CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 28
Photo de PAPAPOUSS
à M. Hennin.
Mardi, à deux heures, 3 Octobre 1768.
Je ne savais point du tout, monsieur, quelle compagnie M. le duc de Bragance mène avec lui. Je l’avais supplié seulement de venir avec les personnes qui sont de son voyage. J’apprends que M. le baron de van Swieten est avec lui à Genève ; son nom et son mérite redoublent l’envie que j’avais de faire ma cour à tout ce qui accompagne M. le duc de Bragance et j’irais moi-même me présenter à M. de van Swieten, si le triste état où je suis me permettait de sortir. Voulez-vous bien avoir la bonté, monsieur, de l’instruire de mes sentiments ? Vous connaissez ceux que j’aurai toute ma vie pour vous.
à M. Pacou.
Au château de Ferney, ce 3 Octobre 1768.
Votre Mémoire (1), monsieur, en faveur des morts, qui sont très mal à leur aise, et des vivants, qui sont empestés, est assurément la cause du genre humain ; et il n’y a que les ennemis des vivants et des morts qui puissent s’opposer à votre requête. Je l’ai fait lire à M. Hennin, résident à Genève ; il est frère de M. le procureur du roi de Versailles ; les deux frères pensent comme vous. M. le chancelier a fait rendre un arrêt du parlement contre les morts, qui empuantissent les villes ; ainsi je crois qu’ils perdront leur procès. J’attends avec impatience un édit qui me permettra d’être enterré en plein air ; c’est une des choses pour lesquelles j’ai le plus de goût. Tant de choses se font contre notre gré à notre naissance et pendant notre vie, qu’il serait bien consolant de pouvoir au moins être enterré à son plaisir.
Je suis en attendant, avec toute l’estime que vous m’avez inspirée de mon vivant, monsieur, etc.
1 – Mémoire concernant le cimetière de la paroisse Saint-Louis de la ville de Versailles, imprimé dans l’opuscule intitulé Mémoire sur les sépultures hors des villes, ou Recueil de pièces concernant les cimetières de la ville de Versailles. (G.A.)
à M. Dupont.
Au château de Ferney, 15 Octobre 1768.
Je crois bien, mon cher ami, que les chiens qu’on a fessés aboient, mais je vous assure que tous les honnêtes gens en rient, à commencer par ceux qui composent le conseil du roi, et par le roi lui-même ; je pourrais vous en dire des nouvelles. Soyez sûr que d’un bout de l’Europe à l’autre il s’est fait depuis quelque temps dans les esprits une révolution qui n’est ignorée peut-être que des capucins de Colmar et des chanoines de Porentruy. Le gendre du premier ministre d’Espagne (1), qui est venu chez moi, m’a appris qu’on venait de limer les dents et de couper les griffes à l’inquisition ; on lui a ôté jusqu’au privilège de juger les livres et d’empêcher les Espagnols de lire. Ce qui se passe en Italie doit vous faire voir combien les temps sont changés. On débite actuellement dans Rome la cinquième édition della Riforma d’Italia, livre dans lequel il est démontré qu’il faut très peu de prêtres et point de moines, et où les moines ne sont jamais traités que de canaille. Il faut une religion au peuple, mon ami ; mais il la faut plus pure et plus dépendante de l’autorité civile : c’est à quoi l’on travaille doucement dans tous les Etats. Il n’y a presque aucun prince qui ne soit convaincu de cette vérité ; il y en a quelques-uns qui vont bien plus loin. Tout cela n’empêche pas qu’on ne doive être sage ; il ne faut triompher que quand la victoire sera complète. Les chiens qui jappent encore pourraient mordre. J’aurais plus d’une chose à vous dire si j’avais le bonheur de vous voir dans mon heureuse retraite avec elle que j’en ai faite la souveraine. Faites comme vous voudrez ; mais je ne veux point mourir sans vous avoir embrassé. En attendant, je vous prie, mon cher ami, de contribuer à me faire vivre, en voulant bien recommander à M. Roset de me payer le quartier qu’il me doit ; j’ai trente personnes à nourrir, et trente mille francs à donner par an à ma famille : vous concevez bien qu’il faut que M. Roset m’aide. Je vous embrasse le plus tendrement du monde.
1 – Le marquis de Mora. (G.A.)
à M. le marquis de Belestat.
Du château de Ferney, le 15 Octobre 1768 (1).
Monsieur, il y a longtemps que je vous dois des remerciements de vos bontés et de l’Eloge de Clémence Isaure ; mais ma vieillesse est si infirme, et j’ai été pendant deux mois si cruellement malade, que je n’ai pu remplir aucun de mes devoirs. Un des plus chers et des plus pressés était de vous témoigner l’estime que vous m’avez inspirée. L’Académie devrait mettre votre éloge à la fin de celui que vous avez publié de sa fondatrice. Votre style et votre façon de penser sur la littérature m’ont également charmé. Si je me comptais encore au nombre des vivants, je désirerais passionnément vivre l’ami d’un homme de votre mérite (2).
Vous n’ignorez pas sans doute, monsieur, qu’on vend publiquement sous votre nom, à Genève et dans tous les pays voisins, un Examen de l’Histoire de Henri IV, du sieur Bury. L’Examen est assurément beaucoup plus lu que l’Histoire. Oserai-je vous demander dans quelle source est puisée l’anecdote singulière, qu’on trouve à la page 31 : « Que les états de Blois dressèrent une instruction, par laquelle il est dit : que les cours des parlements sont des états-généraux au petit-pied ? » Cette anecdote est si importante pour l’histoire, que vous me pardonnerez sans doute la liberté que je prends.
Si vous n’êtes pas l’auteur de cet Examen imprimé sous votre nom, souffrez que je vous supplie de me dire à qui je dois m’adresser pour être instruit d’un fait si unique et si peu connu.
J’ai l’honneur d’être, avec autant de respect que d’estime, votre, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Les deux derniers paragraphes ont été publiés par M. Beuchot. (A. François.)
à M. le marquis de Belestat.
Ferney, 17 Octobre 1768.
Quoique je sois très malade, monsieur, l’envie de servir, et l’importance des choses dont il s’agit, me forcent de vous écrire encore, dans l’incertitude si ma première lettre vous parviendra. J’ai déjà eu l’honneur de vous dire qu’on débite à Genève, sous votre nom, un petit livre dont voici le titre : Examen de la nouvelle Histoire de Henri IV, de M. de Bury, par M. le marquis de B…, lu dans une séance d’Académie, etc.
On trouve à la page 24 le passage (1) que je fais copier, et que je vous envoie. On sent aisément l’allusion coupable qui règne dans ce passage. Le président Hénault est d’ailleurs cruellement outragé dans une autre page de ce libelle. Il y en a plusieurs exemplaires à Paris ; mais il passe pour être de vous ; celle calomnie peut vous faire des ennemis puissants, et vous nuire le reste de votre vie. Le nommé La Beaumelle est noté chez les ministres ; il lui est défendu de venir à Paris ; et, en dernier lieu, M. le comte de Gudanne, commandant du pays de Foix, où ce malheureux habite, lui a intimé les défenses du roi de ne rien imprimer. C’est à vous, monsieur, à consulter vos amis et vos parents sur cette aventure, et à voir si vous devez écrire à M. le comte de Saint-Florentin, pour vous justifier, et pour faire connaître que ce n’est pas vous mais La Beaumelle, qui a composé et imprimé cet écrit. J’ai cru devoir à votre mérite et à l’estime que vous m’avez inspirée les informations que je vous donne, et desquelles vous ferez l’usage le plus convenable.
1 – Voyez la lettre à Hénault du 13 septembre. (G.A.)
à M. le Président Hénault.
A Ferney, 17 Octobre 1768.
Vous négligez trop, mon cher et illustre confrère, une affaire importante et un ami qui prend vos intérêts plus que vous-même. Le petit livre en question est débité sous le nom de M. le marquis de Belestat, et non de Beloste ; le résident de France à Genève s’était trompé sur le nom. L’ouvrage passe pour être savant et écrit d’un style vigoureux, dans le goût de celui de La Bruyère. Il se fait des partisans par son audace, et par des anecdotes historiques inconnues jusqu’aujourd’hui : pour moi, je crois la plupart de ces anecdotes fausses, et le style plus insolent que ferme et ingénieux.
Je suis lié avec le marquis de Belestat, jeune homme de mérite, académicien de Toulouse et de Montpellier. Je puis vous assurer qu’il n’est point l’auteur de cet écrit, et qu’il en est incapable de toute manière : je crois connaître l’auteur. Que vous coûterait-il de faire chercher, par l’abbé Boudot, à la Bibliothèque du roi :
1° si l’on trouve dans les premiers états de Blois que les états chargèrent leurs députés de dire au roi et à la reine-mère que les parlements sont les états-généraux du royaume au petit pied ?
2°/ S’il est vrai que, dans le contrat de mariage de Jeanne de Bourbon avec le père de Henri IV, elle prit le titre de majesté fidélissime ?
Je supprime les autres anecdotes, sur lesquelles je suis assez instruit. Encore une fois ne méprisez ni mon zèle, ni ces points d’histoire ; vous savez combien votre gloire m’est chère, je l’aime presque autant que la vérité ; mais certainement je ne prendrai pas la liberté de combattre pour vous sans votre ordre : je suis de ces officiers subalternes qui ne font rien sans l’agrément de leur général. Je vous embrasse très tendrement, et vous souhaite toujours les jours les plus longs et les plus heureux, s’il y a du bonheur à nos âges.
à M. Dupont.
A Ferney, près de Versoix, 18 Octobre 1768.
Mon cher ami, le sieur Roset me paraît un virtuose. Il me mande que je suis fils d’Apollon et de Plutus ; mais, s’il ne m’envoie point d’argent, Plutus me déshéritera, et Apollon ne me consolera pas. Il dit qu’il a dépensé son argent à fouiller des mines ; mais il allonge beaucoup la mienne. Il n’est point dit dans notre marché qu’il cherchera de l’or, mais qu’il m’en donnera ; et le vrai moyen de n’avoir pas à m’en donner, c’est d’imaginer qu’il y en a dans les montagnes des Vosges. Les véritables mines sont dans ses vignes bien cultivées ; elles font de fort bon vin, qu’on vend très bien à Bâle, où on le vendrait encore mieux s’il y avait encore un concile. Le chapitre seul de Porentruy en boit assez pour que M. Roset ait de quoi me payer.
Puisqu’il est un bel esprit, j’implore auprès de lui la protection de Bacchus, le dieu des raisins, celle d’Apollon qui doit me donner des lettres de recommandation pour lui, et point du tout celle de Pluton, quoiqu’il soit le dieu des mines ; j’implore surtout la vôtre, qui savez ce que vaut une délégation acceptée. Je ne vis plus que de ces délégations : j’ai donné le reste à ma famille ; M. Roset doit considérer que, m’étant dépouillé de mon justaucorps et de mon manteau, il ne me reste que ma veste et ma culotte, que s’il m’en prive, j’irai tout nu, et que je mourrai de froid l’hiver prochain. Je lui demande en grâce qu’il m’envoie ce qu’il pourra au plus tôt, et que le reste ne vienne pas trop tard.
Voici une petite lettre galante que je lui écris je vous supplie de la lui faire tenir. Vous avez dû recevoir des paquets pour vous amuser. Père Adam gagne toujours aux échecs ; il vous fait bien ses compliments. Je vous aime de tout mon cœur.
à M. le comte de Wargemont.
A Ferney, 18 Octobre 1768 (1).
Je vous remercie, monsieur, des détails que vous avez eu la bonté de me donner (2). J’y ai été d’autant plus sensible que tout ce qui concerne cette gloire, m’est confirmé de tous côtés. Vous vous êtes conduit avec autant de sagesse que de valeur. Si tout le monde suit votre exemple, on sera bientôt le maître absolu de la Corse. La division est déjà, dit-on, parmi ces insulaires, qui préfèrent leur pauvreté et leur anarchie à un gouvernement juste et modéré qui les enrichirait.
Vous voyez sans doute souvent M. le marquis de Chauvelin (3). Je respecte trop ses occupations pour lui écrire ; mais je vous supplie d’avoir la bonté de lui dire que je m’intéresse à son succès plus qu’à celui d’une pièce de théâtre. Mon avis est que les Corses viennent lui parler, et ils seront bientôt soumis. J’aimerais mieux qu’il réussît en les persuadant qu’en les tuant ; car, après tout si on les égorge tous tant qu’ils sont, qui diable voudra habiter l’île ? Je ne connais que des boucs et des chèvres qui voulussent s’y établir. J’ai un bon ami parmi ceux qui s’exposent tous les jours à être canardés par les Corses, c’est le major du régiment d’Eppingen, homme de beaucoup d’esprit et excellent officier. Mais de tous ceux qui font cette rude campagne, celui à qui je suis le plus dévoué, et qui a pour moi le plus de bonté, c’est vous sans contredit. J’ai l’honneur d’être, avec les plus respectueux sentiments, monsieur, votre très humble, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Sur la Corse, où était le comte. (G.A.)
3 – Egalement en Corse. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
19 Octobre 1768.
Il faut amuser ses anges tant qu’on peut, c’est mon avis. Sur ce principe, j’ai l’honneur de leur envoyer ce petit chiffon (1) qui m’est tombé par hasard entre les mains.
Mais de quoi s’est avisé M. Jacob Tronchin de dire à M. Damilaville que j’avais fait une tragédie ? Certainement je ne lui en ai jamais fait la confidence, non plus qu’au duc et au marquis Cramer. Si vous voyez Jacob, je vous prie de laver la tête à Jacob. L’idée seule que je peux faire une tragédie suffirait pour tout gâter. Je vais, de mon côté, laver la tête à Jacob.
Mais pourquoi n’avez-vous pas conservé une copie des Guèbres ? Je suis si indulgent, si tolérant, que je crois que ces Guèbres pourraient être joués ; mais la volonté de Dieu soit faite.
Je pense qu’il était nécessaire que j’écrivisse au président sur le beau portrait qu’on a fait de lui : on disait trop que j’étais le peintre.
On a imprimé cet ouvrage sous le nom d’un marquis de Belestat, qui demeure dans ses terres en Languedoc ; mais enfin celui qui l’a fait imprimer m’a avoué qu’il était de La Beaumelle : je m’en étais bien douté. Le maraud a quelquefois le bec retors et la griffe tranchante ; mais aussi on n’a jamais débité des mensonges avec une impudence aussi effrontée. Le président sera sans doute bien aise que ces traits soient partis d’un homme décrié.
Comment pourrai-je vous envoyer le Siècle de Louis XIV et le Précis du suivant, poussé jusqu’à l’expulsion des révérends pères jésuites ? Mon culte de dulie ne finira qu’avec moi.
1 – Les Trois empereurs en Sorbonne. (G.A.)