CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 19
Photo de PAPAPOUSS
à M. le cardinal de Bernis.
A Ferney, 12 Juin 1769.
Viva il cardinale Bembo e la poesia !
J’ai lu, je ne sais où, que le cardinal Bembo était d’une très ancienne maison, et que, de plus, il était fort aimable, mais que c’était la poesia qui avait commencé à le faire connaître, et que, sans les belles-lettres, il n’aurait pas fait une grande fortune. Il était véritablement très bon poète, car
Scribendi recte sapere est et principium et fons.
HOR., de Art. poet.
Votre éminence sait-elle que votre correspondant, M. le duc de Choiseul, est aussi notre confrère ? Il y a quelques années qu’étant piqué au jeu sur une affaire fort extraordinaire, il m’envoya une vingtaine de stances de sa façon (1), qu’il fit en moins de deux jours. Elles étaient nobles, elles étaient fières. Il y en avait de très agréables ; l’ouvrage en tout était fort singulier. Je vous confie cela comme à un archevêque, sous le secret de la confession.
Je ne crois pas que Clément XIV soit un Bembo ; mais, puisque vous l’avez choisi, il mérite sûrement la petite place que vous lui avez donnée. Or, monseigneur, comme dans les petites places on peut faire de petite grâces, il peut m’en faire une, et je vous demande votre protection ; elle ne coûtera rien ni à sa sainteté, ni à votre éminence, ni à moi ; il ne s’agit que de la permission de porter la perruque. Ce n’est pas pour mon vieux cerveau brûlé que je demande cette grâce ; c’est pour un autre vieillard (ci-devant soi-disant jésuite (2), ne vous en déplaise), lequel me sert d’aumônier.
Ferney est, comme Albi, auprès des montagnes, mais notre hiver est incomparablement plus rude que celui d’Albi. Je vois de ma fenêtre quarante lieues de la partie des Alpes qui est couverte d’une neige éternelle. Les Russes qui sont venus chez moi m’ont avoué que la Sibérie est un climat plus doux que le mien, aux mois de décembre et de janvier. Nos curés, qui sont nés dans le pays, peuvent supporter l’horreur de nos frimas ; et, quoiqu’ils soient tous des têtes à perruque, ils n’en portent cependant pas ; ils ont même fait vœu d’être chauves en disant la messe. Mon aumônier est Lorrain, il a été élevé en Bourgogne, il n’a point fait le vœu de s’enrhumer ; il est malade, et sujet à de violents rhumatismes ; il priera Dieu de tout son cœur pour votre éminence, si vous voulez bien avoir la bonté d’employer l’autorité du vicaire de Jésus-Christ pour couvrir le crâne de ce pauvre diable.
Je ne vous cacherai point que notre évêque d’Annecy est un fanatique, un homme à billets de confession, à refus de sacrements. Il a été vicaire de paroisse à Paris, et s’y est fait des affaires pour ses belles équipées : en un mot, j’ai besoin de toute la plénitude du pouvoir apostolique pour coiffer celui qui me dit la messe. Je ne puis avoir d’autre aumônier que lui ; il est à moi depuis près de dix ans ; il me serait impossible d’en trouver un autre qui me convînt autant. Je vous aurai une très grande obligation, monseigneur, si vous daignez m’envoyer le plus tôt qu’il sera possible un beau bref à perruque.
Je ne sais si vous avez continué M. l’archevêque de Chalcédoine dans son poste de secrétaire des brefs : je me doute que non ; mais, qui que ce soit qui ait cette place, j’imagine qu’il est votre secrétaire.
Votre éminence gouverne Rome et la barque de saint Pierre, ou je me trompe fort. Si je n’obtiens pas ce que je demande, je m’en prendrai à vous.
Ma lettre n’a rien d’un bref, elle est trop longue. Je vous supplie de me pardonner, et de conserver pour ma vieille tête et pour mon jeune cœur des bontés dont je fais plus de cas que de toutes les perruques possibles.
N.B. – Voici un petit mémoire du suppliant : c’est trop abuser de votre charité que de vous supplier d’ordonner que la supplique soit rédigée selon la forme usitée.
N.B. – M. le duc de Choiseul me fit avoir, haut la main, de la part de Clément XIII, des reliques pour l’autel de ma paroisse ; M. le cardinal Bembo n’aura-t-il pas le pouvoir de me faire avoir une tignasse de Clément XIV ?
Agréez les tendres respects du radoteur.
N.B. – Peut-être que le nom d’ex-jésuite n’est pas un titre pour obtenir des faveurs ; mais peut-être aussi, quand on abolit le corps, on ne refusera pas à des particuliers des grâces qui sont sans conséquence.
Daignez répondre à mon verbiage quand votre éminence aura un moment de loisir.
1 – Elles étaient de la façon de Palissot. (G.A.)
2 – Le Père Adam. (G.A.)
à M. le marquis Albergati Capacelli.
14 Juin 1769 (1).
Il est vrai, monsieur, que j’avais projet, il y a deux ans, de faire un petit voyage en Italie. Vous en étiez le principal objet. Je voulais alors avoir avec moi quelque jeune homme italien instruit et sage, qui pût me rendre le voyage plus agréable ; mais la longue maladie, qui m’a mis aux portes du tombeau, ne m’a pas permis de remplir mes vues. Si j’étais assez heureux pour me pouvoir transplanter, je viendrais moi-même vous demander la personne que vous voulez bien me proposer ; mais il n’y a plus de plaisir pour moi, et je ne dois penser qu’à mourir au pied des Alpes, au lieu de les franchir pour venir vous embrasser.
Conservez-moi des bontés qui feront ma consolation jusqu’à mon dernier moment.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Thieriot.
A Ferney, 14 Juin 1769.
Je n’ai pas été assez heureux, mon ancien ami, pour que l’ouvrage de M. de Mairan sur le feu central (1) parvînt jusque dans l’enceinte de mes montagnes de neige. Tout ce que je sais, c’est que le feu qui anime sa respectable vieillesse m’a toujours paru brillant et égal. Il me semble que M. de Mairan possède en profondeur ce que M. de Fontenelle avait en superficie. Faites-moi l’amitié de me chercher son feu central, et d’ajouter ce petit déboursé à ceux que vous avez déjà bien voulu faire pour moi.
Il y a longtemps que je suis très certain que le feu est partout ; mais je pense qu’il serait difficile de prouver qu’il y eût un foyer ardent tout au beau milieu de notre globe ; il faudrait pour cela creuser ce grand trou que proposait ce fou de Maupertuis.
A propos, puisque vous dînez avec madame Dupin (2) et M. de Mairan, dites-leur, je vous prie, que je voudrais bien en faire autant.
Vous avez raison sur le cardinal de Bernis ; c’est lui qui a fait le pape : il fait ce qu’il veut dans Rome, il y est adoré.
Le petit magistrat m’est venu voir encore (3) ; c’est un être fort singulier ; il ne lâche point prise ; il se retourne de tous les sens : je vous serai savoir de ses nouvelles dans quinze jours.
On a frappé en Angleterre une médaille de l’amiral Anson ; c’est un chef d’œuvre digne du temps d’Auguste. Le revers est une Victoire posée sur un cheval marin, tenant une couronne de lauriers. Les noms des principaux officiers qui firent avec lui le tour du monde sont gravés autour de la Victoire, dans de petits cartouches entourés de lauriers. Cela est patriotique, brillant, et neuf : la famille me l’a envoyée en or ; elle m’a fait cet honneur en qualité de citoyen du globe dont l’amiral Anson avait fait le tour (4).
Bonsoir, mon ancien ami, qui me serez toujours cher tant que je végéterai sur ce malheureux globe.
1 – Dans les Mémoires de l’Académie des sciences. (G.A.)
2 – Fille naturelle de Samuel Bernard. (G.A.)
3 – Il s’agit toujours des Guèbres. (G.A.)
4 – Voltaire lui a consacré tout le chapitre XXVII de son Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)
à M. l’abbé Audra.
Le 14 Juin 1769.
Votre zèle, mon cher philosophe, contre les fables décorées du nom d’histoire, est très digne de vous. Mais comment faire avec des nations chez lesquelles il n’y a d’autre éducation que celle de l’erreur ; où tous les livres nous trompent, depuis l’almanach jusqu’à la gazette ? Il y aurait bien quelques petits chapitres à faire sur cet amas inconcevable de bêtises dont on nous berce. Un temps viendra (1) où l’on jettera au feu toutes nos chronologies dans lesquelles on prend pour époques des aventures entièrement fausses, et des personnages qui n’ont jamais existé.
Mais une époque bien vraie, bien agréable, sera celle où le parlement de Toulouse vengera l’innocence opprimée par ce misérable juge de village qui a outragé également les lois, la nature, et la raison, en osant condamner les Sirven. Ce sera à vous que nous aurons l’obligation de la justice qu’on nous rendra. J’espère que cette affaire que j’ai tant à cœur, finira au moins cette année. Si je pouvais aller à Toulouse, je viendrais vous embrasser.
1 – Ce temps vint sous la première république. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
19 Juin 1769.
Mes divins anges sauront que j’ai envoyé quatre exemplaires des Guèbres à M. Marin : l’un pour vous ; le second pour lui ; le troisième pour l’impression ; le quatrième pour madame Denis.
Je ne suis pas à présent en état d’en juger, parce que je suis assez malade ; mais, autant qu’il peut m’en souvenir, cet ouvrage me paraissait fort honnête et fort utile, il y a quelques jours, dans le temps que je souffrais un peu moins. Il en sera tout ce qu’il plaira à Dieu et à la barbarie dans laquelle nous sommes actuellement plongés.
Eh bien ! mon cher ange, nous n’avons donc vécu que pour voir anéantir la scène française qui faisait vos délices et ma passion. Je ne m’attendais pas que le théâtre de Paris mourrait avant moi. Il faut se soumettre à sa destinée. Je suis né quand Racine vivait encore, et je finis mes jours dans le temps du Siège de Calais, et dans le triomphe de l’Opéra-Comique. Un peu de philosophie consolait notre malheureux siècle de sa décadence ; mais comme on traite la philosophie, et comme elle est écrasée par la superstition tyrannique ! Les Guèbres me paraissaient faits pour soutenir un peu la philosophie et le bon goût mais voilà qu’un pédant du Châtelet (1) s’oppose à l’un et à l’autre, et on ne sait à qui s’adresser contre ce barbare. Je m’en remets à vous. Nous n’avons contre les Goths et les Vandales que la voix des honnêtes gens. Vous les ameuterez ; les honnêtes gens l’emportent à la longue.
Celui qui a imprimé les Guèbres dans mon pays sauvage, ne sachant pas de qui était cette tragédie, me l’a dédiée. Il a cru cette dédicace nécessaire pour recommander la pièce, et la faire vendre dans les pays étrangers, où l’on ne juge que sur parole. J’ai soigneusement retranché cette dédicace, qui serait aussi mal reçue à Paris qu’elle est bien accueillie ailleurs.
On a supprimé aussi le titre de la Tolérance, dont le nom effarouche plus d’une oreille dans votre pays. Cette tragédie est imprimée chez l’étranger sous ce titre de Tolérance. C’est un nom devenu respectable et sacré dans les trois quarts de l’Europe ; mais il est encore en horreur chez les misérables dévots de la contrée des Welches. Trémoussez-vous, mes chers anges, pour écraser habilement le monstre du fanatisme. Comptez que vous lui porterez un rude coup en donnant aux Guèbres quelque accès dans le monde. Vous me direz peut-être que ce fanatisme triomphe d’une certaine cérémonie (2) qu’un certain ennemi des coquins a faite il y a quelques mois ; mais cette cérémonie servira un jour à mieux manifester la turpitude de ce monstre infernal : il y a des choses qu’on ne peut pas dire à présent. Le public juge de tout à tort et à travers ; laissez faire, tout viendra en son temps. Je me mets à l’ombre de vos ailes.
1 – Moreau, procureur du roi. (G.A.)
2 – Sa communion. (G.A.)