FACÉTIE - Canonisation de Saint Cucufin

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FACÉTIE - Canonisation de Saint Cucufin

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CANONISATION DE SAINT CUCUFIN

 

 

LA CANONISATION DE SAINT-CUCUFIN, FRERE D’ASCOLI,

PAR LE PAPE CLÉMENT XIII, ET SON APPARITION AU SIEUR

AVELINE, BOURGEOIS DE TROYES, MISE EN LUMIERE PAR

LE SIEUR AVELINE LUI-MÊME. A TROYES CHEZ MONSIEUR

OU MADAME OUDOT.

 

 

 

 

 

- 1767 -

 

 

 

 

[« Ce pamphlet, recueil abondant de saillies, de quolibets et de ces anecdotes comiques et impies, très propres à amuser un cercle de femmes et de petits-maîtres, est recherché, disent les Mémoires secrets, avec la plus grande fureur. » C’est quelques jours après avoir fait ses pâques par devant notaire que Voltaire fit paraître cette facétie.] (G.A.)

 

 

 

 

_______

 

 

 

 

IDÉES PRÉPARATOIRES.

 

 

 

 

Romulus, et Liber pater, et cum Castore Pollux,

Post ingentia facta. Deorum in templa recepti,

Dumterras hominumque colunt genus, aspera bella

Componunt, agros assignant, oppida condunt,

Ploravère suis non respondere favorem

Speratum meritis. Diram qui contudi thydram,

Notaque fatali portent labore subegit,

Comperit invidiam supremo fine domari, etc.

 

HOR., liv. II, ep. 1.

 

 

 

Lorsque l’on vit Bacchus et l’invincible Alcide,

Et Pollux et Castor, et le grand Romulus,

Secourir les humains par des soins assidus,

Venger sur les tyrans l’innocence timide,

Réprimer les brigands, pardonner aux vaincus,

Polir les nations dans l’enceinte des villes,

Protéger les beaux-arts, donner des lois utiles,

Quel fut le prix des biens par leurs mains répandus ?

L’homme ingrat et méchant noircissait leurs vertus.

Ils furent mordus tous par la dent de l’Envie ;

On fit de ces héros cent contes odieux ;

On les persécuta tout le temps de leur vie :

Furent-ils enterrés, le monde en fit des dieux.

 

 

          Il était bien vilain, sans doute, de donner des ridicules à Triptolème pour prix de son blé, de dire des sottises de Bacchus lorsqu’on buvait son vin, de reprocher à Hercule ses amourettes, quand il nous délivrait de l’hydre, et qu’il nettoyait nos écuries. Mais aussi il est bien beau de diviniser les Hercule malgré les Eurysthée.

 

          L’antiquité n’a rien de si honnête que d’avoir placé dans ce qu’on appelait le ciel, les grands hommes qui avaient fait du bien aux autres hommes. Les sages ne s’opposaient point à ces apothéoses ; ils savaient bien que le sot peuple prend l’air et les nuages pour le ciel ; que chaque sphère qui roule dans l’espace est entourée de son atmosphère ; que notre terre est un ciel pour Vénus et pour Mars, comme Mars et Vénus sont des cieux pour nous ; que Jupiter n’assemble point son conseil sur le mont Olympe, en Thessalie ; qu’un dieu ne vient point dans une nue comme à notre Opéra. Ils savaient bien que ni le corps d’Hercule, ni son petit simulacre léger, qu’on appelait âme, vent, souffle, mânes, n’avaient point épousé Hébé, et ne buvaient point du nectar avec elle. Mais ces sages trouvaient fort bon qu’on élevât des autels au protecteur des opprimés ; c’était dire aux princes : « Faites comme lui, vous serez comme lui. »

 

          On a calomnié bien ridiculement, bien indignement, l’antiquité. Nos plats livres nous disent continuellement que les anciens rendaient à la créature l’hommage qu’ils ne devaient qu’au Créateur. Vous en avez menti, livres de préjugés, archives d’erreurs : depuis Orphée et Homère jusqu’à Virgile, depuis Thalès jusqu’à Pline, il n’y a pas un seul poète, un seul philosophe qui ait admis plusieurs dieux suprêmes. Le Jéhovah des Phéniciens, adopté en Egypte, et ensuite en Palestine, le Zeus des Grecs, le Jupiter des Latins, a toujours été constamment, invariablement, le dieu unique, le dieu maître, le dieu formateur, le souverain des dieux secondaires et des hommes : Divum sator atque hominum rex.

 

          Il faut convenir que les anciens avaient plus de vénération pour leurs dieux secondaires que nous pour les nôtres. On ne voit point qu’aucune impératrice se soit appelée Junon, Minerve, Latone, Vénus, Iris ; au lieu que nous prenons hardiment le nom de Jean et de Mathieu. Chaumeix porte insolemment le nom d’Abraham (1). J’ai connu un impuissant qui s’appelait Salomon, mari de trois cents femmes et de sept cents concubines. Le plus vil coquin a son nom de saint ; je voudrais bien savoir quel est le nom de baptême de Fréron (2).

 

          Les Latins, depuis Numa jusqu’à Théodose, ont toujours désigné Dieu par le titre de très grand et très bon ; titre qu’ils n’ont jamais donné à aucun autre être. Jamais, chez eux, la Divinité suprême n’a eu d’associés ; ce blasphème fut inconnu à toute l’antiquité.

 

          Mais on adorait Mars, Minerve, Junon, Apollon, etc. Oui, comme des génies inférieurs, et, si j’ose le dire sans blasphème, comme les catholiques révèrent les saints. Les divinités secondaires étaient aux yeux des païens précisément ce que sont nos canonisés. Les Grecs et les Romains pratiquaient dans leurs erreurs ce que nous pratiquons sous l’empire de la vérité.

 

          Saint George, armé de pied en cap, est le dieu des batailles comme l’étaient Mars et Arès chez les Grecs, à cela près que ce Mars, si terriblement peint par Homère, inspirait encore plus de respect que saint George, trop grossièrement chanté par nos légendaires. Junon était un autre personnage que sainte Claire ; Mercure, le dieu des arts, vaut bien saint Crépin, le dieu des cordonniers ; Diane eut plus de réputation que saint Hubert, quoiqu’il guérisse de la rage.

 

          Il y eut des anges de la guerre et de la paix chez les Indiens, chez les Persans, chez les Babyloniens. La nation juive, ignorante et grossière, qui n’eut aucune doctrine ferme et constante que depuis sa captivité à Babylone, n’apprit que des Chaldéens les noms de ses anges. C’est une vérité reconnue de tous ceux qui ont au moins une légère teinture de l’antiquité. Ce fut alors que les Juifs connurent Michael, Gabriel, Raphael, Uriel, etc. ; le nom même d’Israël, qui signifie voyant Dieu, est chaldéen ; les historiens juifs Josèphe et Philon l’avouent. Ce n’est donc que dans des temps très postérieurs à la loi, qu’on trouve dans Daniel que l’ange Gabriel, secouru par l’ange Michael, combattit contre l’ange des Perses, et qu’on lit dans l’Epître de saint Jude que Michael eut une grande contestation avec le diable pour le corps de Moïse.

 

          Il est constant, en un mot, que tous les peuples policés, en adorant un seul Dieu, vénèrent des dieux secondaires, des demi-dieux. Exceptons-en les seuls Chinois, qui, doués d’une sagesse supérieure, ne firent jamais partager à personne le moindre écoulement de la Divinité.

 

          Les chrétiens n’imitèrent que très tard la Grèce et Rome, en plaçant des demi-dieux, des saints dans le ciel. Dans le commencement ils avaient en horreur les temples, les autels, les cierges, l’encens, les surplis, les chasubles, l’eau bénite des gentils ; mais quand ils furent les maîtres, ils adoptèrent toutes ces anciennes inventions utiles, toutes ces cérémonies, et la vérité consacra des rites inventés par l’esprit de mensonge.

 

          Polyeucte reproche à Pauline d’adorer des dieux

 

Insensibles et sourds, impuissants, mutilés,

De bois, de marbre et d’or, comme vous les voulez.

 

          Mais qu’aurait dit Pauline si elle avait vu, quelque temps après, saint Roch, saint Pancrace, saint Fiacre, en bois, en marbre, en métal ?

 

          L’apparence est la même dans l’un et dans l’autre cas. Jamais saint Fiacre et saint Pancrace n’ont été regardés chez les chrétiens comme les créateurs du monde. Jamais aussi on ne s’est avisé, chez les gentils, d’offrir de l’encens à Mercure, à Latone, comme au maître souverain des cieux, de la terre et du tonnerre. Mercure et Latone obéissaient à Jupiter ; on priait Mercure et Latone d’intercéder auprès de Jupiter ; cela est si vrai que Lucien, qui se moque également d’eux tous, fait présenter par Mercure les placets des hommes à Jupiter son maître.

 

          La juive Esther, dans une belle pièce de vers en dialogues, intitulée, je ne sais pourquoi tragédie, dit à un roi de Perse, nommé Assuérus, qui n’a jamais existé :

 

Ce Dieu, maître absolu de la terre et des cieux,

N’est point tel que l’erreur le figure à vos yeux.

L’Eternel est son nom, le monde est son ouvrage ;

Il entend les soupirs de l’humble qu’on outrage,

Juge tous les mortels avec d’égales lois,

Et du haut de son trône interroge les rois.

 

          Ces vers sont admirables ; presque personne ne devrait être assez hardi pour en faire après avoir lu ceux de Racine ; et les hommes grossiers que leur épaisse barbarie rend insensibles à ces beautés, ne méritent pas le nom d’hommes. Mais le prétendu Assuérus pouvait répondre à la prétendue Esther :

 

          Vous êtes une impertinente de croire m’apprendre mon catéchisme ; je savais, avant que vous fussiez née, que Dieu est le maître absolu de notre petite terre, des planètes et des étoiles. Nous adorions Jéhovah, l’Eternel, plusieurs siècles avant que vos misérables Juifs vinssent de l’Arabie-Déserte commettre mille infâmes brigandages dans un coin de la Phénicie. Vous n’avez appris à lire et à écrire que de nous et des Phéniciens nos disciples. Nous n’avons jamais adoré qu’un seul Dieu ; nous n’avons jamais eu dans nos temples des simulacres de bœufs, de chérubins, de serpents, comme vous en aviez dans votre petit temple barbare de vingt coudées de long, de large et de haut, où vous conserviez dans un coffre un serpent d’airain, quand un de mes prédécesseurs détruisit votre ville d’Hershalaim, et vous fit tous conduire, les mains derrière le dos, sur les rivages de l’Euphrate. Il est aussi ridicule à vous, ma bonne, de penser m’enseigner Dieu, qu’il serait ridicule à moi de vous avoir épousée, d’avoir vécu six mois avec vous, sans savoir qui vous êtes ; d’avoir condamné tous les Juifs à la mort, parce qu’un Juif n’a pas fait la révérence à un de mes vizirs, et d’avoir averti tous les Juifs, par un édit, qu’on les égorgerait dans dix mois, pour leur donner le temps d’échapper. Vous récitez de très beaux vers, mais vous n’avez pas le sens d’un oison. Je sais mieux votre propre livre que vous et que votre fat de Mardochée. Je sais que quand vous habitâtes autrefois, en très petit nombre, dans un désert de mon vaste empire, vous adorâtes l’étoile Remphan et celle de Moloch, etc. ; je sais que vous n’avez jamais eu jusqu’à présent de croyance fixe, et que vous avez immolé vos propres enfants par le plus abominable fanatisme. Si je daignais m’abaisser jusqu’à citer vos auteurs, je vous dirais que votre Isaïe vous reproche de sacrifier vos fils et vos filles à vos dieux dans des torrents, sous des rochers. Il vous sied bien, bégueule juive, d’oser enseigner votre maître :

 

 

1 – Voyez aux POÉSIES, le Pauvre diable. (G.A.)

2 – Voyez les Anecdotes sur Fréron. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

SAINTS A FAIRE.

 

 

 

 

          Il est démontré que tous les peuples policés ont adoré un Dieu formateur du monde, et que plusieurs peuples ont composé une cour à ce Dieu qui n’en a pas besoin. Dans cette cour ils ont placé les grands hommes pour avoir des protecteurs auprès du maître.

 

          Divus Trajanus, Divus Antoninus, ne signifiaient à la lettre que saint Antonin, saint Trajan. Ces saints étaient proposés pour modèles aux empereurs, modèles bien peu imités. Si nous avions saint Bertrand du Guesclin, saint Bayard, saint Montmorency et surtout saint Henri IV, je ne vois pas qu’une telle apothéose fût si déplacée.

 

          Pourquoi n’aurions-nous pas saint L’Hospital ? Ce chancelier fut si modéré dans un temps de fureurs ! il fit des lois si sages, malgré les horribles démences de la cour !

 

          J’adresserais encore volontiers un oremus à Saint de Thou, qui fut le magistrat le plus intègre, ainsi que le meilleur historien.

 

          Le maréchal de Turenne est sûrement en paradis, puisqu’il s’était fait catholique. Le maréchal de Catinat y est aussi sans doute. L’un est mort pour la patrie ; l’autre, après avoir gagné des batailles, a souffert la disgrâce et la pauvreté sans se plaindre. Si on leur dresse des autels, je promets de les invoquer.

 

          Oh ! me disent les banquiers en cour de Rome, on n’a pas des saints comme on veut ; cela coûte fort cher. En voilà huit que vous proposez ; c’est une affaire de huit cent mille écus pour la chambre apostolique, à trois cent mille francs la pièce ; encore c’est marché donné. Il n’y a guère eu que les Samuel Bernard et les Pâris-Montmartel (1) qui aient été en état de faire des saints ; mais ils n’ont pas employé leur argent à ces œuvres pies.

 

          Je réponds à ces messieurs que je ne prétends point avoir des apothéoses pour de l’argent ; que c’est une véritable simonie ; que je veux révérer Henri IV, Turenne, Catinat, de Thou, le chancelier de L’Hospital, d’un culte de dulie, sans qu’il m’en coûte rien, et que je n’achèterai jamais le paradis ni pour moi ni pour personne.

 

          Quels ont été les premiers saints dans le christianisme ? des hommes charitables, des martyrs. Qui les fit révérer ? le consentement du peuple sans aucuns frais. Or je soutiens que Henri IV est un vrai martyr ; il partait pour aller faire le bonheur de l’Europe, lorsqu’il fut martyrisé par le fanatisme. Et quant au consentement du peuple, il est déjà tout obtenu ; en voici la marque évidente. Le jour que l’évêque du Puy en Velay (2) prononça dans Saint-Denis une oraison funèbre, ceux qui ne purent l’entendre, soit parce qu’ils étaient trop loin, soit parce qu’ils étaient durs d’oreille, se levèrent de leurs places, allèrent voir le tombeau de Henri IV. Ils se mirent à genoux, ils l’arrosèrent de leurs larmes, ils lui adressèrent des vœux attendrissants. Que manque-t-il à une consécration ? c’est celle des cœurs ; c’est la voix de l’amour qui a parlé.

 

          On veut aujourd’hui cent ans révolus pour faire un saint, afin de donner le temps de mourir à tous les témoins de ses sottises. Il y a plus de cent cinquante ans que Henri IV fut martyrisé. Mais que tous les objets et tous les témoins de ses faiblesses reparaissent, qu’ils déposent contre lui, je l’adorerai encore. Je dirai à Corisande d’Andouin (3), à Charlotte des Essarts à la belle Gabrielle et à tant d’autres : Oui, mesdames, il vous a caressées, mais il a sauvé la France au combat d’Arques, et à la bataille d’Ivry : il a été juste, clément et bienfaisant ; il a eu la bonté de Titus et la valeur de César. Voilà mon saint.

 

          On me dira qu’il faut aussi des saintes ; c’est à quoi je suis très déterminé. Qui m’empêchera de mettre dans la gloire Marguerite d’Anjou (4), laquelle donna douze batailles en personne contre les Anglais pour délivrer de prison son imbécile mari ? J’invoquerai notre Pucelle d’Orléans, dont on a déjà fait l’office en vers de dix syllabes (5). Nous avons vingt braves dames qui méritent qu’on leur adresse des prières. Qui fêterons-nous en effet, si ce n’est les dames ? elles doivent assurément être festoyées.

 

 

1 – Banquiers. (G.A.)

2 – Le Franc de Pompignan. Voyez, dans l’Essai sur les mœurs, la fin du chapitre CLXXIV. (G.A.)

3 – Voyez, dans l’Essai sur les mœurs, les lettres de Henri IV à Corisande d’Andouin, à la suite du chapitre CLXXIV. (G.A.)

4 – Voyez l’Essai sur les mœurs, chai. CXV. (G.A.)

5 – Voltaire veut parler de sa Pucelle. Voyez plus loin. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

CANONISATION DE FRÈRE CUCUFIN.

 

 

 

 

          Le 12 octobre 1766, le pape Clément XIII canonisa solennellement frère Cucufin d’Ascoli, en son vivant frère lai chez les capucins, né dans la marche d’Ancône, l’an de grâce 1540, mort le 12 octobre 1604. Le procès-verbal de la congrégation des rites porte qu’il traversa plusieurs fois le ruisseau nommé Potenza sans se mouiller ; qu’étant invité à dîner chez le cardinal Berneri, évêque d’Ascoli, il renversa par humilité un œuf frais sur sa barbe et prit de la bouillie avec sa fourchette ; que pour récompense la sainte Vierge lui apparut ; qu’il eut le don des miracles, au point qu’il rétablit une fois du vin gâté. Les révérends pères capucins ont obtenu qu’on changeât son nom de Cucufin en celui de Séraphin. Ils en ont célébré la fête solennelle dans tous les lieux où ils sont établis ; et où ne le sont-ils pas ?

 

          Pourrait-on croire qu’il en a coûté en superfluités à l’Europe catholique plus d’un million pour solenniser la fête d’un pauvre ! Les peuples se sont empressés de fournir aux capucins des subsistances qui auraient suffi à une grande armée, et qui l’auraient amollie. Cent sortes de vins, viandes de boucherie, volailles, gibier, fruits, huiles, épiceries, cire, étoffes, ornement en soie, en argent, en or, tout a été prodigué.

 

          Il faut remarquer que, sous le nom d’aumône, les moines mendiants imposent au peuple la taxe la plus accablante.

 

          Quand un pauvre cultivateur a payé au receveur de la province, en argent comptant, le tiers de sa récolte non encore vendue, les droits à son seigneur, la dîme de ses gerbes à son curé, que lui reste-t-il ? presque rien, et c’est ce rien que les moines mendiants demandent comme un tribut qu’on n’ose jamais refuser. Ceux qui travaillent sont donc condamnés à fournir de tout ceux qui ne travaillent pas. Les abeilles ont des bourdons  mais elles les tuent. Les moines autrefois cultivaient la terre ; aujourd’hui ils la surchargent.

 

          Nous sommes bien loin de vouloir qu’on tue les bourdons appelés moines ; nous respectons la piété et les autres vertus de Cucufin ; mais nous voudrions des vertus utiles.

 

          Il nous en coûte plus de vingt millions par an pour nos seuls moines en France. Or quel bien ne feraient pas ces vingt millions répartis entre des familles de pauvres officiers, de pauvres cultivateurs !

 

          Tous ces moines sont très désintéressés ; j’en tombe d’accord ; mais n’y a-t-il rien de mieux à faire ?

 

          Quand tous les chrétiens répandus sur la surface de la terre couvriraient leurs barbes de jaunes d’œufs, quand ils prendraient tous de la bouillie avec des fourchettes, il n’en reviendrait aucun avantage à la société : mais que, dans la victoire d’Ivry, Henri IV s’écrie de rang en rang : Epargnez le sang français ! qu’il nourrisse le peuple même qu’il assiège ; qu’il pardonne à ceux qui ont crié dans les chaires : Assassinez le Béarnais au nom de Dieu ! qu’il paie exactement tous ceux qui lui ont vendu chèrement une soumission due à tant de titres ; qu’il fasse fleurir l’agriculture dans des campagnes auparavant désertes : ce sont là des vertus qui sont au-dessus de celles de Cucufin et même de saint François (1), si j’ose le dire.

 

          Nous avouons que saint François avait une femme de neige, et que ce n’était pas à de telles figures que s’adressait le grand Henri IV ; mais enfin la neige de saint François n’a rien produit ; et il est venu de la belle Gabrielle un duc de Vendôme, qui seul a remis Philippe V sur le trône d’Espagne. Les saints ont eu des faiblesses ; ce n’est pas leurs faiblesses qu’on révère. Et après tout, Déodatus, bâtard de saint Augustin, a été moins utile au monde que la race des Vendômes.

 

 

1 – François d’Assise. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

MANIÈRE DE SERVIR LES SAINTS.

 

 

 

 

          Que j’aime les saints ! que je voudrais les voir honorés, servis, imités avec plus de zèle qu’on n’en montre dans nos temps déplorables ! nous en avons, Dieu merci, pour tous les jours de l’année ; mais les plus grands, sans contredit, sont ceux pour lesquels on ferme les boutiques dans les villes comme dans une sédition, et où on laisse la terre en friche pour courir au cabaret.

 

          Serait-il si mal que les magistrats chargés de la police d’un grand royaume ordonnassent qu’après avoir fêté un saint par de belles antiennes latines, on l’imitât en travaillant, en cultivant la terre ?

 

          Que faisait saint Cucufin le jour que nous célébrons sa fête ? il bêchait le jardin des révérends pères capucins, il semait, il plantait, il cueillait des salades ; il n’allait point avec des filles boire du vin détestable dans un bouchon, altérer sa santé et perdre, pour plaire à Dieu, le peu de raison que Dieu lui avait donné. Il semble, à voir la manière dont nous honorons les saints, qu’ils aient tous été des ivrognes.

 

          Au reste, quand je propose d’imiter les saints en travaillant après avoir prié Dieu, ce n’est qu’avec une extrême défiance de mes idées. Je sais que les commis des aides s’y opposent, et qu’ils ont tous en vue l’honneur de Dieu et le bien de l’Etat. Ils prétendent que si l’on débitait un peu moins de vin, ils recevraient un peu moins de droits, et que tout serait perdu. L’inconvénient serait grand, je l’avoue ; mais ne pourrait-on pas les apaiser, en leur faisant comprendre que, si l’on travaille tous les jours de fête après le service divin, sans en excepter une seule, les vignes seront mieux cultivées, les terres mieux labourées, qu’on vendra plus de vin et plus de grain, que les commis y gagneront, et que cette véritable dévotion enrichira l’Etat ?

 

 

 

 

 

 

APPARITION DE SAINT CUCUFIN AU SIEUR AVELINE.

 

 

 

 

          Le jour qu’on faisait à Troyes, dans notre cathédrale, le service de saint Cucufin, je m’avisai de semer pour la troisième fois mon champ dont les semailles avaient été pourries par les pluies ; car je savais bien qu’il ne faut pas que le blé pourrisse en terre pour lever, quoi qu’on die (1). Le pain valait quatre sous et demi la livre ; les pauvres, dans notre élection, ne sèment et ne mangent que du blé noir, et sont accablés de tailles. Notre terrain est si mauvais, malgré tout ce qu’a pu faire saint Loup notre patron, que la huitième partie tout au plus est semée en froment ; la saison avançait, je n’avais pas un moment à perdre : je semais donc mon champ situé derrière Saint-Nicier, avec mon semoir à cinq socs, après avoir entendu la messe et chanté les antiennes du saint jour. Voilà-t-il pas aussitôt le révérend gardien des capucins, assisté de quatre profès, qui se présente à moi à une heure et un quart de relevée, au sortir de table. Il était enflammé comme un chérubin et criait comme un diable : « Théiste, athéiste, janséniste, oses-tu outrager Dieu et saint Cucufin au point de semer ton champ, au lieu de dîner ? Je vais te déférer comme un impie à M. le subdélégué, à M. le directeur des aides, à monseigneur l’intendant, et à monseigneur l’évêque. » Disant ces mots, il se met en devoir de briser mon semoir.

 

          Alors saint Cucufin lui-même descendit du ciel dans une nuée éclatante, qui s’étendait de l’empyrée jusqu’au faubourg de Troyes ; un jaune d’œuf et de la bouillie ornaient encore sa barbe. Frère Ange, dit-il au gardien, calme ton saint zèle  ne casse point le semoir de ce bon homme ; les pauvres manquent de pain dans ton pays ; il travaille pour les pauvres après avoir assisté à la sainte messe. C’est une bonne œuvre, j’en ai conféré avec saint Loup, patron de la ville ; va dire de ma part à monseigneur l’évêque qu’on ne peut mieux honorer les saints qu’en cultivant la terre.

 

          Le gardien obéit, et monseigneur s’adressa lui-même aux magistrats de la grande police pour faire enjoindre à nos concitoyens de labourer, ou semer, ou planter, ou provigner, ou palisser, ou tondre, ou vendanger, ou cuver, ou blanchir, au lieu d’aller boire au cabaret les jours de fêtes après la sainte messe.

 

          Gloire à Dieu et à saint Cucufin.

 

 

1 – C’est saint Jean et saint Paul qui ont dit cela. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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