CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 53

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 53

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DE VOLTAIRE.

 

4 de Juin 1769.

 

 

          Mon très cher philosophe, je crois connaître beaucoup M. de Schomberg, quoique je ne l’aie jamais vu ; je sais que c’est un homme de tous les pays, qui aime la vérité, et qui la dit hardiment. S’il passe dans mes déserts, il faut qu’il regarde ma maison comme la sienne, il en sera le maître ; j’aurai l’honneur de le voir dans les moments de liberté que mes souffrances continuelles pourront me donner. C’est ainsi qu’en usaient avec moi les philosophes espagnols duc de Villa-Hermosa et comte de Mora. Un être véritablement pensant me console de ma vieillesse, de mes maladies, des fripons, et des sots. Vous n’avez pu recevoir encore par M. de Rochefort un paquet que je lui donnai pour vous, il y a environ trois semaines ; il contient un petit livre étrange il y a une plus étrange lettre que vous adresse un citoyen de Genève (1). L’auteur vous y prie de vouloir bien établir le déisme sur les ruines de la superstition Il s’imagine qu’un citoyen de Paris, quand il est supérieur par son esprit à sa nation, peut changer sa nation. Il ne sait pas qu’un capucin prêchant à Saint-Roch a plus de crédit sur le peuple que tous les gens de bon sens n’en auront jamais. Il ne sait pas que les philosophes ne sont faits que pour être persécutés par les cuistres et par les sous tyrans.

 

          Le marquis d’Argence de Dirac, et non pas le prétendu marquis d’Argens Boyer, n’a pas trop bien fait d’imprimer la lettre à M. le comte de Périgord (2) ; mais il faut que vous sachiez que Patouillet est l’archevêque d’Auch. Son archevêché vaut cinquante mille écus de rente dans la province, tout imbécile qu’il est. Il avait donné un mandement scandaleux (3) quand son voisin, le marquis d’Argence, écrivit cette lettre. Ce fut Patouillet qui aida à faire contre moi ce mandement, qui fut  brûlé par le parlement de Bordeaux et par celui de Toulouse, ainsi qu’une lettre du grand Pompignan, évêque du Puy.

 

          Vous ne savez pas, vous autres Parisiens, combien de cuistres en mitre, en robe, en bonnet carré, se sont ligués dans les provinces contre le sens commun. Ce Nonotte, dont le nom seul est ridicule, est un prédicateur génétique, un monstre capable de tout. Il écrivit lettre sur lettre au pape Rezzonico contre moi et en obtint un bref que j’ai entre les mains. L’évêque d’Annecy, soi-disant prince de Genève, cousin germain du maçon qui bâtit actuellement ma grange, a voulu non seulement me damner dans l’autre monde, mais me perdre dans celui-ci. Il m’a calomnié auprès du roi ; il a conjuré sa majesté très chrétienne de me chasser de la terre que je défriche ; il a employé contre moi sa truelle, sa croix, sa crosse, sa plume et tout l’excès de son absurde méchanceté. C’est le calomniateur le plus bête qui soit dans l’Eglise de Dieu. Je n’ai pu le chasser d’Annecy comme les Génevois ont chassé ses prédécesseurs de Genève, parce que je n’ai pas douze mille hommes à mon service. Je n’ai pu combattre l’excès de son insolence et de sa bêtise qu’avec les armes défensives dont je me suis servi (4). Je n’ai fait que ce qui m’a été conseillé par deux avocats, et par un magistrat très accrédité du parlement de Dijon, dans le ressort duquel je suis. En un mot, on ne me traitera pas comme le chevalier de La Barre. J’ai agi en citoyen, en sujet du roi, qui doit être de la religion de son prince, et je braverai les scélérats persécuteurs jusqu’à mon dernier moment.

 

          Je vous ai demandé, mon cher ami, mon cher philosophe, si vous travailliez en effet à la nouvelle Encyclopédie. Les éditeurs de Paris ont paru craindre un rival dans un apostat italien nommé Felice (5). C’est un polisson plus imposteur encore qu’apostat, qui demeure dans un cloaque du pays de Vaud. Ce fripon, qui a été prêtre autrefois, et qui en était digne, qui ne sait ni le français ni l’italien, prétend qu’il a quatre mille souscriptions, et il n’en a pas une seule ; il veut tromper Panchoucke. J’ai peur que la librairie ne soit devenue un brigandage ; pour la philosophie, elle n’est qu’une esclave. Vous êtes né avec le génie le plus mâle et le plus ferme ; mais vous n’êtes libre qu’avec vos amis, quand les portes sont fermées.

 

          Nous avons heureusement un chancelier (6) plein d’esprit, de raison et d’indulgence ; c’est un trésor que Dieu nous a envoyé dans nos malheurs. Il faudrait qu’il s’en rapportât à M. Marin pour les affaires de la librairie ; il peut rendre beaucoup de services à la littérature. Il faudrait que Marin fût un jour de l’Académie et qu’il succédât à quelque cuistre à rabat pour purifier la place.

 

          Je vous renvoie à la lettre que M. de Rochefort doit vous rendre, pour que vous soyez instruit des petites friponneries ecclésiastiques qui sont en usage depuis plus de dix-sept cents ans.

 

          Adieu, mon cher philosophe ; je secoue la fange dont je suis entouré, et je me lave dans les eaux d’Hippocrène pour vous embrasser avec des mains pures.

 

 

1 – Voyez la lettre précédente (G.A.)

2 – Voyez la lettre à d’Argence, du 24 auguste 1765. (G.A.)

3 – Voyez la vingt-troisième des Honnêtetés littéraires. (G.A.)

4 – C’est-à-dire en communiant par devant notaire. (G.A.)

5 – Né en 1723, mort en 1789. Son Encyclopédie est celle dite d’Yverdun, où il avait une imprimerie fort importante. C’est la grande Encyclopédie refondue avec de nouveaux articles de Haller, de Lalande, de Dupuis, etc. Elle comprend cinquante-huit volumes in-4°. (G.A.)

6 – Maupeou. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

9 de Juillet 1769.

 

 

          Mon cher philosophe, je vous envoie la copie d’une lettre que je suis obligé d’écrire à l’auteur du Mercure. Je vois que cette Histoire du Parlement, qu’on m’impute, est la suite de ce petit écrit qui parut, il y a dix-huit mois, sous le nom du marquis de Belestat, et qui fit tant de peine au président Hénault (1). C’est le même style ; mais je ne dois accuser personne, je dois me borner à me justifier. Il me paraît absurde de m’attribuer un ouvrage dans lequel il y a deux ou trois morceaux qui ne peuvent être tirés que d’un greffe poudreux, où je n’ai assurément pas mis le pied ; mais la calomnie n’y regarde pas de si près.

 

          Je vous demande en grâce d’employer toute votre éloquence et tous vos amis pour détruire un bruit encore plus dangereux que ridicule. Ma pauvre santé n’avait pas besoin de cette secousse. Je me recommande à votre amitié.

 

          J’attends M. de Schomberg. Il voyage comme Ulysse, qui va voir des ombres. Mon ombre vous embrasse de tout son cœur.

 

 

1 – Voltaire avait glissé, dans la première page de son Histoire, un petit mot contre le président Hénault, afin de dérouter plus complètement les lecteurs. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

Ce 23 de Juillet 1769.

 

 

          La Providence fait toujours du bien à ses serviteurs, mon cher philosophe. J’ai beaucoup souffert pour la bonne cause ; j’ai été confesseur, confessé, et presque martyr ; mais le Dieu de miséricorde m’a envoyé un ange consolateur (1). Quoique cet envoyé soit du métier des exterminateurs, c’est un des plus aimables hommes du monde : vous me l’aviez bien dit il y en a peu dans la milice céleste qui lui soient comparables.

 

          Je voudrais qu’il m’eût pris par le peu de cheveux qui me restent, comme Habacuc, et qu’il m’eût transporté vers vous. Comme j’irai bientôt dans l’autre séjour de la gloire, je serais très fâché d’en aller prendre possession sans vous avoir embrassé ; mais je vous promets mes prières et mes bénédictions.

 

          Il faut que je vous dise un mot de cette Histoire du Parlement qu’on m’attribue : voici ce que j’en sais très certainement. Des Recherches sur l’histoire de France ayant été volées à bonne intention, on les a fait imprimer avec des erreurs et des sottises. C’est une chose très désagréable, et sur laquelle il n’y a d’autre parti à prendre que celui de souffrir et se taire.

 

          L’ombre du chevalier de La Barre apparut ces jours passés à un homme de votre connaissance ; il lui dit :

 

Heu ! fuge crudeles terras, fuge, littus iniquum.

 

VIG., Æn, lib. III.

 

          Notre ami lui répondit :

 

.  .  .  .  .  .  .  Sed contrà audentior ibo.

 

VIG., Æn, lib. VI.

 

          Il faudrait avoir établi une ville de philosophes comme Tycho-Brahé fonda Uranembourg. Par quelle fatalité est-il plus aisé de rassembler des laboureurs et des vignerons que des gens qui pensent ! Quoi qu’il en soit, je m’unis de loin à vous dans votre charité philosophique dans le saint amour de la vérité, et dans l’horreur des cagots.

 

          O mes philosophes ! il faudrait marcher serrés comme la phalange macédonienne ; elle ne fut vaincue que parce qu’elle combattit dispersée. Ma consolation est que vous m’aimiez un peu ; moi, je vous aime beaucoup, et de toutes mes forces.

 

1 – Le comte de Schomberg. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 13 d’Auguste 1769.

 

 

          Mon cher et illustre confrère, quelque scrupule que je me fasse de troubler votre solitude, je ne puis me dispenser de recommander à vos bontés M. Maty, qui vous remettra cette lettre ; c’est le fils d’un homme de mérite que vous connaissez sûrement, au moins de réputation, et qui a longtemps travaillé à un très bon ouvrage périodique intitulé Journal britannique. Le fils est digne de son père, et digne d’être connu et bien reçu de vous. Il a l’esprit très cultivé, et, ce qui vaut encore mieux, très droit et très juste, et surtout une franchise et une philosophie qui vous plairont. Je ne lui compte pas pour un mérite le désir qu’il a de vous connaître, car c’est un mérite trop banal. M. de Schomberg est revenu de chez vous, pénétré de la réception que vous lui avez faite, et enchanté de votre personne. Je ne doute pas que M. Maty n’en revienne avec les mêmes sentiments.

 

          On ne parle plus ce me semble de l’Histoire du Parlement, et il me semble que la fureur de vous l’attribuer est calmée ; ainsi je crois que vous devez être tranquille à cet égard. On se plaint de plusieurs inexactitudes, qui vraisemblablement sont des fautes d’impression. Par exemple, à la page 182, on dit que Coligny avait été assassiné avant la Saint-Barthelémy par Montrevel ; c’est Maurevert, comme le disent le président Hénault et beaucoup d’autres. Je ne vous parle point des autres critiques, qui au fond ne vous intéressent guère, et sont d’ailleurs très peu de chose. Adieu, mon cher et ancien ami ; je voudrais bien avoir une santé qui me permît d’aller vous embrasser ; je vis pourtant toujours dans cette espérance.      

 

          En attendant, je vous embrasse de tout mon cœur en esprit et en Lucrèce. Vale et me ama.

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

15 d’Auguste 1769.

 

 

          De cent brochures qu’on m’a envoyées, mon très cher philosophe, voici la seule (1) qui m’a paru mériter vos regards. Personne n’imaginait que saint Paul et Nicolas Malebranche approchassent du spinosisme ; c’est à vous d’en juger. Il faut que Benoît Spinosa ait été un esprit bien conciliant ; car je vois que tout le monde retombe malgré soi dans les idées de ce mauvais juif. Dites-moi, je vous en prie, votre avis sur cette petite brochure.

 

          J’ai aussi à vous consulter sur un point de jurisprudence. Un gros cultivateur, nommé Martin, d’un village du Barrois, ressortissant au parlement de Paris, est accusé d’avoir assassiné un de ses voisins. Le juge confronte les souliers de Martin avec les traces des pas auprès de la maison du mort. On trouve en effet que les vestiges des pas conviennent à peu près aux souliers ; sur cette admirable preuve, Martin est condamné à la roue ; il est roué, et le lendemain le véritable meurtrier est découvert. Je raconterai cette aventure au chevalier de La Barre, dès que j’aurai l’honneur de le voir, ce qui arrivera dans peu.

 

          A propos, le cuistre d’Annecy voulait m’intenter un procès criminel : il y a encore de belles âmes dans le monde.

 

          Dites beaucoup de bien des Guèbres (2), je vous en prie ; criez bien fort : il faut qu’on les joue, cela est important pour la bonne cause. Je vous embrasse tendrement. Adieu ; mes respects au diable, car c’est lui qui gouverne le monde.

 

 

1 – Voyez le Tout en Dieu, section PHILOSOPHIE. (G.A.)

2 – Voyez notre Avertissement en tête de cette tragédie. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

Paris, 29 d’Auguste 1769.

 

 

          J’ai reçu, mon cher maître, le petit Tout en Dieu, et je vous prie d’en remercier pour moi votre ami, premièrement de ce qu’il a bien voulu songer à moi, et ensuite du fond de raison qui me paraît être dans sa doctrine. Il y a bien longtemps que je suis persuadé que Jean Scott, Malebranche et tous ces rêveurs, ou ne savaient pas ce qu’ils étaient, ou étaient réellement spinosistes, et qu’à l’égard de Spinosa, ou toute sa métaphysique ne signifie rien, ou elle signifie que la matière est la seule chose existante, et que c’est dans elle qu’il faut chercher ou supposer la raison de tout. Je sais que ce sentiment est abominable, mais du moins il s’entend, et c’est quelque chose en philosophie que de savoir au moins ce qu’on veut dire quand on ne sait pas ce qu’on doit dire. Votre ami suppose à tort, ce me semble, que dans l’opinion des métaphysiciens orthodoxes il n’y a point chez les bêtes de principe distingué de la matière : c’était la folie de Descartes, et j’avoue même que s’il a été sur ce point le plus fort des philosophes, c’est parce qu’il était le plus conséquent, et qu’il voyait bien l’inconvénient effroyable, pour ce que vous savez (1), d’admettre dans les bêtes une âme intelligente. Mais la prétention contraire est si absurde qu’on est aujourd’hui forcé d’y renoncer dans les écoles, au risque de se tirer comme on peu des objections. Vous trouverez dans le tome V de mes Mélanges de philosophie, page 131, une petite diatribe à ce sujet, qui, je crois, ne vous déplaira pas, et qui peut-être vous fera dire après l’avoie lue, Latet anguis in herba.

 

          L’argument de votre ami sur l’inutilité des organes des sens, s’il faut autre chose que les sens mêmes pour voir, pour entendre, et pour toucher, etc., me paraît péremptoire ; mais cet argument même me paraît s’étendre tout naturellement à exclure toute autre cause de nos sensations et de nos idées que les organes mêmes qui les produisent, et, si je ne me trompe, c’est en effet l’intention de l’auteur. A foi et à serment, je ne trouve dans toutes les ténèbres métaphysiques de parti raisonnable que le scepticisme ; je n’ai d’idée distincte, et encore moins d’idée complète, ni de la matière ni d’autre chose ; et en vérité quand je me perds dans mes réflexions à ce sujet, ce qui m’arrive toutes les fois que j’y pense, je suis tenté de croire que tout ce que nous voyons n’est qu’un phénomène qui n’a rien hors de nous de semblable à ce que nous imaginons, et j’en reviens toujours à la question du roi indien : « Pourquoi y a-t-il quelque chose ? » car c’est là en effet le plus surprenant.

 

          L’histoire exécrable que vous me faites du nouveau jugement rendu par la Tournelle me fait demander : Pourquoi y a-t-il des monstres aussi absurdes et aussi atroces ? Mais êtes-vous bien sûr de ce fait ? pourriez-vous m’en donner la date précise ? J’en ai parlé à un conseiller au parlement, vrai philosophe, nommé M. du Séjour (2) ; il m’a assuré que ce jugement n’était pas rendu par la Tournelle actuelle, dont il est un des membres, et où, par parenthèse, il a souvent empêché bien des atrocités. Il m’a promis de s’en informer. Donnez-moi, de votre côté, les lumières que vous pourrez sur ce sujet, car il importe que cette horreur soit connue, et je ne m’y épargnerai pas.

 

          Pendant que nous sommes tous deux de mauvaise humeur, j’ai envie de vous apprendre, pour vous ragaillardir, que j’avais proposé cette année à l’Académie française pour le sujet du prix de poésie : Les progrès de la raison sous le règne de Louis XV ; que cette proposition avait passé après de grands débats ; que même quelques-uns de nos prêtres, car nous en avons de raisonnables, y avaient accédé ; mais que d’autres s’y sont montrés si opposés que, dans la crainte de quelques protestations et de quelque éclat de leur part, nous avons été obligés de renoncer à ce sujet, et d’en proposer un trivial, qui prête plus à la déclamation qu’à la philosophie. Voilà, belle Emilie à quel point nous en sommes. Qu’en dites-vous, mon cher maître ?

 

 

1 – Pour le catholicisme. (G.A.)

2 – Dionis du Séjour. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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