CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 28
Photo de PAPAPOUSS
à M. Le Roy.
Ferney, 16 Auguste (1).
Je suis, monsieur, aussi sensible que Sirven à la justice que vous lui rendez. Si les prétendus professeurs d’équité étaient aussi éclairés et aussi honnêtes qu’un professeur de médecine tel que vous, cette famille innocente et malheureuse ne serait pas dans l’état funeste où l’ignorance et l’injustice l’ont plongée. La sentence contre les Sirven est un nouvel outrage au sens commun, à la physique, aux sentiments de la nature, qui couvre la patrie de honte. Je me flatte que votre rapport ne contribuera pas peu à venger les Sirven et la France. Tous les bons citoyens vous béniront, et je vous aurai, monsieur, une obligation particulière, moi qui suis occupé depuis six ans à tirer la famille Sirven de l’oppression et de la misère. Il est bien cruel que la vie et l’honneur d’un père de famille dépendent d’un chirurgien ignorant et d’un juge idiot.
Agréez, monsieur, ma reconnaissance et tous les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte de Schomberg.
16 Auguste 1769.
Vous êtes trop bon, monsieur. Il est vrai que j’ai eu un petit avertissement ; il est bon d’en avoir quelquefois pour mettre ordre à ses affaires, et pour n’être pas pris au pied levé. Cette vie-ci n’est qu’une assez misérable comédie ; mais soyez bien sûr que je vous serai tendrement attaché jusqu’à la dernière ligne de mon petit rôle.
Dès qu’il y aura quelque chose de nouveau dans nos quartiers, je ne manquerai pas de vous l’envoyer. Voyez si vous voulez que ce soit sous le contre-seing de M. le duc de Choiseul, ou sous celui de monseigneur le duc d’Orléans.
Je voudrais bien que ce prince protégeât un peu les Guèbres. Henri IV, dont il a tant de choses, les protégea ; et la dernière scène des Guèbres est précisément l’édit de Nantes. Ceci n’est point un amusement de poésie, c’est une affaire qui concerne l’humanité. Les Welches ont encore des préjugés bien infâmes. Il n’y a rien de si sot, de si méprisable qu’un Welche ; mais il n’y a rien de si aimable et de si généreux qu’un Français. Vous êtes très Français, monsieur, c’est en cette qualité que vous agréerez mon très tendre respect.
à Madame d’Épinay.
17 Auguste 1769.
Il y a un mois, ma belle philosophe, que le solitaire des Alpes devrait vous avoir écrit ; mais je ne fais pas toujours ce que je veux : ma santé n’est pas aussi forte que mon attachement pour vous.
Je trouve que notre cher prophète (1) est bien sage et bien habile d’avoir fait le voyage de Vienne ; il sera connu et protégé par madame la dauphine, longtemps avant qu’elle parte pour Paris. Il est impossible que son mérite ne lui procure pas quelque place plus avantageuse, et il sera peut-être un jour à portée de faire un bien réel à la philosophie. Je vous prie, madame, de lui dire combien je l’approuve et combien j’espère.
On dit que les Guèbres, dont vous me parlez, rencontrent quelques difficultés sur la permission de se montrer en public. Cela est bien injuste ; mais il est à croire que cette petite persécution finira comme la pièce, par une tolérance entière. Les esprits de tous les honnêtes gens de l’Europe penchent vers cette heureuse tolérance. Il est vrai qu’on commence toujours à Paris par s’opposer à tout ce que l’Europe approuve. Notre savante magistrature condamna l’art de l’imprimerie dès qu’il parut ; tous les livres contre Aristote, toutes les découvertes faites dans les pays étrangers, la circulation du sang, l’usage de l’émétique, l’inoculation de la petite-vérole : elle a proscrit les représentations de Mahomet, elle pourrait bien en user ainsi avec les Guèbres ou (2) la Tolérance. Mais à la fin la voix de la raison l’emporte toujours sur les réquisitoires ; et puis l’Encyclopédie a passé, les Guèbres passeront, surtout s’ils sont appuyés par le suffrage de ma belle philosophe. Il faut que les sages parlent un peu haut, pour que les sots soient enfin obligés à se taire. Je connais l’auteur des Guèbres ; je sais que ce jeune homme a travaillé uniquement dans la vue du bien public ; il m’a écrit qu’il espérait que les philosophes soutiendraient la cause commune avec quelque chaleur. C’est dommage qu’ils soient quelquefois désunis ; mais voici une occasion où ils doivent se rallier.
Puissent-ils, madame, se rassembler tous sous vos drapeaux ! Je fais des vœux du fond de ma retraite, pour que les disciples de saint Paul ne persécutent point les disciples de Zoroastre. D’ailleurs, en qualité de jardinier, je dois m’intéresser à Arzame, la jardinière. Vous êtes un peu jardinière aussi : voyez que de raisons pour crier en faveur des Guèbres !
J’ajoute à toutes ces raisons que je suis serviteur du soleil autant que les Parsis. Je n’ai de moments passables que quand cet astre veut bien paraître sur mon horizon ; ainsi c’est ma religion que je défends. Cependant il y a une divinité que je lui préfère encore, c’est celle que je vis à Genève il y a quelques années : elle avait de grands yeux noirs et infiniment d’esprit : si vous le connaissez, madame, ayez la bonté de lui présenter mes très humbles respects.
1 – Grimm. (G.A.)
2 – Toutes les éditions portent « et » Nous croyons que c’est une faute. (G.A.)
à M. Élie de Beaumont.
17Auguste 1769.
Madame Denis, mon cher Cicéron, m’a mandé que, lorsque vous protégez si bien l’innocence de vos clients, vous me faites à moi la plus énorme injustice. Vous pensez qu’en fermant ma porte à une infinité d’étrangers qui ne venaient chez moi que par une vaine curiosité, je la ferme à mes amis, à ceux que je révère.
Si vous venez à Lyon (ce dont je doute encore), j’irai vous y trouver, plutôt que de ne vous pas voir. Si vous venez à Genève, je vous conjurerai de ne pas oublier Ferney ; vous ranimerez ma vieillesse ; j’embrasserai le défenseur des Calas et de Sirven ; mon cœur s’ouvrira au vôtre ; je jouirai de la consolation des philosophes, qui consiste à rechercher la vérité avec un homme qui la connaît.
Vous avez mis le sceau à votre gloire, en rétablissant l’innocence et l’honneur de M. de La Luzerne. Vous êtes
Et nobilis et decens,
Et pro sollicitis non tacitus reis.
HOR., lib. IV, od. I.
Je ne sais si vous êtes informé de l’aventure d’un nommé Martin, condamné à être roué par je ne sais quel juge de village en Barrois, sur les présomptions les plus équivoques. La Tournelle étant un peu pressée, et le pauvre Martin se défendant assez mal, a confirmé la sentence. Martin a été roué dans son village. Trois jours après, le véritable coupable a été reconnu ; mais Martin n’en a pas moins comparu devant Dieu avec ses bras et ses cuisses rompus. On dit que ces choses arrivent quelquefois chez les Welches. Je vous embrasse bien tendrement, et je me mets aux pieds de madame de Beaumont.
à M. Élie de Beaumont.
Le 19 Auguste 1769.
Je ne conçois plus rien, mon cher Cicéron, à la jurisprudence de ce siècle. Vous rendez l’affaire de M. de La Luzerne claire comme le jour, et cependant les juges ont semblé décider contre lui. Je souhaite que d’autres juges lui soient plus favorables ; mais que peut-on espérer ? tout est arbitraire.
Nous avons plus de commentaires que de lois, et ces commentaires se contredisent. Je ne connais qu’un juge équitable, encore ne l’est-il qu’à la longue c’est le public. Ce n’est qu’à son tribunal que je veux gagner le procès des Sirven. Je suis très sûr que votre ouvrage sera un chef-d’œuvre d’éloquence qui mettra le comble à votre réputation. Votre succès m’est nécessaire pour balancer l’horreur où me plongera longtemps la catastrophe affreuse du chevalier de La Barre, qui n’avait à se reprocher que les folies d’un page, et qui est mort comme Socrate. Cette affaire est un tissu d’abominations, qui inspire trop de mépris pour la nature humaine.
Vous plaidez, en vérité, pour le bien de madame votre femme, comme Cicéron pro domo sua. Je ne vois pas qu’on puisse vous refuser justice. Vous aurez une fortune digne de vous, et vous ferez des Tusculanes après vos Oraisons.
Je croyais que madame de Beaumont était entièrement guérie. Ne doutez pas, mon cher monsieur, du vif intérêt que je prends à elle. Je sens combien sa société doit vous consoler des outrages qu’on fait tous les jours à la raison. Que ne pouvez-vous plaider contre le monstre du fanatisme ! Mais devant qui plaideriez-vous ? ce serait parler contre Cerbère au tribunal des Furies. Je m’arrête pour écarter ces affreux objets, pour me livrer tout entier au doux sentiment de l’estime et de l’amitié la plus vraie.
à M. *** (1).
21 Auguste.
Voici, mon cher ami, un petit mémoire sur la facétie en question. Je tâcherai de faire partir, par la première poste, deux exemplaires. Je pourrai même les corriger à la main, afin qu’ils soient plus dignes de vos bontés et de vos remarques.
Je vous embrasse en idée, avec l’espérance consolante de vous revoir.
1 – Ce billet doit avoir été adressé à Bordes. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 31 Auguste (1).
Mon héros souffrira-t-il qu’on donne de vieille musique à une jeune princesse (2) ? Je lui répète et je l’assure que l’opéra de M. de La Borde est rempli de morceaux charmants, qui tiennent de l’italien autant que du français.
Qui favorisera un premier valet de chambre du roi, si ce n’est un premier gentilhomme de la chambre ? L’amie (3) de mon héros ne doit-elle pas s’intéresser à faire donner une belle fête ? Cela ne lui fera-t-il pas honneur ? Je crois qu’elle n’a qu’à témoigner sa volonté. Je ne doute pas que M. le duc d’Aumont ne se fasse un plaisir de lui donner l’opéra qu’elle n’a qu’à témoigner sa volonté. Je ne doute pas que M. le duc d’Aumont ne se fasse un plaisir de lui donner l’opéra qu’elle demandera. Si j’osais répondre de quelque chose, ce serait du succès de cette musique. En vérité, il est honteux de donner du réchauffé à une dauphine. Vous avez soutenu la gloire de la nation dans des occasions un peu plus sérieuses, et vous ne l’abandonnerez pas quand il s’agit de plaisirs. Il ne vous en coûtera que trois ou quatre paroles, et à votre amie autant. Ne rejetez pas la prière du plus ancien, du plus tendre et du plus respectueux de vos courtisans. Tout mourant qu’il est, il s’intéresse fort aux plaisirs des vivants ; mais il vous est encore plus attaché qu’à tous les plaisirs de la cour. Je vous supplie, monseigneur, d’agréer son profond respect.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Marie-Antoinette. (G.A.)
3 – La du Barry. (G.A.)
à M. Jean Maire.
A Ferney, 23 Auguste 1769.
Monseigneur le duc de Wurtemberg me doit, par billet à ordre au mois de mars passé, trente-cinq mille livres, et autant l’année prochaine. Son altesse sérénissime propose de me subroger à la créance du sieur Dietrich de Strasbourg, auquel elle doit 96,000 livres, moyennant que je lui prête ces 96,000 livres, remboursable en quatre ans, à 24,000 livres par an avec les intérêts légitimes. Pour cet effet, on veut que je rétrocède les deux billets de 70,000 francs, et que je fournisse le reste argent comptant.
Quoique à mon âge de soixante-quinze ans ce marché soit peu avantageux, je l’accepte ; et même, pour marquer à son altesse sérénissime mon attachement respectueux, je me relâche des cinq pour cent d’intérêt que j’aurais, si cet acte était passé à Genève ou à Montbéliard.
Je me réduis à quatre pour cent, et j’espère que monseigneur le duc de Wurtemberg sera content de mon procédé.
Voici un compte net du paiement à faire de ces 96,000 livres, avec l’intérêt à quatre pour cent en quatre années.
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Il observera que j’emprunte à six, et que je prête à quatre. Je me flatte que M. Dupont rédigera le tout dans la meilleure forme ; que je serai payé de tout ce qu’on me doit, exactement par quartiers, n’ayant plus que ces effets pour subsister moi et ma famille, et que son altesse sérénissime me continuera l’honneur de ses bontés.
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Je prie M. Jean Maire de communiquer cet écrit à M. l’avocat Dupont. Son très humble et très obéissant serviteur. VOLTAIRE.
à M. Servan.
Ferney, 26 Auguste 1769.
Voici un jeune homme à qui je porte envie, non parce qu’il est dans la fleur de l’âge et que je suis très vieux, non parce qu’il a de la santé et que je suis très malade ; mais parce qu’il aura l’honneur de vous faire sa cour c’est M. Mallet-Dupan (1), d’une ancienne famille de la magistrature de Genève. Il sait que c’est à Grenoble qu’il faut aller pour voir l’honneur de la magistrature ; il est un de ceux qui respectent le plus la vraie vertu et la vraie éloquence. Je prends la liberté, monsieur, de vous le présenter pour me consoler du malheur d’être éloigné de vous. Agréez les sentiments que je vous ai voués pour le reste de ma vie. Personne n’est plus sensible que moi à vos grands talents et à vos bontés. Je me flatte que votre santé vous permet de vous occuper de l’important ouvrage que vous avez commencé ; vous rendrez à la France un service dont elle a grand besoin. J’ai l’honneur d’être avec respect, monsieur, etc.
1 – Voyez au Catalogue des Correspondants. (G.A.)