité condamne saint Romain à perdre la langue (apparemment pour s’en être servi à demander de la pluie). Un médecin de l’empereur, nommé Ariston, qui se trouvait là coupe aussitôt la langue de saint Romain jusqu’à la racine. Dès que le jeune homme, qui était né bègue, eut la langue coupée, il se met à parler avec une volubilité inconcevable. « Il faut que vous soyez bien maladroit, dit l’empereur au médecin, et que vous ne sachiez pas couper des langues. » Ariston soutient qu’il a fait l’opération à merveille, et que Romain devrait en être mort au lieu de tant parler. Pour le prouver, il prend un passant, lui coupe la langue, et le passant meurt.

 

          C’est un cabaretier chrétien nommé Théodote (2), qui prie Dieu de faire mourir sept vierges chrétiennes de soixante et dix ans chacune, condamnées à coucher avec les jeunes gens de la ville d’Ancyre. L’abbé Fleury devait au moins s’apercevoir que les jeunes gens étaient plus condamnés qu’elles. Quoi qu’il en soit, saint Théodote prie Dieu de faire mourir les sept vierges ; Dieu lui accorde sa demande. Elles sont noyées dans un lac : saint Théodote vient les repêcher, aidé d’un cavalier céleste qui court devant lui. Après quoi il a le plaisir de les enterrer, ayant en qualité de cabaretier enivre les soldats qui les gardaient.

 

          Tout cela se trouve dans le second tome de l’histoire de Fleury, et tous ses volumes sont remplis de pareils contes. Est-ce pour insulter au genre humain, j’oserais presque dire pour insulter à Dieu même, que le confesseur d’un roi (3) a osé écrire ces détestables absurdités ? Disait-il en secret à son siècle : Tous mes contemporains sont imbéciles, ils me liront, et ils me croiront ? ou bien, disait-il : Les gens du monde ne me liront pas, les dévotes imbéciles me liront superficiellement, et c’en est assez pour moi ?

 

          Enfin l’auteur des discours peut-il être l’auteur de ces honteuses niaiseries ? voulait-il, attaquant les usurpations papales dans ses discours, persuader qu’il était bon catholique, en rapportant des inepties qui déshonorent la religion ? Disons, pour sa justification, qu’il les rapporte comme il les a trouvées, et qu’il ne dit jamais qu’il les croit. Il savait trop que les absurdités monacales ne sont pas des articles de foi ; et que la religion consiste dans l’adoration de Dieu, dans une vie pure, dans les bonnes œuvres, et non dans une crédulité imbécile pour les sottises du Pédagogue chrétien. Enfin il faut pardonner au savant Fleury d’avoir payé ce tribut honteux. Il a fait une assez belle amende honorable par ses discours.

 

          L’abbé de Longuerue (4) dit que lorsque Fleury commença à écrire l’histoire ecclésiastique, il la savait fort peu. Sans doute il s’instruisit en travaillant, et cela est très ordinaire ; mais, ce qui n’est pas ordinaire, c’est de faire des discours aussi politiques et aussi sensés après avoir écrit tant de sottises. Aussi qu’est-il arrivé ? on a condamné à Rome ses excellents discours (5), et on y a très bien accueilli ses stupidités : quand je dis qu’elles y sont bien accueillies, ce n’est pas qu’elles y soient lues, car on ne lit point à Rome.

 

 

1 – En vingt volumes. Elle fut commencée en 1691. (G.A.)

2 – Voltaire cite bien souvent ces légendes. Voyez, entre autres écrits, l’Examen important, chapitre XXVI ; et le Traité sur la tolérance, chap. X. (G.A.)

3 – Ce roi est Louis XV. (G.A.)

4 – Dans le Longueruana. (G.A)

5 – Voltaire veut parler du neuvième discours sur les libertés de l’Eglise gallicane, mis à l’index le 13 février 1725. Mais ce discours n’est peut-être pas de Fleury, car il ne parut qu’après sa mort, et c’est son continuateur, le père Fabre de l’Oratoire, qui le publia en 1724. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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