DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - L' A, B, C - Partie 13

Publié le par loveVoltaire

DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - L' A, B, C - Partie 13

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

L’A, B, C,

ou

DIALOGUES ENTRE A, B, C.

 

 

 

- Partie 13 -

 

 

 

 

__________

 

 

 

 

 

 

 

 

QUATORZIÈME ENTRETIEN.

 

 

QUE TOUT ÉTAT DOIT ÊTRE INDÉPENDANT.

 

 

 

 

 

 

          B – Après avoir parlé du droit de tuer et d’empoisonner en temps de guerre, voyons un peu ce que nous ferons en temps de paix.

 

          Premièrement, comment les Etats, soit républicains, soit monarchiques, se gouverneront-ils ?

 

 

          A – Par eux-mêmes apparemment, sans dépendre en rien d’aucune puissance étrangère, à moins que ces Etats ne soient composés d’imbéciles et de lâches.

 

 

          C – Il était donc bien honteux que l’Angleterre fût vassale d’un légat à latere, d’un légat du côté. Vous vous souvenez d’un certain drôle nommé Pandolphe, qui fit mettre votre roi Jean à genoux devant lui, et qui en reçut foi et hommage-lige, au nom de l’évêque de Rome, Innocent III, vice-dieu, serviteur des serviteurs de Dieu, le 15 mai, veille de l’Ascension, 1213 ?

 

 

          A – Oui, oui, nous nous en souvenons, pour traiter ce serviteur insolent comme il le mérite.

 

 

          B – Eh, mon Dieu ! monsieur C, ne faisons pas tant les fiers. Il n’y a point de royaume en Europe que l’évêque de Rome n’ait donné en vertu de son humble et sainte puissance. Le vice-dieu Stéphanus (1) ôta le royaume de France à Chilpericus pour le donner à son principal domestique Pipinus, comme le dit votre Eginhart lui-même, si les écrits de votre Eginhart n’ont pas été falsifiés par les moines, comme tant d’autres écrits, et comme je le soupçonne.

 

          Le vice-dieu Sylvestre donna la Hongrie au duc Etienne, en l’an 1001, pour faire plaisir à sa femme Gizelle, qui avait beaucoup de visions.

 

          Le vice-dieu Innocent IV, en 1247, donna le royaume de Norvège à un bâtard nommé Haquin, que ledit pape de plein droit fit légitime, moyennant quinze mille marcs d’argent. Et, ces quinze mille marcs d’argent n’existant pas alors en Norvège, il fallut emprunter pour payer.

 

          Pendant deux siècles entiers, les rois de Castille, d’Aragon, et de Portugal, ne furent-ils pas tenus de payer annuellement un tribut de deux livres d’or au vice-dieu ? On sait combien d’empereurs ont été déposés, ou forcés de demander pardon, ou assassinés, ou empoisonnés en vertu d’une bulle.

 

          Non-seulement, vous dis-je, le serviteur des serviteurs de Dieu a donné tous les royaumes de la communion romaine sans exception, mais il en a retenu le domaine suprême et le domaine utile ; il n’en est aucun sur lequel il n’ait levé des décimes, des tributs de toute espèce.

 

          Il est encore aujourd’hui suzerain du royaume de Naples ; on lui en fait un hommage-lige depuis sept cents ans. Le roi de Naples, ce descendant de tant de souverains, lui paie encore un tribut. Le roi de Naples est aujourd’hui en Europe le seul roi vassal ; et de qui ? juste ciel !

 

 

          A – Je lui conseille de ne l’être pas longtemps.

 

 

          C – Je demeure toujours confondu quand je vois les traces de l’antique superstition qui subsistent encore. Par quelle étrange fatalité presque tous les princes coururent-ils ainsi pendant tant de siècles au-devant du joug qu’on leur présentait ?

 

 

          B – La raison en est fort naturelle. Les rois et les barons ne savaient ni lire ni écrire, et la cour romaine le savait : cela seul lui donna cette prodigieuse supériorité dont elle retient encore de beaux restes.

 

 

          C – Et comment des princes et des barons qui étaient libres ont-ils pu se soumettre si lâchement à quelques jongleurs ?

 

 

          A – Je vois clairement ce que c’est. Les brutaux savaient se battre, et les jongleurs savaient gouverner ; mais lorsque enfin les barons ont appris à lire et à écrire, lorsque la lèpre de l’ignorance a diminué chez les magistrats et chez les principaux citoyens, on a regardé en face l’idole devant laquelle on avait léché la poussière ; au lieu d’hommage, la moitié de l’Europe a rendu outrage pour outrage au serviteur des serviteurs ; l’autre moitié, qui lui baise encore les pieds, lui lie les mains ; du moins c’est ainsi que je l’ai lu dans une histoire qui, quoique contemporaine, est vraie et philosophique (2). Je suis sûr que si demain le roi de Naples et de Sicile veut renoncer à cette unique prérogative qu’il possède d’être homme-lige du pape, d’être le serviteur du serviteur des serviteurs de Dieu, et de lui donner tous les ans un petit cheval avec deux mille écus d’or pendus au cou, toute l’Europe lui applaudira (3).

 

 

          B – Il en est en droit, car ce n’est pas le pape qui lui a donné le royaume de Naples. Si des meurtriers normands, pour colorer leurs usurpations, et pour être indépendants des empereurs auxquels ils avaient fait hommage, se firent oblats de la sainte Eglise, le roi des Deux-Siciles, qui descend de Hugues Capet en ligne droite, et non de ces Normands, n’est nullement tenu d’être oblat. Il n’a qu’à vouloir.

 

          Le roi de France n’a qu’à dire un mot, et le pape n’aura pas plus de crédit en France qu’en Russie. On ne paiera plus d’annates à Rome, on n’y achètera plus la permission d’épouser sa cousine ou sa nièce ; je vous réponds que les tribunaux de France, appelés parlements, enregistreront cet édit sans remontrances (4).

 

          On ne connaît pas ses forces. Qui aurait proposé il y a cinquante ans de chasser les jésuites de tant d’Etats catholiques aurait passé pour le plus visionnaire des hommes. Ce colosse avait un pied à Rome, et l’autre au Paraguay ; il couvrait de ses bras mille provinces, et portait sa tête dans le ciel. J’ai passé, et il n’était plus.

 

          Il n’y a qu’à souffler sur tous les autres moines, ils disparaîtront de la surface de la terre.

 

 

          A – Ce n’est pas notre intérêt (5) que la France ait moins de moines et plus d’hommes ; mais j’ai tant d’aversion pour le froc, que j’aimerais encore mieux voir en France des revues, que des processions. En un mot, en qualité de citoyen, je n’aime point à voir des citoyens qui cessent de l’être, des sujets qui se font sujets d’un étranger, des patriotes qui n’ont plus de patrie ; je veux que chaque Etat soit parfaitement indépendant.

 

          Vous avez dit que les hommes ont été longtemps aveugles, ensuite borgnes, et qu’ils commencent à jouir des deux yeux. A qui en a-t-on l’obligation ? à cinq ou six oculistes qui ont paru en divers temps.

 

 

          B – Oui ; mais le mal est qu’il y a des aveugles qui veulent battre les chirurgiens empressés à les guérir.

 

 

          A – Eh bien ! ne rendons la lumière à qu’à ceux qui nous prieront d’enlever leurs cataractes.

 

 

1 – Etienne II. Voyez le chapitre XIII de l’Essai sur les mœurs. (G.A.)

2 – Siècle de Louis XIV. Voyez le chapitre II de cette histoire. (G.A.)

3 – Un an après la publication de ce Dialogue, cet usage fut aboli. (G.A.)

4 – En ce moment, les parlements étaient en lutte violente contre les édits du roi. (G.A.)

5 – Il ne faut pas oublier que A est Anglais. (G.A.)

 

 

 

 

 

Commenter cet article