CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 33

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 33

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à M. Colini.

 

A Ferney, 28 Novembre.

 

 

          C’est votre ami, qui n’est pas encore mort, qui écrit à son cher ami par la main de son secrétaire. J’ai envoyé deux exemplaires de la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV à son altesse électorale et à vous. Vous trouverez que je fais mention de vous à l’article du cartel (1). Mon nom sera désormais confondu avec le vôtre ; ce sera pour moi, mon cher ami, une vraie consolation. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.

 

 

1 – Voyez chap. XII, note. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bordes.

 

29 Novembre 1768 (1).

 

 

          Mon cher confrère, vous m’abandonnez. J’ai besoin que vous me disiez ce que vous pensez des trois premières lettres de l’alphabet de M. Huet.

 

          Je ne vous demande point de nouvelles des Corses ni de madame du Barry (2) ; mais je vous en demande de l’A B C. Je veux surtout en avoir des vôtres ; car je vous aime autant que vous me négligez.

 

          Il paraît, par la dernière émeute, que votre peuple de Lyon n’est pas philosophe ; mais pourvu que les honnêtes gens le soient, je suis fort content. Il s’est fait un prodigieux changement dans Toulouse. Votre très humble serviteur.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. – Ce billet faisait jusqu’alors partie de la lettre du 17 Décembre. (G.A.)

2 – C’est la première fois que nous rencontrons ce nom. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. ***

 

… Novembre (1).

 

 

          Mon cher vrai philosophe, si le pseudo-philosophe Jean-Jacques Renou (2) herborise, il ne donnera jamais la préférence qu’aux pissenlits et aux chardons, et il mourra de rage sur un gratte-cul de n’être pas regardé. Cultivons nous autres tout doucement la vigne du Seigneur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – C’est encore sans doute à Bordes que ce billet est écrit. (G.A.)

2 – Nom sous lequel se cachait Rousseau alors à Bourgoin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le prince de Ligne.

 

A Ferney, 3 décembre 1768.

 

 

          Monsieur le prince, je suis enchanté de votre lettre, de votre souvenir : vous réveillez l’assoupissement mortel dans lequel mon âge et mes maladies m’ont plongé. J’ai quelquefois combattu ma langueur par des plaisanteries qui sont, à ce que je vois, parvenues jusqu’à vous ; elles m’ont valu la jolie lettre dont vous m’honorez. Je m’aperçois que certaines plaisanteries sont bonnes à quelque chose : il y a trente ans qu’aucun gouvernement catholique n’aurait osé faire ce qu’ils font tous aujourd’hui. La raison est venue ; elle rend à la superstition les fers qu’elle avait reçus d’elle.

 

          J’ai eu l’honneur d’avoir chez moi M. le duc de Bragance, que je crois votre beau-frère ou votre oncle, et qui me paraît bien digne de vous être quelque chose. Il pense comme vous ;  et il n’y a plus que des universités comme celle de Louvain où l’on pense autrement. Le monde est bien changé.

 

          Je crois M. Dermenches (1) actuellement à Paris : il ne doit pas être jusqu’ici trop content de l’expédition de Corse.

 

          Puissiez-vous, monsieur le prince, ne vous faire jamais tuer par des montagnards ou par des bouzards ! Vivez très longtemps pour les intérêts de l’esprit, des grâces, et de la raison. Agréez mon sincère et tendre respect.

 

 

1 – Constant d’Hermenches. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte André de Schowalow.

 

A Ferney, 3 Décembre 1768.

 

 

          Voilà, monsieur, deux beaux ouvrages (1) contre le fanatisme ; voilà deux engagements pris, à la face du ciel et de la terre, de ne jamais permettre à la religion de persécuter la probité. Il est temps que le monstre de la superstition soit enchaîné. Les princes catholiques commencent un peu à réprimer ses entreprises ; mais, au lieu de couper les têtes de l’hydre, ils se bornent à lui mordre la queue ; ils reconnaissent encore deux puissances, ou du moins ils feignent de les reconnaître : ils ne sont pas assez hardis pour déclarer que l’Eglise doit dépendre uniquement des lois du souverain ; leurs sujets achètent encore des dispenses à Rome ; les évêques paient des annates à la chambre qu’on nomme apostolique ; les archevêques achètent chèrement un licou de laine qu’on nomme un pallium. Il n’y a que votre illustre souveraine qui ait raison ; elle paie les prêtres ; elle ouvre leur bouche et la ferme ; ils sont à ses ordre, et tout est tranquille.

 

          Je souhaite passionnément qu’elle triomphe de l’Alcoran comme elle a su diriger l’Evangile. Je suis persuadé que vos troupes battront les Ottomans amollis. Il me semble que toutes les grandes destinées se tournent vers vos climats. Il sera beau qu’une femme détrône des barbares qui enferment les femmes, et que la protectrice des sciences batte complètement les ennemis des beaux-arts. Puissé-je vivre assez longtemps pour apprendre que les eunuques du sérail de Constantinople sont allés filer en Sibérie ! Tout ce que je crains, c’est qu’on ne négocie avec Moustapha, au lieu de le chasser de l’Europe. J’espère qu’elle punira ces brigands de Tartarie, qui se croient en droit de mettre en prison les ministres des souverains (2). Le beau moment, monsieur, que celui où la Grèce verrait ses fers brisés ! Je voudrais recevoir une lettre de vous, datée de Corinthe ou d’Athènes. Tout cela est possible. Si Mahomet II a vaincu un sot empereur chrétien, Catherine II peut bien chasser un sot empereur turc. Vos armées ont battu des armées plus disciplinées que les janissaires. Vous avez pris déjà la Crimée, pourquoi ne prendriez-vous pas la Thrace ? Vous vous entendrez avec le prince Héraclius, et vous reviendrez après mettre à la raison les bons serviteurs du nonce du pape en Pologne.

 

          Voilà quel est mon roman. Le courage de l’impératrice en fera une histoire véritable ; elle a commencé sa gloire par les lois, elle l’achèvera par les armes. Vivez heureux auprès d’elle, monsieur le comte ; servez-la dans ses grandes idées, et chantez ses actions. Je présente mes respects à madame la comtesse de Schowalow.

 

 

1 – L’un doit être l’Instruction donnée par Catherine II à la commission établie pour travailler à la rédaction d’un nouveau code de lois. (G.A.)

2 – L’ambassadeur russe avait été emprisonné à Constantinople. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

5 Décembre 1768.

 

 

          Le petit possédé demande bien pardon à son ange de le fatiguer continuellement des détails de son obsession. Voici un petit chiffon qui contient les changements demandés, ou du moins ceux qu’on a pu faire. Mais, quelque adoucissement qu’on puisse mettre au portrait des prêtres d’Apamée, le fond restera toujours le même, et c’est ce fond qui est à craindre. J’interpelle ici mes deux anges, et je m’en rapporte à leur conscience. N’est-il pas vrai que le nom du diable qui a fait cet ouvrage leur a fait peur ? n’est-il pas vrai que ce nom fatal a fait la même impression sur le philosophe Marin ? n’ont-ils pas jugé de la pièce par l’auteur, sans même s’en apercevoir ? Ce sont là les tristes effets de la mauvaise réputation ; autrement comment auraient-ils pu soupçonner des païens de Syrie d’avoir la moindre ressemblance avec le clergé de France ? Ce clergé n’a aucun tribunal, ne condamne personne à mort, ne persécute aujourd’hui personne.

 

          Si les Guèbres pouvaient ressembler à quelque chose, ce ne serait qu’aux premiers chrétiens poursuivis par les pontifes païens, pour n’avoir adoré qu’un seul Dieu ; et même on pourrait dire que la pièce de Latouche était originairement une tragédie chrétienne, mais que la crainte de retomber dans le sujet de Polyeucte, et le respect pour notre sainte religion, qui ne doit pas être prodiguée sur le théâtre ; engagèrent l’auteur à déguiser le sujet sous d’autres noms.

 

          La pièce même, présentée à la police sous ce point de vue avec un avertissement, serait-elle rejetée sous prétexte qu’il y a des prêtres en France, comme il y en a eu de tout temps dans tous les Etats du monde ? il n’y a certainement pas un mot qui puisse désigner nos évêques, nos curés, ou même nos moines. On pourrait, tout au plus chercher quelque analogie entre les prêtres d’Apamée et ceux de l’inquisition ; mais l’inquisition est abhorrée en France, et réprimée en Espagne ; et certainement M. le comte d’Aranda ne demandera pas qu’on supprime cet ouvrage à Paris.

 

          Si on reproche à feu M. Guymond de Latouche d’avoir rendu les prêtres d’Apamée trop odieux, il semble qu’on peut répondre que, s’ils ne l’étaient pas, l’empereur aurait tort de les abolir ; que d’ailleurs la loi contre les Guèbres a été portée, non par les prêtres, mais par l’empereur lui-même ; que tous les personnages ont tort dans la pièce, excepté le vieux jardinier et sa fille ; que l’empereur, en leur pardonnant à tous, fait un grand acte de clémence, et que le dénouement est fondé sur l’amour de la justice et du bien public.

 

          Si, avec ces raisons, la pièce ne passe point à la police, il faudra s’en consoler en l’imprimant soit sous le nom de Latouche, soit sous un autre.

 

          J’ai bien de l’inquiétude sur un objet beaucoup plus important, qui est la vie ou la mort de M. le comte de Coigny, que nos malheureuses gazettes étrangères ont tué en Corse. Il était venu coucher quelques jours à Ferney, l’année passée ; il m’avait paru très aimable, fort instruit, et fort au-dessus de son âge ; il passait déjà pour un excellent officier. Je veux encore me flatter que les gazettes ne savent ce qu’elles disent : cela leur arrive fort souvent.

 

          Je ne suis que trop sûr de la mort du chevalier de Béthizy, qui était bien attaché à la bonne cause, et que je regrette beaucoup ; mais je veux douter de celle de M. de Coigny.

 

          Donnez-moi donc, pour me consoler, quelques espérances sur un certain duché (2), qui ne vaut pas celui de Milan, mais pour lequel j’ai pris un vif intérêt.

 

          Je persiste plus que jamais dans mon culte de dulie.

 

 

1 – Les Guèbres, que Voltaire attribuait à Guimond de Latouche. (G.A.)

2 – Castro et Ronciglione, que M. de Voltaire désirait de voir réunis au duché de Parme. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

7 Décembre 1768.

 

 

          Puisque vous vous êtes amusée de cela (1), madame, amusez-vous de ceci : c’est un ouvrage de l’abbé Caille (2), que vous avez tant connu, et qui vous était bien tendrement attaché.

 

          Eh, pardieu ! madame, comment pouvais-je faire avec le président ? Mille gens charitables, dans Paris, m’attribuaient cet ouvrage contre lui ; on me le mandait de tous côtés. Jamais Ragotin n’a été plus en colère que moi. Je n’ai découvert l’auteur que d’aujourd’hui, après trois mois de recherches. Ce n’est point le marquis de Belestat, c’est un gentilhomme de la province qu’on appelle aussi M. le marquis. Il est très profond dans l’histoire de France ; c’est une espèce de comte de Boulainvilliers, très poli dans la conversation, mais hardi et tranchant la plume à la main.

 

          Il est bien injuste envers M. le président Hénault, et bien téméraire envers le petit-fils de Shah-Abbas (3). Si j’ai assez de matériaux pour le réfuter, j’en userai avec toute la circonspection possible. Je veux que l’ouvrage soit utile, et qu’il vous amuse. Il s’agit d’Henri IV ; j’ai quelque droit sur ce temps-là ; je compte même dédier mon ouvrage (4) à l’Académie française, parce que j’y prends le parti d’un de ses membres. La plupart des gens voient déchirer leur confrère avec une espèce de plaisir ; je prétends leur apprendre à vivre.

 

          Vous savez sans doute que quand l’évêque du Puy (5) ennuyait son monde à Saint-Denis, une centaine d’auditeurs se détacha pour aller visiter le tombeau d’Henri IV. Ils se mirent tous à genoux autour du cercueil, et, attendris les uns par les autres, ils l’arrosèrent de leurs larmes. Voilà une belle oraison funèbre et une belle anecdote. Cela ne tombera pas à terre (6).

 

          Je me flatte, madame, que votre petite mère (7) n’a rien à craindre des sots contes que l’on débite dans Paris contre son mari, que je regarde comme un homme de génie, et par conséquent comme un homme unique dans le petit siècle qui a succédé au plus grand des siècles.

 

          Oui, sans doute, la paix vaut encore mieux que la vérité, c’est-à-dire qu’il ne faut pas contrister son voisin pour des arguments ; mais il faut chercher la paix de l’âme dans la vérité, et fouler aux pieds des erreurs monstrueuses qui bouleverseraient cette âme, et qui la rendraient le jouet des fripons.

 

Soyez très sûre qu’on passe des moments bien tristes à quatre-vingts ans, quand on nage dans le doute. Vos amis les Chaulieu et les Saint-Aulaire sont morts en paix.

 

 

1 – C’était l’A B C. (G.A.)

2 – Les Trois Empereurs en Sorbonne. (G.A.)

3 – Louis XV. (G.A.)

4 -  Au lieu d’un ouvrage, il ne fit que quelques notes. (G.A.)

5 – Faisant l’oraison funèbre de la reine. (G.A.)

6 – Voyez l’Essai sur les mœurs, chap. CLXXIV. (G.A.)

7 – Madame de Choiseul. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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