CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 29
Photo de PAPAPOUSS
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 30 Auguste 1769.
Je sais qu’il est beau d’être modeste, mais il ne faut pas être indifférent sur sa gloire. Je me flatte, monseigneur, que du moins cette petite édition (1), que j’ai eu l’honneur de vous envoyer, ne vous aura pas déplu. Elle devrait vous rebuter, s’il y avait de la flatterie mais il n’y a que de la vérité. Je ne vois pas pourquoi ceux qui rendent service à la patrie n’en seraient pas payés de leur vivant. Salomon dit que les morts ne jouissent de rien, et il faut jouir.
J’ai eu l’honneur de vous parler de l’opéra de M. de La Borde. Permettez-moi de vous présenter une autre requête sur une chose beaucoup plus aisée que l’arrangement d’un opéra : c’est d’ordonner les Scythes pour Fontainebleau au lieu de Mérope, ou les Scythes après Mérope, comme il vous plaira ; vous me ferez le plus grand plaisir du monde. J’ai des raisons essentielles pour vous faire cette prière. Je vous demande en grâce de faire mettre les Scythes sur la liste de vos faveurs pour Fontainebleau. Mes soixante-seize ans et mes maladies ne m’empêchent pas, comme vous voyez, de penser encore un peu aux bagatelles de ce monde. Pardonnez-les-moi en faveur de ma grande passion ; c’est celle de vous faire encore une fois ma cour avant de mourir, et de vous renouveler mon très tendre et profond respect.
1 – L’édition des deux Siècles. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
30 Auguste 1769.
Mon cher ange, j’ai été un peu malade ; je ne suis pas de fer, comme vous savez ; c’est ce qui fait que je ne vous ai pas remercié plus tôt de votre dernière lettre.
Le jeune auteur des Guèbres m’est venu trouver ; il a beaucoup ajouté à son ouvrage, et j’ai été assez content de ce qu’il a fait de nouveau : mais tous ses soins et toute sa sagesse ne désarmeront probablement par les prêtres de Pluton. On était près de jouer cette pièce à Lyon ; la seule crainte de l’archevêque (1), qui n’est pourtant qu’un prêtre de Vénus, a rendu les empressements des comédiens inutiles.
L’intendant (2) veut la faire jouer à sa campagne ; je ne sais pas encore ce qui en arrivera. Il se trouve, par une fatalité singulière, que ce n’est pas la prêtraille que nous avons à combattre dans cette occasion, mais les ennemis de cette prêtraille qui craignent de trop offenser leurs ennemis.
J’ai écrit à M. le maréchal de Richelieu pour le prier de faire mettre les Scythes sur la liste de Fontainebleau. Les Scythes ne valent pas les Guèbres, il s’en faut beaucoup ; mais, tels qu’ils sont, ils pourront être utiles à Lekain, et lui fournir trois ou quatre représentations à Paris.
Je me flatte que la rage de m’attribuer ce que je n’ai pas fait est un peu diminuée.
Je ne me mêle point de l’affaire de Martin (3) : elle n’est que trop vraie, quoi qu’en dise mon gros petit neveu qui a compulsé les registres de la Tournelle de cette année, au lieu de ceux de 1767 ; mais j’ai bien assez des Sirven sans me mêler des Martin. Je ne peux pas être le Don Quichotte de tous les roués et de tous les pendus. Je ne vois de tous côtés que les injustices les plus barbares. Lally et son bâillon, Sirven, Calas, Martin, le chevalier de La Barre, se présentent quelquefois à moi dans mes rêves. On croit que notre siècle n’est que ridicule, il est horrible. La nation passe un peu pour être une jolie troupe de singes ; mais parmi ces singes, il y a des tigres, et il y en a toujours eu. J’ai toujours la fièvre le 24 du mois d’auguste, que les barbares Welches nomment août : vous savez que c’est le jour de la Saint-Barthélemy : mais je tombe en défaillance le 14 de mai, où l’esprit de la Ligue catholique, qui dominait encore dans la moitié de la France, assassina Henri IV par les mains d’un révérend père feuillant. Cependant les Français dansent comme si de rien n’était.
Vous me demandez ce que c’est que l’aventure du pape et de la perruque. C’est que mon ex-jésuite Adam voulait me dire la messe en perruque pour ne pas s’enrhumer, et que j’ai demandé cette permission au pape, qui me l’a accordée. Mais l’évêque, qui est une tête à perruque, est venu à la traverse, et il ne tient qu’à moi de lui faire un procès en cour de Rome, ce qu’assurément je ne ferai pas.
Le parlement de Toulouse semble faire amende honorable aux mânes de Calas, en favorisant l’innocence de Sirven. Il a déjà rendu un arrêt par lequel il déclare le juge subalterne, qui a jugé toute la famille à être pendue, incapable de revoir cette affaire, et la remet à d’autres juges : c’est beaucoup. Je regarde le procès des Sirven comme gagné ; j’avais besoin de cette consolation.
Mes tendres respects à mes deux anges.
1 – Montazet. (G.A.)
2 – Jacques de Flesselles, prévôt des marchands de la ville de Paris en 1789. (G.A.)
3 – Voyez la lettre à d’Alembert du 4 septembre. (G.A.)
à Madame la comtesse de Rochefort.
Ferney, 31 Auguste 1769.
J’ai reçu la vôtre, qui m’a fait une grande joie ; car quoique vous n’ayez pas dix-huit ans, cependant vous raisonnez comme une femme de quarante, et outre cela vous avez un très bon petit cœur, ce qui vous attirera toujours beaucoup d’amis. Un homme qui vous a vue dans votre province nous disait l’autre jour en famille : Cette madame Clotier est très belle, mais elle pourrait se passer de beauté.
Nous sommes toujours très attachés, ainsi que M. votre époux, à M. l’abbé Bigot (1), et à M. d’Ermide (2). MM. de Bruguière (3), nos ennemis, nous accuseraient en vain de vendre de la contrebande ; nous n’en vendons point. Toutes nos marchandises sont du cru de France ; et pourvu qu’on ne nous desserve pas auprès de M. Le Prieur (4), nous nous moquons de MM. de Bruguières et des financiers. Nous souhaitons seulement que vous n’ayez plus la peste, et nous espérons toujours que M. Bigot sera votre médecin, qu’il conservera toujours sa bonne réputation, malgré la tante (5), qui est, je crois, une bonne femme.
Notre manufacture va toujours son petit train, et nous comptons dans quelques semaines pouvoir vous envoyer des échantillons. Nous reçûmes, il y a un mois, un maroquin rouge fort propre : nous ne savions d’où il venait ; mais enfin nous avons jugé qu’il vient de votre boutique, car vous n’avez que du beau et du bon : c’est une justice qu’on rend à madame Clotier et à M. son cher époux.
Je suis, madame Clotier, avec un profond respect, votre très humble servante et commère. GIRAFOU
1 – Le duc de Choiseul. (G.A.)
2 – Le prince de Beauvau. (G.A.)
3 – Gens du parlement. (G.A.)
4 – Louis XV. (G.A.)
5 – Madame du Barry. (G.A.)
à M. le comte de Schomberg.
31 Auguste 1769.
Il est vrai, monsieur, que j’ai été fort malade. C’est le partage ordinaire de la vieillesse, surtout quand on est né avec un tempérament faible ; et ces petits avertissements sont des coups de cloche qui annoncent que bientôt il n’y aura plus d’heure pour nous. Les bêtes ont un grand avantage sur l’espèce humaine ; il n’y a point de coup de cloche pour les animaux, quelque esprit qu’ils aient : ils meurent tous sans qu’ils s’en doutent ; ils n’ont point de théologiens qui leur apprennent les quatre fins des bêtes (1) ; on ne gêne point leurs derniers moments par des cérémonies impertinentes et souvent odieuses ; il ne leur en coûte rien pour être enterrés ; on ne plaide point pour leurs testaments ; mais aussi nous avons sur eux une grande supériorité, car ils ne connaissent que l’habitude, et nous connaissons l’amitié. Les chiens barbets ont beau avoir la réputation d’être les meilleurs amis du monde, ils ne nous valent pas.
Vous me faites sentir du moins, monsieur, cette consolation dans toute son étendue.
Je n’ai jamais eu l’honneur de voir madame Gargantua (2), je ne connais d’elle qu’un soulier qui annonce la plus grande taille du monde ; mais je connais d’elle des lettres qui me font croire qu’elle a l’esprit beaucoup plus délicat que ses pieds ne sont gros.
Je lui passe de ne pas aimer Catau ; c’est entre elles deux qui sera la plus grande : mais je ne lui passe pas de croire qu’une rapsodie (3), contre laquelle vous m’avez vu si en colère, puisse être de moi.
La compagnie des Indes, dont vous me parlez, paie actuellement le sang de Lally ; mais qui paiera le sang du chevalier de La Barre ?
Ne soyez point étonné, monsieur, que j’aie été malade au mois d’auguste, que les Welches appellent août. J’ai toujours la fièvre vers le 24 de ce mois, comme vers le 14 de mai (4). Vous devinez bien pourquoi, vous dont les ancêtres étaient attachés à Henri IV. Votre visite et votre souvenir sont un baume sur toutes mes blessures. Conservez-moi des bontés dont le prix m’est si cher.
1 – Allusion à un ouvrage sur les Quatre fins de l’homme.(G.A.)
2 – Madame de Choiseul. (G.A.)
3 – L’Histoire du Parlement. (G.A.)
4 – Jour anniversaire de l’assassinat de Henri IV. (G.A.)
à M. le marquis de Thibouville.
31 Auguste 1769.
Je remercie le jeune auteur des Guèbres, qui m’a valu une lettre de mon cher marquis. Je suis bien malade, et assez hors d’état de donner des conseils à l’auteur. Je ne puis que lui souhaiter un meilleur siècle, moins d’égarement dans le goût public, moins de ridicule politique dans ceux qui craignent qu’on ne prenne des prêtres d’Apamée pour des archevêques de Paris : cela est d’une impertinence horriblement welche.
Quoi ! l’on jouera le Tartufe, et l’on ne jouera pas les Guèbres ! L’inconséquence est le fruit naturel du sol de votre pays.
J’ai ouï dire qu’en effet il y a actuellement à Paris une belle et spirituelle Hongroise, dont le père était sans doute à la tête de la nation quand l’impératrice présenta son fils, et fit verser des larmes à tout le monde. Le comte de Palfi parla dignement, et pleura de même ; mais il est très certain que Marie-Thérèse prononça les paroles que j’ai recueillies. Il faut bien se garder de les donner à un autre ; elles sont déchirantes dans la bouche d’une mère. Cela ferait à merveille dans une belle scène de tragédie.
Je prie mon cher marquis de dire à tous les Welches qu’il rencontrera qu’ils sont des monstres s’ils empêchent qu’on ne joue les Guèbres. Je l’embrasse de tout mon cœur.
à M. l’Abbé Foucher.
31 Auguste 1769 (1).
Monsieur, la persévérance à défendre ceux à qui on est attaché est une vertu ; l’acharnement à soutenir une critique injurieuse et injuste n’est pas si honnête.
Quand on veut faire une critique, il faut consulter toutes les éditions, voir si elles sont conformes, examiner si une faute d’imprimeur, que la malignité rejette souvent sur un écrivain, n’est pas corrigée dans les dernières éditions. Un censeur est une espèce de délateur ; plus son rôle est odieux, plus il a besoin d’exactitude ; il faut qu’il ait raison ou tort.
Celui qui fait imprimer dans le recueil d’une académie des outrages contre un homme d’une autre académie manque à toutes les bienséances. Il ne faut pas dire, « je parierais bien que M. de *** n’a pas lu le livre dont il parle, » parce que cette expression, je parierais bien, est d’un style très bas ; parce que dire à un homme, « Vous ne connaissez pas les choses dont vous parlez, » est une injure grossière ; parce qu’il est évident que vous auriez perdu votre gageure ; parce que non seulement l’homme que vous outragez connaît les choses dont il parle, mais les fait quelquefois connaître au public de manière à faire repentir ceux qui l’insultent au hasard ; parce que ce n’est pas une excuse valable de dire comme vous faites, « Son nom est venu au bout de ma plume. » Vous sentez, monsieur, que le vôtre peut venir au bout de la sienne et être connu du public.
Permettez-moi, monsieur, de faire ici une réflexion générale. Une des choses qui révoltent le plus les honnêtes gens, c’est cette obstination à vouloir publier son tort. Se tromper est très ordinaire, insulter en se trompant est odieux. Chercher mille prétextes pour faire croire qu’on a eu raison d’insulter un homme à qui on devait des égards est le comble du mauvais procédé. Au reste la personne avec laquelle vous en avez si mal agi n’a jamais lu votre ouvrage, elle en a été avertie par quelques amis. J’ai vengé la vérité ; j’ai fait mon devoir, et vous n’avez pas fait le vôtre.
Je suis, monsieur, etc. BIGEX.
P.S. – Vous pensez, à ce que je vois par votre dernière lettre, que l’on m’a dicté mes réponses. Vous vous trompez en cela comme dans tout le reste.Je ne suis d’aucune académie ; mais je sais m’exprimer, et je connais les devoirs de la société.
1 – Voyez la lettre au même du 25 juin. (G.A.)