CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 36

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 36

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à M. L.C.

 

SUR LES QUALITÉS OCCULTES.

 

1768.

 

 

          Oui, monsieur, je l’ai dit, je le redis, et je le redirai, malgré la certitude d’ennuyer, que la doctrine des qualités occultes est ce que l’antiquité a produit de plus sage et de plus vrai. La formation des éléments, l’émission de la lumière, animaux, végétaux, minéraux, notre naissance, notre vie, notre mort, la veille, le sommeil, les sensations, la pensée, tout est qualité occulte.

 

          Descartes se crut fort au-dessus d’Aristote, lorsqu’il répéta en français ce que ce sage dit en grec : Il faut commencer par douter. Il ne devait pas, après avoir douté, créer un monde avec des dés ; faire de ces dés une matière globuleuse, une rameuse, et une subtile ; composer des astres avec de tels ingrédients, et imaginer, dans la nature, une mécanique contraire à toutes les lois du mouvement.

 

          Cet extravagant roman réussit quelque temps, parce que les romans étaient alors à la mode. Cyrus et Clélie (1) valaient beaucoup mieux, car ils n’induisaient personne en erreur. Apprenez-moi l’histoire du monde, si vous la savez ; mais gardez-vous de l’inventer.

 

          Voyez, tâtez, mesurez, pesez, nombrez, assemblez, séparez, et soyez sûr que vous ne ferez jamais rien de plus.

 

          Newton a calculé la gravitation, mais il n’en a pas découvert la cause. Pourquoi cette cause est-elle occulte ? c’est qu’elle est premier principe.

 

          Nous savons les lois du mouvement ; mais la cause du mouvement, étant premier principe, sera éternellement cachée. Vous êtes en vie, mais comment ? vous n’en saurez jamais rien. Vous avez des sensations, des idées ; mais devinerez-vous ce qui vous les donne ? cela n’est-il pas la chose du monde la plus occulte ?

 

          On a donné des noms à un certain nombre de facultés qui se développent en nous, à mesure que nos organes prennent un peu de force au sortir des téguments où nous avons été renfermés neuf mois (sans qu’on sache même ce que c’est que cette force). Si nous nous souvenons de quelque chose, on dit : C’est de la mémoire ; si nous mettons quelques idées en ordre : C’est du jugement ; si nous formons un tableau suivi de quelques autres idées éparses, dont le souvenir s’est présenté à nous, cela s’appelle de l’imagination ; et le résultat ou le principe de ces qualités est appelé âme, chose mille fois plus occulte encore.

 

          Or, s’il vous plaît, puisqu’il est très vrai qu’il n’est point dans vous un être à part qui s’appelle sensibilité, un autre qui soit mémoire, un troisième qui s’appelle jugement, un quatrième qui s’appelle imagination, concevrez-vous aisément que vous en ayez un cinquième composé de quatre autres qui n’existent point ?

 

          Qu’entendait-on autrefois quand on prononçait en grec le mot de  ύςχε, ou celui de πείτ ? entendait-on une propriété de l’homme, ou un être particulier caché dans l’homme ? n’était-ce pas l’expression occulte d’une chose très occulte ?

 

          Toutes les ontologies, toutes les psychologies, ne sont-elles pas des rêves ? On s’ignore dans le ventre de sa mère ; c’est là pourtant que les idées devraient être les plus pures, car on est moins distrait. On s’ignore en naissant, en croissant, en vivant, en mourant.

 

          Le premier raisonneur qui s’écarta de cette ancienne philosophie des qualités occultes corrompit l’esprit du genre humain. Il nous plongea dans un labyrinthe dont il nous est aujourd’hui impossible de nous tirer.

 

          Combien plus sage avait été le premier ignorant qui avait dit à l’Etre auteur de tout : « Tu m’as fait sans que j’en eusse connaissance, et tu me conserves sans que je puisse deviner comment je subsiste. J’ai accompli une des lois les plus abstruses de la physique, en suçant le téton de ma nourrice  et j’en accomplis une beaucoup plus ignorée, en mangeant et en digérant les aliments dont tu me nourris. Je sais encore moins comment des idées entrent dans ma tête pour en sortir le moment d’après sans jamais reparaître, et comment d’autres y restent toute ma vie, quelque effort que je fasse pour les en chasser. Je suis un effet de ton pouvoir occulte et suprême, à qui les astres obéissent comme moi. Un grain de poussière que le vent agite ne dit point : C’est moi qui commande aux vents. In te vivimus, movemur et sumus ; tu es le seul Etre, tout le reste est mode. »

 

          C’est là cette philosophie des qualités occultes que le P. Malebranche entrevit dans le dernier siècle. S’il avait pu s’arrêter sur le bord de l’abîme, il eût été le plus grand ou plutôt le seul métaphysicien ; mais il voulut parler au Verbe : il sauta dans l’abîme, et il disparut.

 

          Il avait, dans ses deux premiers livres, frappé aux portes de la vérité. L’auteur de l’Action de Dieu sur les créatures (2) tourna tout autour, mais comme un aveugle tourne la meule. Un peu avant ce temps, il y avait un philosophe qui était leur maître, sans qu’ils le sussent : Dieu me garde de le nommer (3) !

 

          Depuis ce temps, nous n’avons eu que des gens d’esprit, desquels il faut excepter le grand Locke, qui avait plus que de l’esprit, etc.

 

 

1 – Romans de mademoiselle de Scudéry. (G.A.)

2 – Boursier. (G.A.)

3 – Bayle. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

26 Décembre 1768.

 

 

          Ce n’est pas assurément, madame, une lettre de bonne année que je vous écris, car tous les jours m’ont paru fort égaux, et il n’y en a point où je ne vous sois très tendrement attaché.

 

          Je vous écris pour vous dire que votre petite mère ou grand’mère (je ne sais comment vous l’appelez), a écrit à son protégé Dupuits une lettre où elle met, sans y songer, tout l’esprit et les grâces que vous lui connaissez. Elle prétend qu’elle est disgraciée à ma cour, parce que je ne lui ai envoyé que le Marseillais et le Lion, de Saint-Didier, et qu’elle n’a point eu les Trois Empereurs, de l’abbé Caille ; mais je n’ai pas osé lui envoyer par la poste ces trois têtes couronnées, à cause des notes, qui sont un peu insolentes ; et, de plus, il m’a paru que vous aimiez mieux le Marseillais et le Lion ; c’est pourquoi elle n’a eu que ces deux animaux Il y a pourtant un vers dans les Trois Empereurs qui est le meilleur que l’abbé Caille fera de sa vie. C’est quand Trajan dit aux chats fourrés de Sorbonne (1) :

 

Dieu n’est ni si méchant ni si sot que vous dites.

 

          Quand un homme comme Trajan prononce une telle maxime, elle doit faire un très grand effet sur les cœurs honnêtes.

 

          Votre petite mère ou grand’mère a un cœur généreux et compatissant ; elle daigne proposer la paix entre La Bletterie et moi. Je demande, pour premier article, qu’il me permette de vivre encore deux ans, entendu que je n’en ai que soixante-quinze, et que, pendant ces deux années, il me soit loisible de faire une épigramme contre lui tous les six mois ; pour lui, il mourra quand il voudra.

 

          Saviez-vous qu’il a outragé le président Hénault autant que moi ? Tout ceci est la guerre des vieillards. Voici comme cet apostat janséniste s’exprime, page 235, tome II : « En revanche, fixer l’époque des plus petits faits avec exactitude, c’est le sublime de plusieurs prétendus historiens modernes. Cela leur tient lieu de génie et des talents historiques. »

 

          Je vous demande, madame, si on peut désigner plus clairement votre ami ? ne devait-il pas l’excepter de cette censure aussi générale qu’injuste ? ne devait-il pas faire comme moi, qui n’ai perdu aucune occasion de rendre justice à M. Hénault, et qui l’ai cité trois fois (2) dans le Siècle de Louis XIV, avec les plus grand éloges ? Par quelle rage ce traducteur pincé du nerveux Tacite outrage-t-il le président Hénault, Marmontel, un avocat Linguet, et moi, dans des notes sur Tibère ? qu’avons-nous à démêler avec Tibère ? Quelle pitié ! et pourquoi votre petite mère n’avoue-t-elle pas tout net que l’abbé de La Bletterie est un malavisé ?

 

          Et vous, madame, il faut que je vous gronde. Pourquoi haïssez-vous les philosophes quand vous pensez comme eux ? vous devriez être leur reine, et vous vous faites leur ennemie. Il y en a un (3) dont vous avez été mécontente ; mais faut-il que le corps en souffre ? est-ce à vous de décrier vos sujets ?

 

          Permettez-moi de vous faire cette remontrance, en qualité de votre avocat général. Tout notre parlement sera à vos genoux quand vous voudrez ; mais ne le foulez pas aux pieds, quand il s’y jette de bonne grâce.

 

          Votre petite mère et vous, vous me demandez l’A B C. Je vous proteste à toutes deux, et à l’archevêque de Paris, et au syndic de la Sorbonne, que l’A B C est un ouvrage anglais, composé par un M. Huet, très connu, traduit il y a dix ans, imprimé en 1762 ; que c’est un roast-beef anglais, très difficile à digérer pour beaucoup de petits estomacs de Paris. Et sérieusement je serais au désespoir qu’on me soupçonnât d’avoir été le traducteur de ce libre hardi dans mon jeune âge, car, en 1762, je n’avais que soixante-neuf ans. Vous n’aurez jamais cette infamie, qu’à condition que vous rendez partout justice à mon innocence, qui sera furieusement attaquée par les méchants jusqu’à mon dernier jour.

 

          Au reste, il y a depuis longtemps un déluge de pareils livres. La Théologie portative (4), pleine d’excellentes plaisanteries, et d’assez mauvaises ; l’Imposture sacerdotale (5), traduite de Gordon ; la Riforma d’Italia (6), ouvrage trop déclamatoire, qui n’est pas encore traduit, mais qui sonne le tocsin contre tous les moines ; les Droits des hommes et les Usurpations des papes (7), le Christianisme dévoilé (8), par feu Damilaville ; le Militaire philosophe (9), de Saint-Hyacinthe, livres tous pleins de raisonnements, et capables d’ennuyer une tête qui ne voudrait que s’amuser. Enfin il y a cent mains invisibles qui lancent des flèches cotre la superstition.

 

          Je souhaite passionnément que leurs traits ne se méprennent point, et ne détruisent pas la religion, que je respecte infiniment, et que je pratique.

 

          Un de mes articles de foi, madame, est de croire que vous avez un esprit supérieur. Ma charité consiste à vous aimer, quand même vous ne m’aimeriez plus ; mais malheureusement je n’ai pas l’espérance de vous revoir.

 

 

 

1 – Voyez les Trois Empereurs en Sorbonne. (G.A.)

2 – Et même quatre fois, dit M. Beuchot. (G.A.)

3 – D’Alembert, qui s’était retiré d’elle avec mademoiselle de Lespinasse. (G.A.)

4 – Par d’Holbach. (G.A.)

5 – Par le même. (G.A.)

6 – Par Pilati de Tassulo. (G.A.)

7 – Par Voltaire. (G.A.)

8 – Par D’Holbach. (G.A.)

9 – Par Naigeon. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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