CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 5

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 5

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à M. Tabareau.

 

A Ferney, 3 Février 1769 (1).

 

 

          M. Vasselier est un grand théologien ; mais il est encore meilleur conteur. On peut consulter également les Petites-Maisons et la Sorbonne sur le cas dont il est question ; mais la Sorbonne doit avoir la préférence.

 

          Béni soit M. le duc de Choiseul, à qui j’aurai l’obligation de voir encore une fois M. Tabareau ! C’est la nouvelle la plus agréable que je pouvais recevoir. Il me trouvera bien faible et bien languissant : c’est depuis longtemps ma destinée ; mais j’oublierai mes maux en l’embrassant.

 

          Je remercie M. Vasselier de la bonté qu’il a de faire parvenir le paquet à M. l’abbé Audra.

 

          Il est plaisant de fêter à la fois la Purification et la Présentation. La France serait un bien joli pays sans les impôts et les pédants. A l’égard du peuple, il sera toujours sot et barbare, témoin ce qui est arrivé à Lyon. Ce sont des bœufs auxquels il faut un joug, un aiguillon et du foin. Je vous embrasse de tout mon cœur et M. Vasselier sans compliments, s’il vous plaît.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Fekété.

 

A Ferney, 3 Février 1769.

 

 

          Monsieur, c’en est trop de moitié. Vous m’envoyez de très jolis vers et du vin de Hongrie. Je reçois les vers avec le plus grand plaisir du monde  mais je suis honteux de tant de vin. Vous me prenez pour un Polonais.

 

          Voici une des bagatelles que vous daignez me demander. Vous ne trouverez, je crois, personne sur les frontières de la Hongrie qui se connaisse en vers français. Il n’y avait guère que M. le duc de Bragance qui pût vous servir de second.

 

          Je ne présume pas que vous ayez la guerre sitôt, à moins que vous ne vouliez la faire absolument. J’imagine que vous vous contenterez des lauriers d’Apollon encore deux ou trois années. Puissent toutes les guerres ressembler à celle de Genève ! elle n’a été que ridicule, et on a fini par boire ensemble.

 

          Vous voulez, monsieur, me faire l’honneur de me voir face à face ; mais pour cela il faudrait que j’eusse une face, et un squelette de soixante-quinze ans n’en a point. Je ressemble à la nymphe Echo, je n’ai plus que la voix, et encore elle est rauque ; mais je sens vivement votre mérite et vos bontés. J’ai l’honneur d’être, etc. L’ERMITE DES ALPES.

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

3 Février 1769.

 

 

          Voici le temps, madame, où vous devez avoir pour moi plus de bontés que jamais. Vous savez que je suis aveugle comme vous, dès qu’il y a de la neige sur la terre, et j’ai par-dessus vous les souffrances. Le meilleur des mondes possibles est étrangement fait. Il est vrai qu’en été je suis plus heureux que vous ; et je vous en demande pardon, car cela n’est pas juste.

 

          Serait-il bien vrai, madame, que le marquis de Belestat, qui est très estimé dans sa province, qui est riche, qui vient de faire un grand mariage, eût osé lire à l’Académie de Toulouse un ouvrage qu’il aurait fait faire par un autre, et qu’il se déshonorât de gaieté de cœur pour avoir de la réputation ? Comment pourrait-on être à la fois si hardi, si lâche, et si bête ? Il est vrai que la rage du bel esprit va bien loin, et qu’il y a autant de friponnerie en ce genre qu’en fait de finance et de politique. Presque tout le monde cherche à tromper, depuis le prédicateur jusqu’au faiseur de madrigaux.

 

          Vous, madame, vous ne trompez personne. Vous avez de l’esprit malgré vous : vous dites ce que vous pensez avec sincérité. Vous haïssez trop les philosophes, mais vous avez plus d’imagination qu’eux. Tout cela fait que je vous pardonne votre crime contre la philosophie, et même votre tendresse pour le pincé La Bletterie.

 

          Je songe toujours à vous amuser. J’ai découvert un manuscrit sur la canonisation que notre saint-père le pape a faite, il y a deux ans, d’un capucin nommé Cucufin. Le procès-verbal de la canonisation est rapporté fidèlement dans ce manuscrit  on croit être au quatorzième siècle. Il faut que le pape soit un grand imbécile de croire que tous les siècles se ressemblent, et qu’on puisse insulter aujourd’hui à la raison, comme on faisait autrefois.

 

          J’ai envoyé le manuscrit de la Canonisation de frère Cucufin à votre grand’maman, avec prière expresse de vous en faire part. Je ne désespère pas que ce monument d’impertinence ne soit bientôt imprimé en Hollande. Je vous l’enverrai dès que j’en aurai un exemplaire. Mais vous ne voulez jamais me dire si votre grand’maman à ses ports francs, et s’il faut lui adresser les paquets sous l’enveloppe de son mari.

 

          Je vous prie instamment, madame, de me mander des nouvelles de la santé du président (1) ; je l’aimerai jusqu’au dernier moment de ma vie. Est-ce que son âme voudrait partir avant son corps ? Quand je dis âme, c’est pour me conformer à l’usage ; car nous ne sommes peut-être que des machines qui pensons avec la tête comme nous marchons avec les pieds. Nous ne marchons point quand nous avons la goutte. Nous ne pensons point quand la moelle du cerveau est malade.

 

          Vous souciez-vous, madame, d’un petit ouvrage nouveau dans lequel on se moque, avec discrétion, de plusieurs systèmes de philosophie ? Cela est intitulé les Singularités de la nature. Il n’y a d’un peu plaisant, à mon gré, qu’un chapitre sur un bateau de l’invention du maréchal de Saxe, et l’histoire d’une Anglaise qui accouchait tous les huit jours d’un lapin. Les autres ridicules sont d’un ton plus sérieux. Vous êtes très naturelle, mais je soupçonne que vous n’aimez pas trop l’histoire naturelle.

 

          Cependant cette histoire-là vaut bien celle de France, et l’on nous a souvent trompés sur l’une et sur l’autre. Quoi qu’il en soit, si vous voulez ce petit livre, j’en enverrai deux exemplaires à votre grand’maman dès que vous me l’aurez ordonné.

 

          Adieu, madame ; je suis à vos pieds. Je vous prie de dire à M. le président Hénault combien je m’intéresse à sa santé.

 

 

 

1 – Hénault, qui était tombé en enfance. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le président de Ruffey.

 

4 Février 1769, à Ferney.

 

 

          Mon cher président, les marques de votre souvenir me sont toujours bien chères. Ne viendrai-je donc jamais vous en remercier à Dijon ? Ne verrai-je point cette Académie dont je vous regarde comme le fondateur ? Il y a quinze ans que j’habite la campagne ; il faudra bien qu’enfin j’aille vous embrasser à la ville ; et que je vous remercie, vous et M. Le Goût (1), de l’adoucissement qu’il a mis aux prétentions de votre confrère le président de Brosses, qui faisait tant de cas de mes meubles, et qui, par mégarde et sans y penser, avait mis dans son contrat que tout lui appartiendrait, et qu’il dépouillerait mes héritiers (2).

 

          Si mon cher Isaac (3) va au printemps en Provence, je suis sur sa route ; j’irai au-devant de lui en chantant : Hosanna filio Belzébuth !

 

          Adieu, mon cher président, ne manquez pas surtout, je vous en prie, d’assurer M. Le Goûtz de ma tendre reconnaissance ; ce sont des sentiments que je conserverai pour vous et pour lui toute ma vie.

 

 

1 – Le Goûz de Gerland, camarade de classe du philosophe. (G.A.)

2 – Voyez la lettre à Beaumont du 26 mai 1768. (G.A.)

3 – D’Argens. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Sudre.

 

6 Février 1769.

 

 

          Monsieur, il se présente une occasion de signaler votre humanité et vos grands talents. Vous avez probablement entendu parler de la condamnation portée, il y a cinq ans, contre la famille Sirven, par le juge de Mazamet. Cette famille Sirven est aussi innocente que celle des Calas. J’’envoyai le père à Paris présenter requête au conseil pour obtenir une évocation ; mais ces infortunés n’étant condamnés que par contumace, le conseil ne peut les soustraire à la juridiction de leurs juges naturels. Il craignait de comparaître devant le parlement de Toulouse, dans une ville qui fumait encore du sang de Calas. Je fis ce que je pus pour dissiper cette crainte. J’ai tâché toujours de leur persuader que plus le parlement de Toulouse avait été malheureusement trompé par les démarches précipitées du capitoul David dans le procès de Calas, plus l’équité de ce même parlement serait en garde contre toutes les séductions dans l’affaire des Sirven.

 

          L’innocence des Sirven est si palpable, la sentence du juge de Mazamet si absurde, qu’il suffit de la lecture de la procédure et d’un seul interrogatoire, pour rendre aux accusés tous leurs droits de citoyens.

 

          Le père et la mère, accusés d’avoir noyé leur fille, ont été condamnés à la potence. Les deux sœurs de la fille noyée, accusées du même crime, ont été condamnées au simple bannissement du village de Mazamet.

 

          Il y a plus de quatre ans que cette famille, aussi vertueuse que malheureuse, vit sous mes yeux. Je l’ai enfin déterminée à venir réclamer la justice de votre parlement. J’ai vaincu la répugnance que le supplice de Calas lui inspirait ; j’ai même regardé le supplice de Calas comme un gage de l’équité compatissante avec laquelle les Sirven seraient jugés.

 

          Enfin, monsieur, je les ferai partir dès que vous m’aurez honoré d’une réponse. Vous verrez le grand-père, les deux filles, et un malheureux enfant, qui imploreront votre secours. Ils n’ont besoin d’aucun argent, on y a pourvu ; mais ils ont besoin d’être justifiés et de rentrer dans leur bien qu’on a mis au pillage. Je les ferai partir avec d’autant plus de confiance, que je suis informé du changement qui s’est fait dans l’esprit de plusieurs membres du parlement. La raison pénètre aujourd’hui partout, et doit établir son empire plus promptement à Toulouse qu’ailleurs.

 

          Vous ferez, monsieur, une action digne de vous, en honorant les Sirven de vos conseils, comme vous avez travaillé à la justification des Calas. Voici quelques petites questions préliminaires (1) que je prends la liberté de vous adresser, pour faire partir cette famille avec plus de sûreté.

 

 

1 – Elles manquent. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

6 Février 1769.

 

 

          Je suis partagé, mon cher ami, entre le plaisir que m’ont donné les beaux morceaux de votre pièce, et la reconnaissance que je vous dois pour votre préface. Vous n’empêcherez pas les Welches d’être toujours Welches ; mais les véritables Français penseront comme vous. Votre pièce (1) serait encore plus belle, si vous aviez donné plus d’étendue aux sentiments, et si l’action avait été un peu plus filée ; mais, telle qu’elle est, elle doit vous faire beaucoup d’honneur.

 

          Ne va-t-on pas jouer incessamment le cœur du sire de Couci en ragoût (2) ?

 

Nil intentatum nostri liquere poetæ.

 

HOR., de Art. poet.

 

          Comment gouvernez-vous Orphée-La-Borde ? Est-il toujours attaché à ce maudit procès (2) contre un vilain prêtre ? Je n’ai point eu de ses nouvelles depuis près d’un mois.

 

          On m’impute un A B C, auquel je n’ai nulle part ; mais je voudrais l’avoir fait, et qu’on n’en sût rien.

 

          Je vous embrasse bien tendrement ; ma santé s’affaiblit tous les jours, et je crois que j’irai bientôt rendre mes respects à Corneille et à Racine.

 

 

1 – Gabrielle de Vergy, de du Belloy. (G.A.)

2 – Voyez l’Affaire Claustre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marc-Michel Rey.

 

Ferney, 7 Février (1).

 

 

          On m’a dit, monsieur, qu’on voulait imprimer, en Hollande, la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV et de Louis XV, faite à Genève, et qui paraît actuellement à Paris avec quelque succès. Si c’est vous qui la réimprimez, je vous avertis que cet ouvrage est tout rempli de fautes typographiques. Il y a un errata imprimé à la fin de chaque volume ; mais cet errata est très insuffisant. En voici un nouveau, absolument nécessaire.

 

          Si ce n’est pas vous qui vous chargez de cette édition, je vous prie de vouloir bien communiquer cet errata à celui de vos confrères qui fait l’entreprise ; vous rendrez service au public et à moi.

 

          Au reste, je souhaite passionnément que ce soit vous qui fassiez au Siècle de Louis XIV l’honneur de l’imprimer.

 

          J’ai une prière plus sérieuse et plus importante à vous faire : c’est de vouloir bien empêcher qu’on déshonore mon nom, en le mettant dans la longue liste des ouvrages suspects qu’on débite en Hollande. Mon nom ne rendra pas ces ouvrages meilleurs, et n’en facilitera pas la vente. J’aurais trop de reproches à me faire, si je m’étais amusé à composer un seul de ces ouvrages pernicieux. Non seulement je n’en ai fait aucun, mais je les réprouve tous, et je regarde comme une injure cruelle l’artifice des auteurs qui mettent sous mon nom ces scandaleux écrits. Ce que je dois à ma religion, à ma patrie, à l’Académie française, à l’honneur que j’ai d’être un ancien officier de la maison du roi, et surtout à la vérité, me force de vous écrire ainsi, et de vous prier très instamment de ne pas souffrir qu’on abuse de mon nom d’une manière si odieuse. Vous êtes trop honnête homme pour me refuser cette justice.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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