DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - L' A, B, C - Partie 2
Photo de PAPAPOUSS
L’A, B, C,
ou
DIALOGUES ENTRE A, B, C.
- Partie 2 -
__________
B – Tout cela est évidemment erroné. Qui empêcherait le souverain de faire grâce après avoir été lui-même au nombre des juges ? comment est-on en contradiction avec soi-même, en jugeant selon la loi, et en pardonnant selon sa clémence ? En quoi les idées seraient-elles confondues ? comment pourrait-on ignorer que le roi lui a publiquement fait grâce après la condamnation ?
Dans le procès fait au duc d’Alençon, pair de France, en 1458 (1), le parlement, consulté par le roi pour savoir s’il avait le droit d’assister au jugement du procès d’un pair de France, répondit qu’il avait trouvé par ses registres que non-seulement les rois de France avaient ce droit, mais qu’il était nécessaire qu’ils y assistassent en qualité de premiers pairs.
Cet usage s’est conservé en Angleterre. Les rois d’Angleterre délèguent à leur place, dans ces occasions, un grand steward qui les représente. L’empereur peut assister au jugement d’un prince de l’Empire. Il est beaucoup mieux sans doute qu’un souverain n’assiste point aux jugements criminels : les hommes sont trop faibles et trop lâches : l’haleine seule du prince fait trop pencher la balance.
« Les Anglais, pour favoriser la liberté, ont ôté toutes les puissances intermédiaires qui formaient leur monarchie. »
Le contraire est d’une vérité reconnue. Ils ont fait de la chambre des communes une puissance intermédiaire qui balance celle des pairs. Ils n’ont fait que saper la puissance ecclésiastique, qui doit être une société priante, édifiante, exhortante, et non pas puissante.
« Il ne suffit pas qu’il y ait dans une monarchie des rangs intermédiaires, il faut encore un dépôt de lois… L’ignorance naturelle à la noblesse, son inattention, son mépris pour le gouvernement civil, exigent qu’il y ait un corps qui fasse sans cesse sortir les lois de la poussière où elles seraient ensevelies. »
Cependant le dépôt des lois de l’Empire est à la diète de Rastibonne entre les mains des princes ; ce dépôt est en Angleterre dans la chambre haute ; en Suède, dans le sénat composé de nobles ; et en dernier lieu l’impératrice Catherine II, dans son nouveau code, le meilleur de tous les codes (2), remet ce dépôt au sénat composé des grands de l’empire.
Ne faut-il pas distinguer entre les lois politiques et les lois de la justice distributive ? Les lois politiques ne doivent-elles pas avoir pour gardiens les principaux membres de l’Etat ? Les lois du tien et du mien, l’ordonnance criminelle, n’ont besoin que d’être bien faites et d’être imprimées, le dépôt en doit être chez les libraires. Les juges doivent s’y conformer ; et quand elles sont mauvaises, comme il arrive fort souvent, alors ils doivent faire des remontrances à la puissance suprême pour les faire changer.
Le même auteur prétend qu’au Tunquin tous les magistrats et les principaux officiers militaires sont eunuques, et que chez les lamas la loi permet aux femmes d’avoir plusieurs maris. Quand ces fables seraient vraies, qu’en résulterait-il ? nos magistrats voudraient-ils être eunuques, et n’être qu’en quatrièmes ou en cinquièmes auprès de mesdames les conseillères ?
Pourquoi perdre son temps à se tromper sur les prétendues flottes de Salomon envoyées d’Asiongaber en Afrique, et sur les chimériques voyages depuis la mer Rouge jusqu’à celle de Bayonne, et sur les richesses encore plus chimériques de Sofala ? Quel rapport entre toutes ces digressions erronées et l’Esprit des lois ?
Je m’attendais à voir comment les Décrétales changèrent toute la jurisprudence de l’ancien code romain ; par quelles lois Charlemagne gouverna son empire, et par quelle anarchie le gouvernement féodal le bouleversa ; par quel art et par quelle audace Grégoire VII et ses successeurs écrasèrent les lois du royaume et des grands fiefs sous l’anneau du pêcheur ; par quelles secousses on est parvenu à détruire la législation papale ; j’espérais voir l’origine des bailliages qui rendirent la justice presque partout depuis les Othon, et celle des tribunaux appelés parlements, ou audiences, ou banc du roi, ou échiquier ; je désirais de connaître l’histoire des lois sous lesquelles nos pères et leurs enfants ont vécu, les motifs qui les ont établies, négligées, détruites, renouvelées : je n’ai malheureusement rencontré souvent que de l’esprit, des railleries, des imaginations, et des erreurs.
Par quelle raison les Gaulois, asservis et dépouillés par les Romains, continuèrent-ils à vivre sous les lois romaines quand ils furent de nouveau subjugués et dépouillés par une horde de Francs ? Quels furent bien précisément les lois et les usages de ces nouveaux brigands ?
Quels droits s’arrogèrent les évêques gaulois quand les Francs furent les maîtres ? N’eurent-ils pas quelquefois part à l’administration publique avant que le rebelle Pépin leur donnât place dans le parlement de la nation ?
Y eut-il des fiefs héréditaires avant Charlemagne ? Une foule de questions pareilles se présentent à l’esprit. Montesquieu n’en résout aucune.
Quel fut ce tribunal abominable institué par Charlemagne en Vestphalie, tribunal de sang appelé le Conseil veimique (3), tribunal plus horrible encore que l’inquisition, tribunal composé de juges inconnus, qui jugeait à mort sur le simple rapport de ses espions, et qui avait pour bourreau le plus jeune des conseillers de ce petit sénat d’assassins ? Quoi ! Montesquieu me parle des lois de Bantam, et il ne connaît pas les lois de Charlemagne, et il le prend pour un bon législateur !
Je cherchais un guide dans un chemin difficile ; j’ai trouvé un compagnon de voyage qui n’était guère mieux instruit que moi ; j’ai trouvé l’esprit de l’auteur, qui en a beaucoup, et rarement l’esprit des lois ; il sautille plus qu’il ne marche ; il brille plus qu’il n’éclaire ; il satirise quelquefois plus qu’il ne juge ; et il fait souhaiter qu’un si beau génie eût toujours plus cherché à instruire qu’à surprendre.
Ce livre très défectueux est plein de choses admirables dont on a fait de détestables copies. Enfin des fanatiques l’ont insulté par les endroits mêmes qui méritent les remerciements de genre humain.
Malgré ses défauts, cet ouvrage doit être toujours cher aux hommes, parce que l’auteur a dit sincèrement ce qu’il pense, au lieu que la plupart des écrivains de son pays, à commencer par le grand Bossuet, ont dit très souvent ce qu’ils ne pensaient pas. Il a partout fait souvenir les hommes qu’ils sont libres, il présente à la nature humaine ses titres qu’elle a perdus dans la plus grande partie de la terre (4) ; il combat la superstition, il inspire la morale.
Je vous avouerai encore combien je suis affligé qu’un livre qui pouvait être si utile soit fondé sur une distinction chimérique. La vertu, dit-il, est le principe des républiques, l’honneur l’est des monarchies. On n’a jamais assurément formé des républiques par vertu. L’intérêt public s’est opposé à la domination d’un seul ; l’esprit de propriété, l’ambition de chaque particulier, ont été un frein à l’ambition et à l’esprit de rapine. L’orgueil de chaque citoyen a veillé sur l’orgueil de son voisin. Personne n’a voulu être l’esclave de la fantaisie d’un autre. Voilà ce qui établit une république, et ce qui la conserve. Il est ridicule d’imaginer qu’il faille plus de vertu à un Grison qu’à un Espagnol (5).
Que l’honneur soit le principe des seules monarchies, ce n’est pas une idée moins chimérique ; et il le fait bien voir lui-même sans y penser. « La nature de l’honneur, dit-il au chap. VII du liv. III, est de demander des préférences et des distinctions. Il est donc, par la chose même, placé dans le gouvernement monarchique. »
Certainement, par la chose même, on demandait, dans la république romaine, la préture, le consulat, l’ovation, le triomphe ; ce sont là des préférences, des distinctions qui valent bien les titres qu’on achète souvent dans les monarchies, et dont le tarif est fixé. Il y a un autre fondement de son livre qui ne me paraît pas porter à moins à faux, c’est la division des gouvernements en républicain, en monarchique, et en despotique.
Il a plu à nos auteurs (je ne sais trop pourquoi) d’appeler despotes les souverains de l’Asie et de l’Afrique : on entendait autrefois par un despote un petit prince d’Europe, vassal du Turc, et vassal amovible, une espèce d’esclave couronné gouvernant d’autres esclaves. Ce mot despote, dans son origine, avait signifié chez les Grecs maître de maison, père de famille. Nous donnons aujourd’hui libéralement ce titre à l’empereur du Maroc, au grand-turc, au pape, à l’empereur de la Chine. Montesquieu, au commencement du second livre (chap. I), définit ainsi le gouvernement despotique : « Un seul homme, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par son caprice. »
Or, il est très faux qu’un tel gouvernement existe, et il me paraît très faux qu’il puisse exister. L’Alcoran et les commentaires approuvés sont les lois des musulmans tous les monarques de cette religion jurent sur l’Alcoran d’observer ces lois. Les anciens corps de milice et les gens de loi ont des privilèges immenses ; et quand les sultans ont voulu violer ces privilèges, ils ont tous été étranglés, ou du moins solennellement déposés.
Je n’ai jamais été à la Chine, mais j’ai vu plus de vingt personnes qui ont fait ce voyage, et je crois avoir lu tous les auteurs qui ont parlé de ce pays ; je sais beaucoup plus certainement que Rollin ne savait l’histoire ancienne ; je sais, dis-je, par le rapport unanime de nos missionnaires de sectes différentes, que la Chine est gouvernée par les lois, et non par une seule volonté arbitraire ; je sais qu’il y a dans Pékin six tribunaux suprêmes auxquels ressortissent quarante-quatre autres tribunaux ; je sais que les remontrances faites à l’empereur par ces six tribunaux suprêmes ont force de loi ; je sais qu’on n’exécute pas à mort un portefaix, un charbonnier aux extrémités de l’empire, sans avoir envoyé son procès à un tribunal suprême de Pékin, qui en rend compte à l’empereur. Est-ce là un gouvernement arbitraire et tyrannique ? L’empereur y est plus révéré que le pape ne l’est à Rome : mais pour être respecté, faut-il régner sans le frein des lois ? Une preuve que ce sont les lois qui règnent à la Chine, c’est que le pays est plus peuplé que l’Europe entière ; nous avons porté à la Chine notre sainte religion, et nous n’y avons pas réussi. Nous aurions pu prendre ses lois en échange, mais nous ne savons peut-être pas faire un tel commerce.
Il est bien sûr que l’évêque de Rome est plus despotique que l’empereur de la Chine, car il est infaillible, et l’empereur chinois ne l’est pas : cependant cet évêque est encore assujetti à des lois.
Le despotisme n’est que l’abus de la monarchie, une corruption d’un beau gouvernement. J’aimerais autant mettre les voleurs de grand chemin au rang des corps de l’Etat que de placer les tyrans au rang des rois.
A – Vous ne me parlez pas de la vénalité des emplois de judicature, de ce beau trafic des lois que les Français seuls connaissent dans le monde entier. Il faut que ces gens-là soient les plus grands commerçants de l’univers, puisqu’ils vendent et achètent jusqu’au droit de juger les hommes. Comment diable ! si j’avais l’honneur d’être né Picard ou Champenois, et d’être le fils d’un traitant ou d’un fournisseur de vivres, je pourrais, moyennant douze ou quinze mille écus, devenir, moi septième, le maître absolu de la vie et de la fortune de mes concitoyens ! on m’appellerait monsieur (6) dans le protocole de mes collègues, et j’appellerais les plaideurs par leur nom tout court, fussent-ils des Châtillon et des Montmorency, et je serais tuteur des rois pour mon argent ! c’est un excellent marché. J’aurais de plus le plaisir de faire brûler tous les livres qui me déplairaient par celui que Jean-Jacques Rousseau veut faire beau-père du dauphin (7). C’est un grand droit (8).
B – Il est vrai que Montesquieu a la faiblesse de dire que la vénalité des charges (9) est bonne dans les Etats monarchiques. Que voulez-vous, il était président à mortier en province. Je n’ai jamais vu de mortier, mais je m’imagine que c’est un superbe ornement. Il est bien difficile à l’esprit le plus philosophique de ne pas payer son tribut à l’amour-propre. Si un épicier parlait de législation, il voudrait que tout le monde achetât de la cannelle et de la muscade.
A – Tout cela n’empêche pas qu’il n’y ait des morceaux excellents dans l’Esprit des lois. J’aime les gens qui pensent et qui me font penser. En quel rang mettez-vous ce livre ?
B – Dans le rang des ouvrages de génie qui font désirer la perfection. Il me paraît un édifice mal fondé, et construit irrégulièrement, dans lequel il y a beaucoup de beaux appartements vernis et dorés.
A – Je passerais volontiers quelques heures dans ces appartements, mais je ne puis demeurer un moment dans ceux de Grotius ; ils sont trop mal tournés, et les meubles trop à l’antique : mais vous, comment trouvez-vous la maison que Hobbes a bâtie en Angleterre (10).
B – Elle a tout à fait l’air d’une prison, car il n’y loge guère que des criminels et des esclaves. Il dit que l’homme est né ennemi de l’homme, que le fondement de la société est l’assemblage de tous contre tous ; il prétend que l’autorité seule fait les lois, que la vérité (11) ne s’en mêle pas ; il ne distingue point la royauté de la tyrannie. Chez lui la force fait tout : il y a bien quelque chose de vrai dans quelques-unes de ses idées ; mais ses erreurs m’ont si fort révolté que je ne voudrais ni être citoyen de sa ville quand je lis son De cive, ni être mangé par sa grosse bête de Léviathan.
C – Vous me paraissez, messieurs, fort peu contents des livres que vous avez lu ; cependant vous en avez fait votre profit.
A – Oui, nous prenons ce qui nous paraît bon depuis Aristote jusqu’à Locke, et nous nous moquons du reste.
C – Je voudrais bien savoir quel est le résultat de toutes vos lectures et de vos réflexions.
A – Très peu de chose.
B – N’importe ; essayons de nous rendre compte de ce peu que nous savons, sans verbiage, sans pédantisme, sans un sot asservissement aux tyrans des esprits et au vulgaire tyrannisé, enfin avec toute la bonne foi de la raison.
1 – Voyez Histoire du Parlement de Paris, chapitre VII. (G.A.)
2 – Voyez la Correspondance avec Catherine. (G.A.)
3 – Voyez l’Essai sur les mœurs, chapitre XV. (G.A.)
4 – Célèbre phrase. (G.A.)
5 – Cette idée de Montesquieu a été regardée par les uns comme un principe lumineux, et par d’autres comme une subtilité démentie par les faits ; qu’il nous soit permis d’entrer à cet égard dans quelques discussions.
1°/ Montesquieu, en disant que la vertu était le principe des républiques, et l’honneur celui des monarchies, n’a point voulu parler, sans doute, des motifs qui dirigent les hommes dans leurs actions particulières. Partout l’intérêt et un certain principe de bienveillance pour les autres qui ne quitte jamais les hommes, sont le motif le plus fréquent, la crainte de l’opinion le second, l’amour de la vertu est le dernier et le plus rare. Dans certains pays, la terreur ou les espérances religieuses tiennent lieu presque généralement de l’amour de la vertu.
Il est donc vraisemblable que, par principes des différents gouvernements, Montesquieu a entendu seulement les motifs qui y font agir les hommes dans leurs actions publiques, dans celles qui ont rapport aux devoirs de citoyens.
Or, sous ce point de vue, les républiques, étant l’espèce de gouvernement où les hommes peuvent tirer le plus d’avantage de l’opinion publique, paraissent devoir être les constitutions dont l’honneur soit plus particulièrement le principe.
2°/ L’expression de Montesquieu peut avoir encore un autre sens ; elle peut signifier que dans une monarchie on évite les mauvaises actions comme déshonorantes, et dans une république comme vicieuses. Si par vicieuses on entend contraires à la justice naturelle, cette opinion n’est pas fondée ; la morale des républicains est très relâchée ; en général, ils se permettent sans scrupule tout ce qui est utile à l’intérêt de la patrie, ou à ce que leur parti regarde comme l’intérêt de la patrie ; tout ce qui peut leur mériter l’estime de leurs concitoyens ou de leur parti. Ils sont donc moins guidés par la véritable vertu que par l’honneur et la justice d’opinion.
3°/ Il y a un troisième sens : Montesquieu a-t-il voulu dire que dans les monarchies on fait par amour de la gloire ce que dans les républiques on fait par esprit patriotique ? Dans ce sens, nous ne pouvons être de son avis ; l’amour de la gloire, la crainte de l’opinion est un ressort de tous les gouvernements. Il aurait fallu dire, dans ce sens, que l’honneur et la vertu sont le principe des républiques, et l’honneur seul celui des monarchies ; mais il y aurait eu encore une autre observation à faire. C’est qu’il existe dans toute constitution où le bien est possible, un esprit public, un amour de la patrie différent du patriotisme républicain ; cet esprit public tient à l’intérêt que tout homme qui n’est point dépravé prend nécessairement au bonheur des hommes qui l’entourent, au penchant naturel que les hommes ont pour ce qui est juste et raisonnable. Une mauvaise constitution, un établissement mal dirigé, choquent l’esprit comme une table dont les pieds n’auraient pas la même forme choquerait les yeux. Il fallait donc se borner à dire que l’amour du bien public n’est pas le même dans les monarchies que dans les républiques ; qu’il est dans ces dernières plus actif, plus habituel, plus répandu ; mais que dans les monarchies il est souvent plus éclairé, plus pur, moins contraire à la morale universelle.
Une opinion susceptible de tant de sens différents, et qui dans aucun n’est rigoureusement exacte, ne peut guère être utile pour apprendre à juger des effets bons ou mauvais d’une loi. (K.)
6 – C’était le titre des membres du parlement. (G.A.)
7 – Voyez Emile, liv. V.
8 – Liv. V, ch. XIX.
9 – Le bourreau. (G.A.)
10 – Traité du citoyen, 1649, et le Léviathan, 1651. (G.A.)
11 – Le mot de vérité est là employé assez mal à propos par Hobbes il fallait dire justice.