CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 32

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 32

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à M. de Saint-Florentin.

 

A Ferney, 14 Novembre (1).

 

 

          Monseigneur, quoique l’âge de soixante-quinze ans et la faiblesse attachée à de longues maladies puissent faire soupçonner de radoter, ce n’est pourtant pas moi qui ai placé à la dernière paix une addition qui était faite pour la paix de 1747. C’est une bévue de l’éditeur, dont je me suis aperçu trop tard, et que je vous supplie de vouloir bien faire réparer dans votre exemplaire. Votre bibliothécaire pourra très bien insérer au quatrième tome le carton ci-joint.

 

          Je suis persuadé que, si vous jetez les yeux sur le troisième volume, à la page 282, ce que je dis de feu M. le comte de Plélo vous attendrira.

 

          C’est ici la neuvième édition qu’on a faite dans l’Europe du Siècle de Louis XIV et du Précis du siècle où nous sommes.

 

          On s’empresse de tous côtés à m’apprendre des particularités bien honorables pour la nation  mais on y s’est pris trop tard. Je serai obligé de faire un supplément, et je compte même faire encore quelques corrections avant que l’ouvrage puisse être présenté au roi. J’ai tâché d’élever à l’honneur de ma patrie un monument que vous puissiez approuver et protéger. Je n’ai rien épargné pour m’instruire, et je vois avoir dit l’exacte vérité, avec la bienséance que des temps si récents exigent.

 

          Je n’ai aspiré, monseigneur, à d’autre récompense d’un travail si long et si pénible que celle d’obtenir votre suffrage et vos bontés, qui seront la plus chère consolation de ma vieillesse. J’ai l’honneur d’être, avec respect et reconnaissance, monseigneur, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

18 Novembre 1768.

 

 

          Mes anges avaient très grande raison de s’endormir, comme  au sermon, aux deux premières scènes du cinquième acte des Guèbres ; le diable qui affligeait alors le petit possédé était un diable très soporatif, un diable froid, un diable à la mode. Ces scènes n’étaient que des jérémiades où l’on ne faisait que répéter ce qui s’était passé, et ce que le spectateur savait déjà. Il faut toujours, dans une tragédie, que l’on craigne, qu’on espère à chaque scène ; il faut quelque petit incident nouveau, qui augmente ce trouble ; on doit faire naître à chaque moment, dans l’âme du lecteur, une curiosité inquiète. Le possédé était si rempli de l’idée de la dernière scène, quand il brocha cette besogne, qu’il allait à bride abattue dans le commencement de l’acte, pour arriver à ce dénouement, qui était son unique objet.

 

          A peine eut-il lu la lettre céleste des anges, qu’il refit sur-le-champ les trois premières scènes qu’il vous envoie. Il ne s’en est pas tenu là ; il a fait, au quatrième acte, des changements pareils : il polit tout l’ouvrage. Ce n’est plus le seul Arzémon qui tue le prêtre, c’est toute la troupe honnête qui le perce de coups. Il n’y a pas une seule de vos critiques à laquelle votre exorcisé ne se soit rendu avec autant d’empressement que de reconnaissance. Le diable de la Chose impossible (1) n’était pas plus docile.

 

          A l’égard des adoucissements sur la prêtraille, c’est là véritablement la chose impossible, qui est au-dessus des talents du diable. La pièce n’est fondée que sur l’horreur que la prêtraille inspire ; mais c’est une prêtraille païenne. Mahomet a bien passé, pourquoi les Guèbres ne passeraient-ils pas ? Si on craint les allusions, il y en avait cent fois plus dans le Tartufe.

 

          Trouveriez-vous à propos que Marin montrât la pièce au chancelier (2), ou plutôt que quelqu’un de ses amis la lui confiât comme un ouvrage posthume de feu Latouche, auteur de l’Iphigénie en Tauride ? Un homme fraîchement sorti du parlement ne s’effraiera pas de l’humiliation des prêtres. Il m’a écrit une lettre charmante sur le Siècle de Louis XIV.

 

          A l’égard des acteurs, j’oserais presque dire que la pièce n’en a pas besoin ; c’est une tragédie qu’il faut plutôt parler que déclamer. Les situations y feraient tout, les comédiens peu de chose ; et le sujet est si piquant, si attendrissant, si neuf, si conforme à l’esprit philosophique du temps, que la pièce aurait peut-être le succès du Siège de Calais et du Catilina de Crébillon, quoique ces deux pièces soient inimitables.

 

          Il y a plus encore : c’est que cette tragédie pourrait faire du bien à la nation ; elle contribuera peut-être à éteindre la flamme où le chevalier de La Barre a péri, à la honte éternelle de ce siècle infâme.

 

          Si on ne peut jouer les Guèbres, il se trouvera un éditeur qui la fera imprimer avec une préface sage, dans laquelle on ira au-devant de toutes les allusions malignes. Un jour viendra que les Welches seront assez sages pour jouer les Guèdres. C’est dans cette douce espérance que je me mets à l’ombre de vos ailes avec toute la tendresse imaginable.

 

          Est-ce Villars qu’on appelle aujourd’hui Praslin ? ou est-ce Praslin auprès de Châlons ?

 

          Croyez-vous que Moustapha l’imbécile déclare la guerre à ma Catau-Sémiramis ? Ne pensez-vous pas que le pape aide sous main les Corses ? Si vous ne faites pas rentrer l’infant dans Castro (3), je vous coupe une aile.

 

          Et du blé, en aurez-vous ? je vous avertis que j’ai été obligé de semer trois fois le même champ. L’Evangile ne sait ce qu’il dit, quand il prétend que ce blé doit pourrir pour germer ; les pluies avaient pourri mes semences, et, malgré l’Evangile, je n’aurais pas eu un épi. Je suis un rude laboureur.

 

 

1 – Conte de La Fontaine. (G.A.)

2 – Maupeou.

3 – Voyez le chapitre XXXIX du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bordes.

 

18 Novembre 1768 (1).

 

 

          Il y a mille ans que je ne vous ai écrit, mon cher ami ; voici un petit livre qui m’est tombé entre les mains (2) ; je vous prie de m’en dire votre avis (3). Vous avez reçu sans doute le Lion et les Trois Empereurs. On dit que les Français ont été encore frottés en Corse le 2 du mois. Que diable allaient-ils faire dans cette galère !

 

          La révolution s’opère sensiblement dans les esprits malgré les cris du fanatisme. La lumière vient par cent trous qu’il sera impossible de boucher. Je vous embrasse mille fois.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – Ce billet, presque entier, faisait jusqu’alors partie de la lettre à Bordes du 17 décembre. (G.A.)

2 – L’A,B,C. (G.A.)

3 – Dans la lettre du 17, on lisait ici : « Je ne vous ai point envoyé les Siècles parce qu’ils sont pleins de fautes typographiques : mon sort est d’être ridiculement imprimé. » (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Villevieille.

 

A Ferney, 19 Novembre 1768 (1).

 

 

          Je vous ai attendu, mon cher marquis, et je n’ai point entendu parler de vous. Si je suis assez malheureux pour ne vous pas posséder chez moi, si vous êtes à Montpellier, je vous demande une grâce, c’est de me mettre au fait d’un prétendu marquis de Belestat. J’ai reçu plusieurs lettres sous ce nom, datée de Monpellier. Celui qui les écrit se dit un jeune homme qui aime les lettres. Il m’envoya, il y a quelques mois, un Eloge de Clémence Isaure. Je lui ai écrit, depuis ce temps-là, deux lettres pour une affaire très importante ; je n’ai point eu de réponse ; et on m’avertit que ce marquis de Belestat n’existe pas. Dites-moi, je vous prie, ce que vous en savez. Soyez bien persuadé surtout que de tous les marquis de votre pays vous êtes celui que j’aime le mieux.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

21 Novembre 1768.

 

 

          Il vaut mieux servir tout à la fois que plat à plat ; ainsi j’envoie à mon divin ange les Guèbres tout entiers, sous le couvert de M. le duc de Praslin. Il m’a paru impossible d’adoucir les traits contre messieurs de Pluton. Si ce sont en effet des prêtres païens, des prêtres des enfers, on ne peut trop les rendre odieux. Si les malintentionnés s’obstinent à traiter cela d’allégories, rien ne les en empêchera, quelque tour que l’on prenne.

 

          Je sens bien que mon nom est plus à craindre que la pièce même. Ce serait mon nom qui ferait naître toutes les allusions ; il porte toujours malheur à la sacro-sainte. Il est constant que la chose en elle-même est non seulement de la plus grande innocence, mais de la meilleure morale. Si les allusions qu’on peut faire devaient empêcher les pièces d’être jouées, il n’y en aurait aucune qu’on pût représenter. Le possédé a pris son parti ; si on ne peut avoir une approbation, il s’en passera très bien ; il fera imprimer la facétie, qui déplaira beaucoup aux persécuteurs, mais qui plaira infiniment aux persécutés.

 

          Et, après tout, comme il n’y a point aujourd’hui d’inquisiteurs en France qui fassent brûler les peintres qui les dessinent, je ne vois pas qu’il y ait plus de danger à imprimer cette pièce que celle du Royaume en interdit, ou de l’Honnête Criminel (1).

 

          Je vous demande en grâce, mon cher ange, de lire l’article Lally au quatrième volume du Siècle. Je suis convaincu qu’il était aussi innocent que brutal, et que rien n’est aussi injuste que la justice.

 

          L’abbé de Chauvelin, cette fois-ci, ne doit pas être mécontent ; au reste, il est bien difficile de contenter tout le monde et son père. Respect et tendresse.

 

 

1 – La première par Gudin, la seconde par Fenouillot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

21 Novembre 1768 (1).

 

 

          Venez, monsieur ; si je suis malade, vous adoucirez mes maux ; si j’ai quelque étude à faire, vous m’éclairerez. Venez manger de votre sassenage et boire de votre vin. Les derniers jours de ma vie seront heureusement employés à vous recevoir ; c’est un honneur et un plaisir dont je sens tout le prix. Mille respects à celle qui fait votre bonheur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

28 Novembre 1768.

 

 

          Point du tout, mon cher ami, le patriarche est toujours malingre ; et, s’il est goguenard dans l’intervalle de ses souffrances, il ne doit la vie qu’à ce régime de gaieté, qui est le meilleur de tous.

 

          Tout gai que je suis par accès, je suis au fond très affligé pour l’Espagne que l’université de Salamanque succède aux jésuites dans le ministère de la persécution. Je l’avais bien prévu avec frère Lembertad ; et je dis, quand on chassa les renards : On nous laissera manger aux loups.

 

          J’ai toujours votre quinzième chapitre (1) dans le cœur et dans la tête, et la censure contre, dans le cul. Je ne crois pas qu’il y ait rien de si déshonorant pour notre siècle. Sans votre quinzième chapitre, ce siècle était dans la boue. Vous devez aller remercier la Sorbonne en cérémonie ; elle a rassemblé les pensées d’un grand écrivain et d’un grand citoyen ; elle démontre au roi que vous êtes un sujet fidèle, et à l’Eglise que vous êtes un homme très religieux. Il était impossible de travailler plus heureusement à votre justification et à votre gloire.

 

          Votre idée de l’Histoire politique de l’Eglise est très belle, mais c’est l’histoire du monde entier. Il n’y a point de royaume en Europe que le pape n’ait donné ou cru donner ; il n’y en a point où il n’ait levé des impôts, où il n’ait excité des guerres : j’en ai dit quelques mots dans l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations.

 

          L’Examen dans lequel le président Hénault est si maltraité est un tour de maître Gonin, que je n’ai pas encore éclairci. L’ouvrage est assurément d’un homme très profond dans l’histoire de France. Il y a des erreurs, mais il y a aussi des recherches savantes. Le style court après celui de Montesquieu ; il l’attrape quelquefois, mais avec des solécismes et des barbarismes dont Montesquieu avait aussi sa part. On a imprimé ce petit livre sous le nom d’un marquis de Belestat. J’ai reçu moi-même de Montpellier deux lettres signées de ce nom ; et il se trouve à fin de compte qu’il n’y a point de marquis de Belestat (2) ; c’est l’aventure du faux Arnauld.

 

          Je crois, après m’être bien tourmenté à deviner, que je dois finir par rire. Plût à Dieu qu’il n’y eût dans le monde que ces petites méchancetés ! Mais je reprends mon air grave et triste quand je songe à certaines choses qui se sont passées dans mon siècle ; je ne les oublie point, je les garde pour les posthumes, et je veux que la postérité déteste les persécuteurs.

 

          Je vous embrasse bien tendrement, mon très cher confrère.

 

 

1 – De Bélisaire. (G.A.)

2 – Il y en avait bien un. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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