DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - L' A, B, C - Partie 12
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L’A, B, C,
ou
DIALOGUES ENTRE A, B, C.
- Partie 12 -
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TREIZIÈME ENTRETIEN.
DES LOIS FONDAMENTALES.
(1)
B – J’entends toujours parler de lois fondamentales, mais y en-a-t-il ?
A – Oui, il y a celle d’être juste ; et jamais fondement ne fut plus souvent ébranlé.
C – Je lisais, il n’y a pas longtemps, un de ces mauvais livres très rares, que les curieux recherchent, comme les naturalistes amassent des fragments de substances animales ou végétales pétrifiés, s’imaginant par là qu’ils découvriront le secret de la nature. Ce livre est d’un avocat de Paris, nommé Louis Dorléans, qui plaidait beaucoup contre Henri IV par devant la Ligue, et qui heureusement perdit sa cause. Voici comment ce jurisconsulte s’exprime sur les lois fondamentales du royaume de France (2) : « La loi fondamentale des breux était que les lépreux ne pouvaient régner : Henri IV est hérétique, donc il est lépreux ; donc il ne peut être roi de France par la loi fondamentale de l’Eglise. La loi veut qu’un roi de France soit chrétien comme mâle : qui ne tient la foi catholique, apostolique, et romaine, n’est point chrétien, et ne croit point en Dieu ; il ne peut plus être roi de France que le plus grand faquin du monde, etc. »
Il est très vrai à Rome que tout homme qui ne croit point au pape ne croit point en Dieu ; mais cela n’est pas absolument si vrai dans le reste de la terre ; il faut y mettre quelque petite restriction : et il me semble qu’à tout prendre, maître Louis Dorléans, avocat au parlement de Paris, ne raisonnait pas tout à fait aussi bien que Cicéron et Démosthène.
B – Mon plaisir serait de voir ce que deviendrait la loi fondamentale du saint Empire romain, s’il prenait un jour fantaisie aux électeurs de choisir un César protestant dans la superbe ville de Francfort-sur-le-Mein.
A – Il arriverait ce qui est arrivé à la loi fondamentale qui fixe le nombre des électeurs à sept (3), parce qu’il y a sept cieux, et que le chandelier d’un temple juif avait sept branches.
N’est-ce pas une loi fondamentale en France que le domaine du roi est inaliénable ? et cependant n’est-il presque pas tout aliéné ? Vous m’avouerez que tous ces fondements-là sont bâtis sur du sable mouvant. Les lois qu’on appelle lois fondamentales ne sont, comme toutes les autres, que des lois de convention, d’anciens usages, d’anciens préjugés qui changent selon les temps. Demandez aux Romains d’aujourd’hui s’ils ont gardé les lois fondamentales de l’ancienne république romaine. Il était bon que les domaines des rois d’Angleterre, de France et d’Espagne, demeurassent propres à la couronne quand les rois vivaient comme vous et moi du produit de leurs terres ; mais aujourd’hui qu’ils ne vivent que de taxes et d’impôts, qu’importe qu’ils aient des domaines ou qu’ils n’en aient pas ? Quand François Ier manqua de parole à Charles-Quint son vainqueur, quand il viola fort à propos le serment de lui rendre la Bourgogne, il se fit représenter par ses gens de loi que les Bourguignons étaient inaliénables ; mais si Charles-Quint était venu lui faire des représentations contraires à la tête d’une grande armée, les Bourguignons auraient été très aliénés.
La Franche-Comté, dont la loi fondamentale était d’être libre sous la maison d’Autriche, tient aujourd’hui d’une manière intime et essentielle à la couronne de France. Les Suisses ont tenu essentiellement à l’Empire, et tiennent aujourd’hui essentiellement à la liberté.
C’est cette liberté qui est la loi fondamentale de toutes les nations : c’est la seule loi contre laquelle rien ne peut prescrire, parce que c’est celle de la nature. Les Romains peuvent dire au pape : Notre loi fondamentale fut d’abord d’avoir un roi qui régnait sur une lieue de pays ; ensuite elle fut d’élire deux consuls, puis deux tribuns ; puis notre loi fondamentale fut d’être mangés par un empereur, puis d’être mangés par des gens venus du Nord, puis d’être dans l’anarchie, puis de mourir de faim sous le gouvernement d’un prêtre. Nous revenons enfin à la véritable loi fondamentale qui est d’être libres : allez-vous en donner ailleurs des indulgences in articulo mortis, et sortez du Capitole, qui n’était pas bâti pour vous.
B – Amen !
C – Il faut bien espérer que la chose arrivera quelque jour. Ce sera un beau spectacle pour nos petits-enfants.
A – Plût à Dieu que les grands-pères en eussent la joie ! C’est de toutes les révolutions la plus aisée à faire, et cependant personne n’y pense (4).
B – C’est que, comme vous l’avez dit, le caractère principal des hommes est d’être sots et poltrons. Les rats romains n’en savent pas encore assez pour attacher le grelot au cou du chat.
C – N’admettons-nous point encore quelque loi fondamentale ?
A – La liberté les comprend toutes. Que l’agriculteur ne soit point vexé par un tyran subalterne ; qu’on ne puisse emprisonner un citoyen sans lui faire incontinent son procès devant ses juges naturels, qui décident entre lui et son persécuteur ; qu’on ne prenne à personne son pré et sa vigne sous prétexte du bien public, sans le dédommager amplement ; que les prêtres enseignent la morale et ne la corrompent point ; qu’ils édifient les peuples au lieu de vouloir dominer sur eux en s’engraissant de leur substance ; que la loi règne, et non le caprice.
C – Le genre humain est prêt à signer tout cela.
1 – Voltaire s’est souvent moqué de ces fameuses lois fondamentales dont s’armaient les parlementaires, et que Montesquieu avait glorifiées. (G.A.)
2 – Réponse des vrais catholiques français à l’Avertissement des catholiques anglais pour l’exclusion du roi de Navarre de la couronne de France, 1588. Ce n’est pas textuellement que Voltaire va citer un passage, mais il donnera le sens exact de l’argumentation de ce Dorléans. (G.A.)
3 – Il s’agit des électeurs de l’empire allemand. Voyez les Annales de cet empire. (G.A.)
4 – On y a pensé depuis alors, et l’on y pense tous les jours. Deux fois, en cinquante ans, le pape a déjà dû vider de son siège. (G.A.)