CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 20
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à M. le comte de Rochefort.
A Lyon, 24 Juin 1769.
Vous ne doutez pas, monsieur, du plaisir que m’a fait votre lettre. Vous savez combien je vous suis attaché, à vous, monsieur, et à madame Dixhuitans (1). L’amitié d’un pauvre vieillard malade et solitaire est bien peu de chose ; mais enfin vous daignez y être sensible.
J’écris quelquefois à madame Finette (2), et rarement à l’abbé Bigot (3) ; mais je suis assurément un de leurs plus zélés serviteurs. Je crois que l’abbé Bigot, qui n’est point du tout bigot, réussira en tout, et c’est un de mes plus grands plaisirs ; on aime d’ailleurs à voir ses prédictions accomplies, et son goût approuvé du public.
Je ne sais trop comment finira l’affaire du prélat (4), dont je vous ai tant parlé, et qui m’a forcé à des démarches qui ont paru très extraordinaires, et qui pourtant étaient fort raisonnables. J’ai rendu compte de tout au marquis (5) ; il m’a paru qu’il n’approuvait pas la conduite de ce prêtre, et qu’il était fort content de la mienne. Mais je voudrais être bien sûr de ses sentiments pour moi. Je vous aurais une très grande obligation de lui parler, de lui faire valoir un peu la décence avec laquelle je me suis conduit envers un homme qui n’en a point, de lui peindre la vie honnête que je mène, et de l’assurer surtout de mon dévouement pour sa personne. Ayez la bonté de me mander ce qu’il aura dit ; vous ne pouvez me rendre un meilleur office.
Vous ne vous écarterez sûrement pas de la vérité, quand vous lui direz que mon ami (6) est un brouillon, reconnu pour tel lorsqu’il était à Paris, détesté et méprisé dans la province. C’est un homme qui a le cœur aussi dur que les pierres que son grand-père, le maçon, a employées autrefois dans le château que j’habite. Je rends toutes ses fureurs inutiles par la discrétion et par la bienséance que je mets dans mes paroles et dans mes démarches. En un mot, réchauffez pour moi le marquis, je vous en supplie.
Je suis extrêmement content de mon frère l’abbé. Pour ma cousine (7), je n’ai aucune relation avec elle. Peut-être qu’un jour M. Anjoran (8) serait en état de l’engager à me rendre un petit service, mais rien ne presse ; je voudrais seulement savoir si son esprit se forme, si elle s’intéresse véritablement à M. le Prieur (9). Je compte toujours sur M. Anjoran ; mais il est bon que de temps en temps on le fasse souvenir qu’il me doit quelque amitié.
Comment êtes-vous avec votre Peste (10) ? Ne prenez-vous pas quelques mesures pour vous en dépêtrer, pour vous mettre entièrement entre les mains de l’abbé Bigot ? Rien ne presse sur aucun de ces articles.
Ne vous donnez la peine de me répondre que quand vous n’aurez rien à faire du tout. Il n’est pas juste que mes plaisirs vous gênent. Vous devez être très occupé ; vos devoirs demandent un homme tout entier.
Conservez-moi une place dans votre cœur, et soyez bien sûr que le mien est à vous pour tout le temps que j’ai encore à vivre.
J’oubliais de vous parler des Tenans et de M. d’Ermide (11). Ils doivent être de vos amis, car ils ont beaucoup d’esprit et le cœur noble.
1 – Madame de Rochefort. (G.A.)
2 – La duchesse de Choiseul. (G.A.)
3 – Le duc de Choiseul. (G.A.)
4 – Biord, évêque d’Annecy. (G.A.)
5 – M. de Choiseul. (G.A.)
6 – L’évêque d’Annecy. (G.A.)
7 – Madame du Barry. (G.A.)
8 – Richelieu. (G.A.)
9 – Louis XV. (G.A.)
10 – Le duc de Villeroi, capitaine des gardes. (G.A.)
11 – Le prince de Beauvau. (G.A.)
à M. l’abbé Foucher.
A Genève, ce 20 Juin 1769.
J’ai reçu, monsieur, la lettre dont vous m’honorez, en date du 17 de juin (1). Je vous prie de permettre que ma réponse figure avec votre lettre dans le Mercure de France, qui devient de jour en jour plus agréable, attendu qu’il est rédigé par deux hommes (2) qui ont beaucoup d’esprit, ce qui n’est pas rare, et beaucoup de goût, ce qui est assez rare.
Je n’ai point encore montré votre lettre au bon vieillard contre lequel vous voulez toujours avoir raison. Son nom, dites-vous, s’est trouvé au bout de votre plume, quand vous écriviez sur Zoroastre : mais, monsieur, il n’a rien de commun avec Zoroastre que d’adorer Dieu du fond de son cœur, et d’aimer passionnément le soleil et le feu, son âge de soixante et seize ans, et ses maladies, lui ayant fait perdre toute chaleur naturelle, jusqu’à celle du style.
Je suis très aise, pour votre bourse, que vous ayez perdu l’envie de parier ; je vous aurais fait voir que, dans son dernier voyage en Perse avec feu l’abbé Bazin, il composa une tragédie persane, intitulée Olympie. Il dit, dans les remarques sur cette pièce : « Quant à la confession… elle est expressément ordonnée par les lois de Zoroastre, qu’on trouve dans le Sadder. »
Je vous aurais prié de lire, dans d’autres remarques de sa façon sur l’Histoire générale, page 26 : « Les mages n’avaient jamais adoré ce que nous appelons le mauvais principe… ce qui se voit expressément dans le Sadder, ancien commentaire du livre du Zend. »
Je vous montrerais à la page 36 du même ouvrage, ces propres mots : « Puisqu’on a parlé de l’Alcoran, on aurait dû parler du Zend-Avesta, dont nous avons l’extrait dans le Sadder. »
Vous voyez bien, monsieur, qu’il ne prenait point le livre du Sadder pour un capitaine persan, et que vous ne pouvez en conscience dire de lui :
Notre magot prit pour le coup
Le nom d’un port pour un nom d’homme ;
De telles gens il est beaucoup
Qui prendraient Vaugirard pour Rome,
Et qui, caquetant au plus dru,
Parlent de tout, et n’ont rien vu.
LA FONT., liv. IV, fab. VII.
Je ne demande pas qu’en vous rétractant vous apportiez un sac plein d’or pour payer votre pari, avec une épée pour en être percé à discrétion par l’offensé. Je connais ce bonhomme ; il ne veut assurément ni vous ruiner, ni vous tuer ; et d’ailleurs on sait que, dans les dernières cérémonies persanes (3), il a pardonné publiquement à ceux qui l’avaient calomnié auprès du sofi.
Je suis très étonné, monsieur, que vous prétendiez l’avoir fâché ; car c’est le vieillard le moins fâché et le moins fâcheux que j’aie jamais connu. Je vous félicite très sincèrement de n’être point du nombre des critiques qui après avoir voulu décrier un homme, s’emportent avec toutes les fureurs de la pédanterie et de la calomnie contre ceux qui prennent modestement la défense de l’homme vexé. Je renvoie ces gens-là à la noble et judicieuse lettre de M. le comte de La Touraille, qui a si généreusement combattu depuis peu en faveur du neveu de l’abbé Bazin. Vous semblez être d’un caractère tout différent ; vous entendez raillerie, vous paraissez aimer la vérité.
Adieu, monsieur ; vivons en honnêtes Parsis ; ne tuons jamais le coq ; récitons souvent la prière de l’Ashim Vuhu ; elle est d’une grande efficacité, et elle apaise toutes les querelles des savants, comme le dit la porte 39.
Lorsque nous mangeons, donnons toujours trois morceaux à notre chien, parce qu’il faut toujours nourrir les pauvres, et que rien n’est plus pauvre qu’un chien, selon la porte 35.
Ne dites plus, je vous en prie, que le Sadder est un plat livre. Hélas ! monsieur, il n’est pas plus plat qu’un autre. Je vous salue en Zoroastre, et j’ai l’honneur d’être en bon français, monsieur, etc. BIGEX.
1 – Foucher répondait à la lettre du 30 Avril. (G.A.)
2 – La Harpe et Lacombe. (G.A.)
3 – C’est-à-dire en communiant. (G.A.)
à M. le comte de Wargemont.
1er Juillet 1769 (1).
L’ermite de Ferney réitère ses remerciements et ses compliments au digne Romain, tribun de la légion de Soubise. Il conseille au vainqueur de donner la préférence aux dames françaises sur les dames turques. Il sera mieux reçu, après avoir suivi un bacha dans les déserts d’Okzacov. Plus tôt il reviendra, plus tôt il jouira.
Le vieil ermite offre ses prières à Dieu pour les succès en amour et en guerre du très digne tribun d’une légion romaine.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. l’abbé Roubaud.
Ferney, ce 1er Juillet 1769.
Votre livre (1), monsieur, me paraît éloquent, profond et utile. Je suis bien persuadé avec vous que le pays où le commerce est le plus libre sera toujours le plus riche et le plus florissant, proportion gardée. Le premier commerce est, sans contredit, celui des blés. La méthode anglaise, adoptée enfin par notre sage gouvernement, est la meilleure ; mais ce n’est pas assez de favoriser l’exportation si on n’encourage pas l’agriculture. Je parle en laboureur qui a défriché des terres ingrates.
Je ne sais comment il se peut faire que la France étant, après l’Allemagne, le pays le plus peuplé de l’Europe, il nous manque pourtant des bras pour cultiver nos terres. Il me paraît évident que le ministère en est instruit, et qu’il fait tout ce qu’il peut pour y remédier. On diminue un peu le nombre des moines, et par là on rend les hommes à la terre. On a donné des édits pour extirper l’infâme profession de mendiant, profession si réelle, et qui se soutient malgré les lois, au point que l’on compte deux cent mille mendiants vagabonds dans royaume. Ils échappent tous aux châtiments décernés par les lois ; et il faut pourtant les nourrir, parce qu’ils sont hommes. Peut-être, si on donnait aux seigneurs et aux communautés le droit de les arrêter et de les faire travailler, on viendrait à bout de rendre utiles des malheureux qui surchargent la terre.
J’oserais vous supplier, monsieur, vous et vos associés, de consacrer quelques-uns de vos ouvrages à ces objets très importants. Le ministère, et surtout les officiers des cours supérieures, ne peuvent guère s’instruire à fond sur l’économie de la campagne que par ceux qui en ont fait une étude particulière. Presque tous vos magistrats sont nés dans la capitale que nos travaux nourrissent, et où ces travaux sont ignorés. Le torrent des affaires les entraîne nécessairement : ils ne peuvent juger que sur les rapports et sur les vœux unanimes des cultivateurs éclairés.
Il n’y a pas certainement un seul agriculteur dont le vœu n’ait été le libre commerce des blés, et ce vœu unanime est très bien démontré par vous.
Je sais bien que deux grands hommes se sont opposés à la liberté entière de l’exportation. Le premier est le chancelier de L’Hospital, l’un des meilleurs citoyens que la France ait jamais eus ; l’autre, le célèbre ministre des finances Colbert, à qui nous devons nos manufactures et notre commerce. On s’est prévalu de leur nom et des règlements qu’on leur attribue, mais on n’a pas peut-être assez considéré la situation où ils se trouvaient. Le chancelier de l’Hospital vivait au milieu des horreurs des guerres civiles, le ministre Colbert avait vu le temps de la Fronde, temps où la livre de pain se vendit dix sous et davantage dans Paris et dans d’autres villes ; il travaillait déjà aux finances sans avoir le titre de contrôleur général, lorsqu’il y eut une disette effrayante dans le royaume, en 1662.
Il ne faut pas croire qu’il fût, dans le conseil, le maître de toutes les grandes opérations. Tout se concluait à la pluralité des voix, et cette pluralité ne fut que trop souvent pour les préjugés. Je puis assurer que plusieurs édits furent rendus malgré lui ; et je crois très fermement que si ce ministre avait vécu de nos jours, il aurait été le premier à presser la liberté du commerce.
Il ne m’appartient pas, monsieur, de vous en dire davantage sur des choses dont vous êtes si bien instruit. Je dois me borner à vous remercier et vous assurer que j’ai pour vous une estime aussi illimitée que doit l’être, selon vous, la liberté du commerce.
1 – Représentations aux magistrats contenant l’exposition raisonnée des faits relatifs à la liberté du commerce des grains, et les résultats respectifs des règlements et de la liberté. (G.A.)
à Madame la duchesse de Choiseul.
Lyon, 3 Juillet 1769.
Guillemet ignore si madame la duchesse est dans son palais de Paris, ou dans son palais de Chanteloup, ou dans sa chambre de Versailles. Quelque part où elle soit, elle dit et elle fait des choses très agréables.
Guillemet prend la liberté de lui en dépêcher qui ne sont pas peut-être de ce genre ; mais, comme elle est très tolérante, il s’est imaginé qu’elle pourrait jeter un coup d’œil sur une tragédie où l’on dit que la tolérance est prêchée.
Monseigneur son époux le corsique aurait-il le temps de s’amuser un moment de cette bagatelle ? Guillemet en doute. Monseigneur a un nouveau royaume et un nouveau pape à gouverner, et force petites menus soins qui prennent vingt-quatre heures au moins dans la journée. Les détails me pilent, disait Montaigne, à ce qu’on m’a rapporté : voilà pourquoi Guillemet se garde bien d’écrire à monseigneur. Mais quand nous entendons parler de ses succès dans nos climats sauvages, notre cœur danse de joie.
Je vais bientôt, madame, quitter la typographie, avant que je quitte la vie, selon le conseil de La Bletterie. Je suis comme l’apothicaire Arnoult, qui se plaignait que l’on contrefît toujours ses sachets. Cela dégoûte à la fin du métier les typographes comme les apothicaires. Ainsi, madame, vous vous pourvoirez, s’il vous plaît, ailleurs. Il faut bien que tout finisse ; il faut surtout finir cette lettre, de peur de vous ennuyer.
Daignez donc, madame, agréer le profond respect qui ne finira qu’avec la vie de GUILLEMET.
P.S. – Je ne sais comment je suis avec madame votre petite-fille, depuis un certain déjeuner ; je ne sais si elle aime encore les vers ; je ne sais rien d’elle.