CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1769 - Partie 101

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1769 - Partie 101

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

397 – DE VOLTAIRE

 

Novembre 1769.

 

 

 

          Sire, un bohémien qui a beaucoup d’esprit et de philosophie, nommé Grimm (1), m’a mandé que vous aviez initié l’empereur (2) à nos saints mystères, et que vous n’étiez pas trop content que j’eusse passé près de deux ans sans vous écrire.

 

          Je remercie votre majesté très humblement de ce petit reproche : je lui avouerai que j’ai été si fâché et si honteux du peu de succès de la transmigration de Clèves, que je n’ai osé depuis ce temps-là présenter aucune de mes idées à votre majesté (3). Quand je songe qu’un fou et qu’un imbécile comme saint Ignace a trouvé une douzaine de prosélytes qui l’ont suivi, et que je n’ai pas pu trouver trois philosophes, j’ai été tenté de croire que la raison n’était bonne à rien ; d’ailleurs, quoi que vous en disiez, je suis devenu bien vieux, et malgré toutes mes coquetteries avec l’impératrice de Russie, le fait est que j’ai été longtemps mourant et que je me meurs.

 

          Mais je ressuscite, et je reprends tous mes sentiments envers votre majesté, et toute ma philosophie pour lui écrire aujourd’hui au sujet d’une petite extravagance anglaise qui regarde votre personne. Elle se doutera bien que cette démence anglaise n’est pas gaie ; il y a beaucoup de sages en Angleterre, mais il y a autant de sombres enthousiastes. L’un de ces énergumènes, qui peut-être a de bonnes intentions, s’est avisé de faire imprimer dans la gazette de la cour, qu’on appelle the Witehall Evening-Post, le 7 octobre, une prétendue lettre de moi à votre majesté, dans laquelle je vous exhorte à ne plus corrompre la nation que vous gouvernez. Voici les propres mots fidèlement traduits : « Quelle pitié, si l’étendue servaient qu’à pervertir ces dons du ciel pour faire la misère et la désolation du genre humain ! Vous n’avez rien à désirer, sire, dans ce monde, que l’auguste titre d’un héros chrétien. »

 

          Je me flatte que ce fanatique imprimera bientôt une lettre de moi au grand-turc Moustapha, dans laquelle j’exhorterai sa hautesse à être un héros mahométan : mais comme Moustapha n’a veine qui tende à le faire un héros, et que ma véritable héroïne, l’impératrice de Russie, y a mis bon ordre, je ne crois pas que j’entreprenne cette conversion turque. Je m’en tiens aux princes et aux princesses du Nord, qui me paraissent plus éclairés que tout le sérail de Constantinople.

 

          Je ne réponds autre chose à l’auteur qui m’impute cette belle lettre à votre majesté, que ces quatre lignes-ci : « J’ai vu dans le Witehall Evening –Post, du 7 octobre 1769, n. 3668, une prétendue lettre de moi à sa majesté le roi de Prusse : cette lettre est bien sotte ; cependant je ne l’ai point écrite. Fait à Ferney. Le 29 octobre 1769. VOLTAIRE. »

 

          Il y a partout, sire, de ces esprits également absurdes et méchants, qui croient ou qui font semblant de croire qu’on n’a point de religion quand on n’est pas de leur secte. Ces superstitieux coquins ressemblent à la Philaminte (4) des Femmes savantes de Molière ; ils disent :

 

Nul ne doit plaire à Dieu que nous et nos amis.

 

          J’ai dit quelque part (5) que La Motte Le Vayer, précepteur du frère de Louis XIV, répondit un jour à un de ces maroufles : « Mon ami, j’ai tant de religion, que je ne suis pas de ta religion. »

 

          Ils ignorent, ces pauvres gens, que le vrai culte, la vraie piété, la vraie sagesse, est d’adorer Dieu comme le père commun de tous les hommes sans distinction, et d’être bienfaisant.

 

          Ils ignorent que la religion ne consiste ni dans les rêveries des bons quakers, ni dans celles des bons anabaptistes ou des piétistes, ni dans l’impanation et l’invination, ni dans un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, à Notre-Dame des Neiges, ou à Notre Dame des Sept douleurs, mais dans la connaissance de l’Etre suprême qui remplit toute la nature, et dans la vertu.

 

          Je ne vois pas que ce soit une piété bien éclairée qui ait refusé aux dissidents de Pologne les droits que leur donne leur naissance, et qui a appelé les janissaires de notre saint-père le Turc au secours des bons catholiques romains de la Sarmatie. Ce n’est point probablement le Saint-Esprit qui a dirigé cette affaire, à moins que ce ne soit un Saint-Esprit du révérend père Malagrida, ou du révérend père Guignard, ou du révérend père Jacques Clément.

 

          Je n’entre point dans la politique qui a toujours appuyé la cause de Dieu, depuis le grand Constantin, assassin de toute sa famille, jusqu’au meurtre de Charles Ier qu’on fit assassiner par le bourreau l’Evangile à la main ; la politique n’est pas mon affaire : je me suis toujours borné à faire mes petits efforts pour rendre les hommes moins sots et plus honnêtes. C’est dans cette idée que, sans consulter les intérêts de quelques souverains (intérêts à moi très inconnus), je me borne à souhaiter très passionnément que les barbares Turcs soient chassés incessamment du pays de Xénophon, de Socrate, de Platon, de Sophocle, et d’Euripide. Si l’on voulait, cela serait bientôt fait ; mais on a entrepris autrefois sept croisades de la superstition, et on n’entreprendra jamais une croisade d’honneur : on en laissera tout le fardeau à Catherine.

 

          Au reste, sire, je suis dans mon lit depuis un an ; j’aurais voulu que mon lit fût à Clèves.

 

          J’apprends que votre majesté, qui n’est pas faite pour être au lit, se porte mieux que jamais, que vous êtes engraissé, que vous avez des couleurs brillantes. Que le grand Etre qui remplit l’univers vous conserve ! Soyez à jamais le protecteur des gens qui pensent, et le fléau des ridicules.

 

          Agréez le profond respect de votre ancien serviteur, qui n’a jamais changé d’idées, quoi qu’on dise.

 

 

 

 

 

1 – Le philosophe Grimm, ami de Diderot, et amant de madame d’Epinay.

2 – Joseph II, alors co-régent avec sa mère des Etats héréditaires d’Autriche. (G.A.)

3 – Voilà un silence qui fait grand honneur à Voltaire. (G.A.)

4 – Ou plutôt, « à l’Armande. » (G.A.)

5 – Dans les Lettres à S.A.S. le prince de Brunswick. (G.A.)

 

 

 

 

 

398 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 25 Novembre 1769.

 

 

 

          Vous avez trop de modestie, si vous avez pu croire qu’un silence comme celui que vous avez gardé pendant deux ans peut être supporté avec patience. Non sans doute. Tout homme qui aime les lettres doit s’intéresser à votre conservation, et être bien aise quand vous-même lui en donnez des nouvelles. Que des Suisses s’établissent à Clèves, ou qu’ils restent à Genève, ce n’est pas ce qui m’intéresse, mais bien de savoir ce que fait le héros de la raison, le Prométhée de nos jours qui apporta la lumière céleste pour éclairer des aveugles, et les désabuser de leurs préjugés et de leurs erreurs.

 

          Je suis bien aise que des sottises anglaises vous aient ressuscité : j’aimerais les extravagants qui feraient de pareils miracles. Cela n’empêche pas que je ne prenne l’auteur anglais pour un ancien Picte qui ne connaît pas l’Europe. Il faut être bien nouveau pour vous traduire en père de l’Eglise, qui par pitié de mon âme travaille à ma conversion. Il serait à souhaiter que vos évêques français eussent une pareille opinion de votre orthodoxie ; vous n’en vivriez que plus tranquille.

 

          Quant au grand-turc, on le croit très orthodoxe à Rome comme à Versailles. Il combat, à ce que ces messieurs prétendent, pour la foi catholique, apostolique, et romaine. C’est le croissant qui défend la croix, qui soutient les évêques et les confédérés de Pologne contre ces maudits hérétiques, tant grecs que dissidents, et qui se bat pour la plus grande gloire du très saint-père. Si je n’avais pas lu l’histoire des croisades dans vos ouvrages (1) , j’aurais peut-être pu m’abandonner à la folie de conquérir la Palestine, de délivrer Sion, et cueillir les palmes d’Idumée ; mais les sottises de tant de rois et de paladins qui ont guerroyé dans ces terres lointaines m’ont empêché de les imiter, assuré que l’impératrice de Russie en rendrait bon compte. Je borne mes soins à exhorter messieurs les confédérés à l’union et à la paix, à leur marquer la différence qu’il y a entre persécuter leur religion ou exiger d’eux qu’ils ne persécutent pas les autres : enfin je voudrais que l’Europe fût en paix, et que tout le monde fût content (2). Je crois que j’ai hérité ces sentiments de feu l’abbé de Saint-Pierre ; et il pourra m’arriver comme à lui de demeurer le seul de ma secte.

 

          Pour passer à un sujet plus gai, je vous envoie un Prologue de comédie que j’ai composé à la hâte, pour en régaler l’électrice de Saxe qui m’a rendu visite. C’est une princesse d’un grand mérite, et qui aurait bien valu qu’un meilleur poète la chantât. Vous voyez que je conserve mes anciennes faiblesses : j’aime les belles-lettres à la folie ; ce sont elles seules qui charment nos loisirs et qui nous procurent de vrais plaisirs. J’aimerais tout autant la philosophie, si notre faible raison y pouvait découvrir les vérités cachées à nos yeux, et que notre vaine curiosité recherche si avidement : mais apprendre à connaître, c’est apprendre à douter (3). J’abandonne donc cette mer si féconde en écueils d’absurdités, persuadé que tous les objets abstraits de nos spéculations étant hors de notre portée, leur connaissance nous serait entièrement inutile, si nous pouvions y parvenir.

 

          Avec cette façon de penser, je passe ma vieillesse tranquillement ; je tâche de me procurer toutes les brochures du neveu de l’abbé Bazin (4) : il n’y a que ses ouvrages qu’on puisse lire.

 

          Je lui souhaite longue vie, santé, et contentement, et, quoi qu’il ait dit, je l’aime toujours. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Voyez l’Essai sur les mœurs. (G.A.)

2 –  On sait que Frédéric, au contraire, entretenait habilement les troubles de la Pologne. (G.A.)

3 – Réminiscence de deux vers de madame Deshoulières. (G.A.)

4 – Pseudonyme de Voltaire. Voyez la Défense de mon oncle. (G.A.)

 

 

 

 

 

399 – DE VOLTAIRE

 

 

A Ferney, le 9 décembre 1769.

 

 

Quand Thalestris (1), que le Nord admira,

Rendit visite à ce vainqueur d’Arbelle,

Il lui donna bals, ballets, opéra,

Et fit de plus de jolis vers pour elle.

Tous deux avaient infiniment d’esprit ;

C’était, dit-on, plaisir de les entendre :

On avouait que Jupiter ne fit

Des Thalestris que du temps d’Alexandre.

 

 

          Pausanias, dans ses Prussiaques, dit qu’Alexandre poussait son amour pour les beaux-arts jusqu’à faire des vers dans la langue des Welches, et qu’il mettait toujours dans ses vers un sel peu commun, de l’harmonie, des idées vraies, une grande connaissance des hommes, et qu’il faisait ces vers avec une facilité incroyable, que ceux qu’il fit pour Thalestris étaient pleins de grâce et d’harmonie.

 

          Il ajoute que ses talents étonnaient beaucoup les Macédoniens et les Thraces, qui se connaissaient peu en vers grecs, et qu’ils apprenaient par les autres nations combien leur maître avait d’esprit ; car, pour eux, ils ne le connaissaient que comme un brave guerrier qui savait gouverner comme se battre.

 

          Il y avait, dit Plutarque, dans ce temps-là, un vieux Welche retiré vers les montagnes du Caucase, qui avait été autrefois à la cour d’Alexandre, et qui vivait aussi heureux qu’on pouvait l’être loin du camp du vainqueur d’Arbelles et de Basroc. Ce vieux radoteur disait souvent qu’il était très fâché de mourir sans avoir fait encore une fois sa cour au héros de la Macédoine.

 

          Sire, je ne doute pas que vous n’ayez dans votre cour des savants qui ont lu Plutarque et Xénophon dans la bibliothèque de votre nouveau palais ; ils pourront vous montrer les passages grecs que j’ai l’honneur de vous citer, et votre majesté verra que rien n’est plus vrai.

 

          Je donnerais tout le mont Caucase pour voir ce Welche deux jours à la cour d’Alexandre.

 

 

1 – L’électrice de Saxe. (G.A.)

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

Commenter cet article