DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - Entre un mandarin et un jésuite - Partie 1
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ENTRE UN MANDARIN ET UN JÉSUITE.
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[C’est dans le tome VI Des choses utiles et agréables qu’on trouve cet opuscule sous le titre d’Entretiens chinois.] (G.A.)
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PREMIÈRE CONFÉRENCE.
LE MANDARIN.
Vous êtes donc bien mal édifié de nos bonzes ?
LE JÉSUITE.
Je vous avoue que je suis indigné de voir quel joug honteux ces séducteurs imposent sur votre populace superstitieuse. Quoi ! vendre la béatitude pour des chiffons bénits ! persuader aux hommes que des pagodes ont parlé ! qu’elle ont fait des miracles ! se mêler de prédire l’avenir ! quelle charlatanerie insupportable !
LE MANDARIN.
Je suis bien aise que l’imposture et la superstition vous déplaisent.
LE JÉSUITE.
Il faut que vos bonzes soient de grands fripons.
LE MANDARIN.
Pardonnez ; j’en disais autant en voyant en Europe certaines cérémonies, certains prodiges que les uns appellent des fraudes pieuses, les autres des scandales. Chaque pays a ses bonzes. Mais j’ai reconnu qu’il y en a autant de trompés que de trompeurs. Le grand nombre est de ceux que l’enthousiasme aveugle dans leur jeunesse, et qui ne recouvrent jamais la vue ; il y en a d’autres qui ont conservé un œil, et qui voient tout de travers. Ceux-là sont des charlatans imbéciles.
LE JÉSUITE.
Vous devez faire une grande différence entre nous et vos bonzes ; ils bâtissent sur l’erreur, et nous sur la vérité ; et si quelquefois nous l’avons embellie par des fables, n’est-il pas permis de tromper les hommes pour leur bien ?
LE MANDARIN.
Je crois qu’il n’est permis de tromper en aucun cas, et qu’il n’en peut résulter que beaucoup de mal.
LE JÉSUITE.
Quoi ! ne jamais tromper Mais dans votre gouvernement, dans votre doctrine des lettres, dans vos cérémonies et vos rites, n’entre-t-il rien qui fascine les yeux du peuple pour le rendre plus soumis et plus heureux ? Vos lettrés se passeraient-ils d’erreurs utiles ?
LE MANDARIN.
Depuis près de cinq mille ans nous avons des annales fidèles de notre empire, nous n’avons pas un seul exemple parmi les lettrés des saintes fourberies dont vous parlez ; c’est de tout temps, il est vrai, le partage des bonzes et du peuple ; mais nous n’avons ni la même langue, ni la même écriture, ni la même religion que le peuple. Nous avons adoré dans tous les siècles un seul Dieu, créateur de l’univers, juge des hommes, rémunérateur de la vertu, et vengeur du crime dans cette vie et dans la vie à venir.
Ces dogmes purs nous ont paru dictés par la raison universelle. Notre empereur présente au Souverain de tous les êtres les premiers fruits de la terre ; nous l’accompagnons dans ces cérémonies simples et augustes nous joignons nos prières aux siennes. Notre sacerdoce est la magistrature ; notre religion est la justice : nos dogmes sont l’adoration, la reconnaissance, et le repentir ; il n’y a rien là dont on puisse abuser ; point de métaphysique obscure qui divise les esprits, point de sujet de querelles ; nul prétexte d’opposer l’autel au trône ; nulle superstition qui indigne les sages ; aucun mystère qui entraîne les faibles dans l’incrédulité, et qui, en les irritant contre des choses incompréhensibles, leur puisse faire rejeter l’idée d’un Dieu que tout le monde doit comprendre.
LE JÉSUITE.
Comment donc, avec une doctrine que vous dites si pure, pouvez-vous souffrir parmi vous des bonzes qui ont une doctrine si ridicule ?
LE MANDARIN.
Eh ! comment aurions-nous pu déraciner une ivraie qui couvre le champ d’un vaste empire aussi peuplé que votre Europe ? Je voudrais qu’on pût ramener tous les hommes à notre culte simple et sublime ; ce ne peut être que l’ouvrage des temps et des sages. Les hommes seraient plus justes et plus heureux. Je suis certain, par une longue expérience, que les passions, qui font commettre de si grands crimes, s’autorisent presque toutes des erreurs que les hommes ont mêlées à la religion.
LE JÉSUITE.
Comment ! vous croyez que les passions raisonnent, et qu’elles ne commettent des crimes que parce qu’elles raisonnent mal ?
LE MANDARIN.
Cela n’arrive que trop souvent.
LE JÉSUITE.
Et quel rapport nos crimes ont-ils donc avec les erreurs superstitieuses ?
LE MANDARIN.
Vous le savez mieux que moi. Ou bien ces erreurs révoltent un esprit assez juste pour les sentir, et non assez sage pour chercher la vérité ailleurs ; ou bien ces erreurs entrent dans un esprit faible qui les reçoit avidement. Dans le premier cas, elles conduisent souvent à l’athéisme ; on dit : Mon bonze m’a trompé ; donc il n’y a point de religion, donc il n’y a point de Dieu, donc je dois être injuste si je puis l’être impunément. Dans le second cas, ces erreurs entraînent au plus affreux fanatisme ; on dit : Mon bonze m’a prêché que tous ceux qui n’ont point donné de robe neuve à la pagode sont les ennemis de Dieu, qu’on peut, en sûreté de conscience, égorger tous ceux qui disent que cette pagode n’a qu’une tête, tandis que mon bonze jure qu’elle en a sept. Ainsi je peux assassiner, dans l’occasion, mes amis, mes parents, mon roi, pour faire mon salut.
LE JÉSUITE.
Il me semble que vous vouliez parler de nos moines sous le nom de bonzes. Vous auriez grand tort ; ne seriez-vous pas un peu malin ?
LE MANDARIN.
Je suis juste, je suis vrai, je suis humain. Je n’ai acception de personne ; je vous dis que les particuliers et les hommes publics commettent souvent sans remords les plus abominables injustices, parce que la religion qu’on leur prêche, et qu’on altère, leur semble absurde. Je vous dis qu’un raïa de l’Inde, qui ne connaît que sa presqu’île, se moque de ses théologiens qui lui crient que son dieu Vitsnou s’est métamorphosé neuf fois pour venir converser avec les hommes, et que, malgré le petit nombre de ses incarnations, il est fort supérieur au dieu Sammonocodom (1), qui s’est incarné chez les Siamois jusqu’à cinq cent cinquante fois. Notre raïa, qui entend à droite et à gauche cent rêveries de cette espèce, n’a pas de peine à sentir combien une telle religion est impertinente ; mais son esprit, séduit par son cœur pervers, en conclut témérairement qu’il n’y a aucune religion : alors il s’abandonne à toutes les fureurs de son ambition aveugle ; il insulte ses voisins, il les dépouille ; les campagnes sont ravagées, les villes mises en cendres, les peuples égorgés. Les prédicateurs ne lui avaient jamais parlé contre le crime de la guerre ; au contraire, ils avaient fait en chaire le panégyrique des destructeurs nommés conquérants ; et ils avaient même arrosé ses drapeaux en cérémonie de l’eau lustrale du Gange. Le vol, le brigandage, tous les excès des plus monstrueuses débauches, toutes les barbaries des assassinats, sont commis alors sans scrupule ; la famine et la contagion achèvent de désoler cette terre abreuvée de sang. Et cependant les prédicateurs du voisinage prêchent tranquillement la controverse devant de bonne vieilles femmes qui, au sortir du sermon, entoureraient leur prochain de fagots allumés, si leur prochain soutenait que Sammonocodom s’est incarné cinq cent quarante-neuf fois, et non pas cinq cent cinquante.
J’ose dire que si ce raïa avait été infiniment persuadé de l’existence d’un Dieu infini, présent partout, infiniment juste, et qui doit par conséquent venger l’innocence opprimée, et punir un scélérat né pour le malheur du genre humain ; si ses courtisans avaient les mêmes principes, si tous les ministres de la religion avaient fait tonner dans son oreille ces importantes vérités, au lieu de parler des métamorphoses de Vitsnou, alors de raïa aurait hésité à se rendre si coupable.
Il en est de même dans toutes les conditions ; j’en ai vu plus d’un triste exemple dans les pays étrangers et dans ma patrie.
LE JÉSUITE.
Ce que vous dites n’est que trop vrai, il faut en convenir, et j’en augure un bon succès pour l’objet de ma mission. Mais avant d’avoir l’honneur de vous en parler, dites-moi, je vous prie, si vous pensez qu’il soit possible d’obtenir des hommes qu’ils se bornent à un culte simple, raisonnable et pur envers l’Etre suprême ? Ne faut-il pas aux peuples quelque chose de plus ? n’ont-ils pas besoin, je ne dis pas des fourberies de vos bonzes, mais de quelques illusions respectables ? n’est-il pas avantageux pour eux qu’ils soient pieusement trompés, je ne dis pas par vos bonzes, mais par des gens sages ? Une prédiction heureusement appliquée, un miracle adroitement opéré, n’ont-ils pas quelquefois produit beaucoup de bien ?
LE MANDARIN.
Vous me paraissez faire tant de cas de la fourberie, que peut-être je vous la pardonnerais, si elle pouvait en effet être utile au genre humain. Mais je crois fermement qu’il n’y a aucun cas où le mensonge puisse servir la vérité.
LE JÉSUITE.
Cela est bien dur. Cependant je vous jure que nous avons fait parler en Italie et en Espagne plus d’une image de la Vierge avec un très grand succès ; les apparitions des saints, les possessions du malin, ont fait chez nous bien des conversions. Ce n’est pas comme chez vos bonzes.
LE MANDARIN.
Chez vous, comme chez eux, la superstition n’a jamais fait que du mal. J’ai lu beaucoup de vos histoires je vois qu’on a toujours commis les plus grands attentats dans l’espérance d’une expiation aisée. La plupart de vos Européans ont ressemblé à un certain roi (2) d’une petite province de votre Occident, qui portait, dit-on, je ne sais quelle petite pagode à son bonnet, et qui lui demandait toujours permission de faire assassiner ou empoisonner ceux qui lui déplaisaient. Votre premier empereur chrétien (3) se souilla de parricides, comptant qu’il serait un jour purifié avec de l’eau. En vérité le genre humain est bien à plaindre ; les passions portent les hommes aux crimes ; s’il n’y a point d’expiation, ils tombent dans le désespoir et dans la fureur ; s’il y en a, ils commettent le crime impunément.
LE JÉSUITE.
Eh bien ! ne vaudrait-il pas mieux proposer des remèdes à ces malades frénétiques, que de les laisser sans secours ?
LE MANDARIN.
Oui, et le meilleur remède est de réparer par une vie pure les injustices qu’on peut avoir commises. Adieu. Voici le temps où je dois soulager quelques-uns de mes frères qui souffrent. J’ai fait des fautes comme un autre ; je ne veux pas les expier autrement ; je vous conseille d’en faire de même.
1 – Voyez ce mot dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)
2 – Louis XI. (G.A.)
3 – Constantin. Voyez l’Examen important. (G.A.)