CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 31
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à M. le duc de Choiseul.
12 Novembre 1768.
Mon protecteur, daignez lire ceci, car ceci en vaut la peine. Ce n’est pas parce que la marmotte des Alpes a bientôt soixante-quinze ans, ce n’est pas parce qu’elle radote, qu’il s’est glissé un galimatias absurde dans le Siècle de Louis XIV et de Louis XV, touchant la paix que nous vous devons : pendant que je passe la vie dans mon lit, l’éditeur a mis, à la page 202 du quatrième tome, une addition que je lui avais envoyée pour la page 142. Il a ajouté à votre paix ce qu’il devait ajouter à la paix d’Aix-la-Chapelle. Il vous sera aisé de faire placer adroitement ce carton ci-joint : vous êtes accoutumé à réparer quelquefois les fautes d’autrui. J’ai voulu finir par la gloire de la nation et par la vôtre.
Quand l’édition est finie, quelques officiers (1) m’apprennent des choses étonnantes, dignes de l’ancienne Rome.
Le prince héréditaire de Brunswick veut surprendre M. de Castries, qui en veut faire autant. On envoie à l’entrée de la nuit M. d’Assas, capitaine d’Auvergne à la découverte ; le régiment le suit en silence : il trouve, à vingt pas, des grenadiers ennemis couchés sur le ventre ; ils se lèvent, ils l’entourent, lui mettent vingt baïonnettes sur la poitrine : Si vous criez, vous êtes mort ; il retient son souffle un moment pour crier plus fort : A moi, Auvergne, les voilà ! et il tombe percé de coups : Décius en a-t-il plus fait ?
On me prend pour le greffier de la gloire ; on me fournit de beaux traits, mais trop tard ; c’est pour une belle édition in-4°.
Je vous demande en grâce de lire la page 177, tome IV ; vous y verrez une action très supérieure à celle des Thermopyles, et très vraie.
N.B. – J’ai envoyé un Siècle à M. de Saint-Florentin. Il m’a mandé qu’il croyait que je pouvais le présenter au roi, et qu’il s’en chargerait. Je vais lui mander que je crois que vous lui avez donné le vôtre, et j’aurai l’honneur de vous en renvoyer un autre. M’approuvez-vous ? Je prêche gloire et paix dans cet ouvrage.
N.B. – Il s’est fait une grande révolution dans les esprits. Voici ce qu’un homme très sage (2) me mande de Toulouse : « Les trois quarts du parlement ont ouvert les yeux, et gémissent du jugement des Calas. Il n’y a plus que les vieux endurcis qui ne soient pas pour la tolérance. »
Il en sera bientôt de même dans le parlement de Paris, je vous en réponds. On ne sera plus homicide pour paraître chrétien aux yeux du peuple. J’aurai contribué à cette bonne œuvre.
N.B. – Ce changement dans les mœurs ne sera pas inutile à votre colonie de Versoix.
Permettez-moi de vous écrire un jour, à fond, sur votre colonie. Vous protégez votre vieille marmotte ; cet établissement touche à mon pauvre trou ; je suis de la colonie.
L’évêque d’Annecy est un fou, vous avez bien dû le voir. Le voilà disgracié à sa cour pour ses sottises. Le fanatisme n’a jamais fait que du mal.
Mon protecteur, vous avez beau jeu. Le duc de Grafton (3) n’est pas une tête à résister à la vôtre.
Me pardonnez-vous de vous écrire une si longue lettre ?
La vieille marmotte est à vos pieds ; elle vous adore ; elle vous souhaite prospérité et gloire ; elle vous présente d’ailleurs son profond respect.
1 – Voyez la lettre au chevalier de Lorry du 26 Octobre. (G.A.)
2 – L’abbé Audra. (G.A.)
3 – Premier lord de la trésorerie. (G.A.)
à M. le duc de Praslin.
A Ferney, 12 Novembre (1).
Monseigneur, je n’ai pas osé vous faire moi-même ces compliments de consolation, qui sont surcroît d’affliction ; je les ai adressés à M. d’Argental, qui veut bien faire valoir mes sentiments auprès de vous, et qui en a pour vous de si tendres. Puissiez-vous jouir très longtemps d’une santé affermie, et de tout ce qui peut contribuer à ce qu’on appelle le bonheur !
Comme je passe les trois quarts de ma vie dans mon lit, je n’ai pu avoir soin de la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV. Il s’y est glissé une faute qui doit vous intéresser plus que personne, puisqu’il s’agit de la paix dont la France vous a l’obligation. On a mis à la page 202 du tome IV une addition qui était destinée pour la paix d’Aix-la-Chapelle ; cela fait un galimatias absurde. Voici le carton qu’on peut très aisément substituer. Je vous demande pardon pour mon libraire. Si M d’Argental est encore avec vous, souffrez que je prenne la liberté de vous adresser le même carton pour lui, et je vous prie de conserver à l’auteur les bontés dont vous l’avez toujours honoré. Il vous sera attaché jusqu’au dernier moment de sa vie, avec autant de reconnaissance que de respect.
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Vernes.
13 Novembre 1768.
J’ai fait tout juste avec vous, mon cher philosophe, comme on faisait autrefois avec les théologiens vos devanciers ; on les croyait plus qu’on ne se croyait soi-même. J’avais beau être persuadé que M. le chevalier de Beauteville était en Suisse ; vous m’assurâtes si positivement qu’il était à Saint-Omer, que c’est à Saint-Omer que j’ai adressé ma lettre. Elle partit dès le lendemain de votre visite ; car, dès qu’il s’agit de rendre service, il faut songer que la vie est courte, et qu’il n’y a pas un moment à perdre. Cependant nous avons perdu trois semaines au moins, grâce à la foi implicite que j’ai eue en vous.
On vous avait trompé de même sur les quatre cents hommes pris en débarquant en Corse ; c’est bien, par tous les diables, au beau milieu de la terre ferme qu’ils ont été déconfits. Vous avez mis ma foi à de rudes épreuves ; cependant j’aurai toujours foi en vous, je veux dire en votre caractère de franchise et de droiture, et en votre esprit plein de grâces. Si Athanase vous avait ressemblé, nous ne serions pas où nous en sommes.
Sur ce, je vous donne ma bénédiction et reçois la vôtre.
P.S. – J’aime mieux mille fois cette Purification (1) que la fête de la Purification de la Vierge. Les parfums dont on s’est servi montent furieusement au nez. Le purificateur n’a pas physiquement six pieds de haut, mais moralement il en a plus de trente. Tudieu ! quel homme ! je voudrais bien qu’il vînt quelque jour nous parfumer. Si jamais je suis syndic, je me garderai bien d’avoir affaire a si forte partie.
1 – Purification des trois points de droit, par l’avocat Delolme le jeune. (K.)
à M. Christin.
13 Novembre 1768.
Vous ne savez pas, mon cher petit philosophe, combien je vous regrette. Je ne peux plus parler qu’aux gens qui pensent comme vous ; il n’y a que la communication de la philosophie qui console.
On (1) me mande de Toulouse ce que vous allez lire : « Je connais actuellement assez Toulouse pour vous assurer qu’il n’est peut-être aucune ville du royaume où il y ait autant de gens éclairés. Il est vrai qu’il s’y trouve plus qu’ailleurs des hommes durs et opiniâtres, incapables de se prêter un seul moment à la raison ; mais leur nombre diminue chaque jour ; et non seulement toute la jeunesse du parlement, mais une grande partie du centre et plusieurs hommes de la tête vous sont entièrement dévoués. Vous ne sauriez croire combien tout a changé depuis la malheureuse aventure de Calas. On va jusqu’à se reprocher le jugement rendu contre M. Rochette (2) et les trois gentilshommes ; on regarde le premier comme injuste, et le second comme trop sévère. »
Mon cher ami, attisez bien le feu sacré dans votre Franche-Comté. Voici un petit A, B, C (3) qui m’est tombé entre les mains, je vous en ferai passer quelques-uns à mesure ; recommandez seulement au postillon de passer chez moi, et je le garnirai à chaque voyage. Je vous supplie de me faire venir le Spectacle de la Nature, les Révolutions de Vertot, les Lettres américaines sur l’Histoire naturelle de M. de Buffon ; le plus tôt c’est toujours le mieux : je vous serai très obligé. Je vous embrasse le plus tendrement qu’il est possible.
1 – L’abbé Audra. (G.A.)
2 – Ministre protestant, pendu en 1762. (G.A.)
3 – Voyez aux DIALOGUES. (G.A.)
à M. le comte de Fekété.
14 Novembre 1768.
Monsieur, ces deux petites pièces m’étant tombées entre les mains, j’ai cru en devoir faire part à celui qui s’amuse quelquefois à en faire de meilleures. Il y a eu peut-être un M. de Saint-Didier (1) et un abbé Caillé (2) ; mais je vous suis plus attaché que tous les abbés du monde. Je crois que vous me prenez pour un abbé allemand, ou pour l’abbé de Saint-Gall en Suisse, à l’énorme quantité de vin que vous m’envoyez. Vous me faites trop d’honneur, et vous avez trop de bonté pour un vieillard forcé à être sobre. Si j’étais jeune, je viendrais vous faire ma cour, et boire avec vous votre bon vin ; mais je ne boirai bientôt que de l’eau du Styx. Agréez, monsieur, mes remerciements et mes sentiments respectueux.
1 – Voyez le Marseillais et le Lion, satire. (G.A.)
2 – Voyez les Trois empereurs en Sorbonne, satire. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
Novembre 1768.
Madame, un officier de dragons me mande que vous lui avez demandé cela (1). Je vous envoie cela. Si votre ami (2) avait lu cela, et bien d’autres choses faites comme cela, il ne serait pas tourmenté, sur la fin de sa vie, par les idées les plus absurdes et les plus détestables que la fureur et la folie aient jamais inventées ; il changerait avec tous les honnêtes gens de l’Europe qui ont changé.
Je l’aime malgré sa faiblesse, et je prends vivement son parti contre un marquis de Belestat, qui le traite avec la plus cruelle injustice dans un ouvrage qui a trop de vogue et qu’il faut absolument réfuter.
Je vous souhaite, madame, santé et fermeté : méprisez le monde et la vie, tout cela n’est qu’un fantôme d’un moment.
1 – L’A.B.C. (G.A.)
2 – Hénault. (G.A.)
à M. Colman.
14 Novembre 1768.
Si je pouvais écrire de ma main, monsieur, je prendrais la liberté de vous remercier en anglais du présent que vous me faites de vos charmantes comédies ; et, si j’étais jeune, je viendrais les voir jouer à Londres.
Vous avez furieusement embelli l’Ecossaise, que vous avez donnée sous le nom de Freeport, qui est en effet le meilleur personnage de la pièce. Vous avez fait ce que je n’ai osé faire ; vous punissez votre Fréron à la fin de la comédie. J’avais quelque répugnance à faire paraitre plus longtemps ce polisson sur le théâtre ; mais vous êtes un meilleur shérif que moi, vous voulez que justice soit rendue, et vous avez raison.
Lorsque je m’amusai à composer cette petite comédie, pour la faire représenter sur mon théâtre, à Ferney, notre société d’acteurs et d’actrices me conseilla de mettre ce Fréron sur la scène, comme un personnage dont il n’y avait point encore d’exemple. Je ne le connais point, je ne l’ai jamais vu ; mais on m’a dit que je l’avais peint trait pour trait.
Lorsqu’on joua, depuis, cette pièce à Paris, ce croquant était à la première représentation. Il fut reconnu dès les premières lignes ; on ne cessa de battre des mains, de le huer, et de le bafouer ; et tout le public, à la fin de la pièce, le reconduisit hors de la salle avec des éclats de rire. Il a eu l’avantage d’être joué et berné sur tous les théâtres de l’Europe, depuis Pétersbourg jusqu’à Bruxelles. Il est bon de nettoyer quelquefois le temple des Muses de ses araignées. Il me paraît que vous avez aussi vos Frérons à Londres, mas ils ne sont pas si plats que le nôtre. Au temps du colloque de Poissy, un bon catholique écrivait à un bon protestant : « Monsieur, les choses sont entièrement égales des deux côtés : il est vrai que votre savant est bien plus savant que notre savant ; mais, en récompense, notre ignorant est bien plus ignorant que votre ignorant. »
Continuez, monsieur, à enrichir le public de vos très agréables ouvrages. J’ai l’honneur d’être, avec toute l’estime que vous méritez, etc.
à M. l’abbé Audra.
Le 14 Novembre 1768 (1).
Votre souvenir m’enchante, monsieur ; votre lettre du 2 novembre m’a fait oublier ma vieillesse et ma maladie. On a dépêché sur-le-champ, selon vos ordres, un assez gros paquet à M. Audra de Maljulien ; il a été adressé à M. Tabareau, qui sans doute le lui fera remettre. Vous ne doutez pas de la promptitude avec laquelle j’aime à obéir à vos ordres. Je suis persuadé que vous aurez bonne part à la conversion des esprits toulousains. Vous êtes un bon missionnaire ; vous avez développé dans eux le germe de raison que l’on avait voulu étouffer trop longtemps.
Je vous supplie, monsieur, de me rendre un petit service dans le pays où vous êtes. Il y a quelques mois que j’ai reçu plusieurs lettres signées, Le marquis de Belestat. Ces lettres me semblaient être d’un homme qui me demandait des avis sur ses ouvrages, et, entre autres, sur un Eloge de Clémence Isaure. On m’a averti depuis ce temps qu’il n’y a point de jeune marquis de Belestat, et qu’on a pris ce nom pour m’en imposer. Il demeurait, disait-il, tantôt à Montpellier, tantôt à Toulouse, et tantôt dans ses terres. Il est très intéressant pour moi, et pour des personnes assurément plus considérables, qu’on soit informé s’il y a en effet un jeune marquis de Belestat en Languedoc.
J’entretiens toujours une petite correspondance avec votre digne ami M. l’abbé Morellet, et j’y mets les ménagements nécessaires ; car à Paris, comme à Toulouse, tout n’est pas encore éclairé. On ne peut, monsieur, vous être plus tendrement dévoué que votre très humble, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)