JUGEMENT - ÉLOGE DE CRÉBILLON - Partie 10

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JUGEMENT - ÉLOGE DE CRÉBILLON - Partie 10

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JUGEMENTS SUR MOLIÈRE, CRÉBILLON, SHAKESPEARE,

BOILEAU, LA FONTAINE, MADAME DU CHÂTELET, FRÉDÉRIC II,

HELVÉTIUS, LOUIS RACINE, J.B.-ROUSSEAU, DESFONTAINES.

 

 

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ÉLOGE DE CRÉBILLON.

 

 

- 1962 -

 

 

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- Partie 10 -

 

 

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DIGRESSION SUR CE QUI SE PASSA ENTRE LES

REPRÉSENTATIONS D’ÉLECTRE ET DE RHADAMISTE.

 

 

 

 

          Tandis qu’après le succès d’Atrée et d’Electre, il semblait que M. de Crébillon pût prétendre à l’Académie française, il en fut exclus par les deux brigues de La Motte et de J.B Rousseau. Il fit contre La Motte et contre les amis de cet auteur, qui s’assemblaient souvent au café de la veuve Laurent, une satire dans laquelle chacun d’eux était désigné sous le nom de quelque animal. La Motte était la taupe, parce qu’il était déjà menacé de perdre la vue ; l’abbé de Pons, disgracié de la nature par l’irrégularité de sa taille, était le singe ; Danchet, d’une assez haute stature, était le chameau ; Fontenelle, par allusion à sa conduite adroite, était le renard. Cette satire manquait de grâce et de sel. Il la récitait volontiers chez Oghières (1) ; mais je ne crois pas qu’elle ait jamais été imprimée. ?

 

          Il fit aussi cette épigramme contre Rousseau, qui sollicitait la place de l’Académie :

 

Quand Poil de Roux fesant la quarantaine,

De ses poisons le Louvre infectera,

En tel mépris cettui corps tombera

Que Pellegrin y entrera sans peine.

 

          Ce Pellegrin avait fait plusieurs pièces de théâtre avec quelques succès passagers. Deux prix remportés à l’Académie semblaient le mettre à portée de prétendre à cette place.

 

          Pour J.B Rousseau, il n’était encore connu que par quelques odes approuvées par des connaisseurs, et par quelques épigrammes. La carrière du théâtre est infiniment plus difficile à remplir. Sa comédie du Café et celle du Capricieux avaient été très mal reçues ; celle du Flatteur était froide, et n’eut qu’un succès très médiocre. Ses opéras étaient encore plus mauvais. D’ailleurs, son caractère lui ayant fait beaucoup d’ennemis, La Motte eut la place, et J.B Rousseau n’eut que deux voix pour lui.

 

          Tout cela excita la bile de Rousseau, qui fit une satire intitulée Epître à Marot, dans laquelle on trouve de très jolis vers parmi beaucoup d’autres qui ne sont que bizarres, et qui sont remplis d’injures grossières et de termes hasardés et impropres. Il traite tous ceux qui allaient au café, de maroufles, et il parle ainsi de Crébillon :

 

Comment nommer ce froid énergumène,

Qui d’Hélicon chassé par Malpomène,

Me défigure en ses vers ostrogoths,

Comme il a fait rois et princes d’argos ?

 

          Après cette satire, J.B Rousseau n’osa plus remettre les pieds au café de la Laurent, où tous les gens de lettres qu’il avait outragés s’assemblaient. Chacun d’eux l’accabla d’épigrammes et de chaussons. Toute cette guerre divertissait le public aux dépens des parties belligérantes, et c’était le seul fruit qu’on en pût retirer.

 

          La chose devint sérieuse quand J.B Rousseau eut fait cinq couplets atroces, sur un air d’opéra, contre la plupart de ses ennemis. Ces couplets, qu’il récita imprudemment, devinrent publics. Malheureusement pour lui, un nommé Debrie, qui était devenu son ami et son confident, lui conseilla de faire de nouveaux couplets, et de les envoyer par des inconnus aux intéressés mêmes. On ne pouvait donner un conseil plus détestable : il semblait même qu’il fût dicté par la haine ; car J.B Rousseau avait fait contre ce Debrie les épigrammes les plus violentes, dans lesquelles il l’avait traité de fesse-Matthieu. Cependant il est vrai que Debrie haïssait encore plus tous ceux qui lui avaient témoigné du mépris au café de la Laurent, et s’étant réconcilié avec Rousseau, auquel même je sais qu’il prêta quelque argent, non-seulement il lui conseilla de faire les couplets qui commencent ainsi :

 

Que de mille sots réunis

Pour jamais le café s’épure ;

Que l’insipide Dionis

Porte ailleurs sa plate figure ;

 

mais il en porta lui-même une copie chez Oghières qui eut la discrétion de la jeter au feu. C’est ce qui m’a été confirmé par un parent de Debri, qui fut témoin de tout ce scandale, et qui conjura le sieur Oghières de n’en parler jamais.

 

          Enfin les derniers couplets parurent. M. de Crébillon y fut attaqué dans ses mœurs d’une manière affreuse, qui lui fit même assez de tort, et qui ne contribua pas peu à lui fermer encore longtemps les portes de l’Académie : tant les hommes sont injustes ! Il faut remarquer que J.B Rousseau ayant su par Debrie que le Suisse Oghières, en jetant au feu les premiers couplets, avait dit que l’auteur, quel qu’il fût, méritait le carcan et les galères, placa Oghières lui-même dans les derniers qui firent tant de bruit. Tout cela est si vrai, que dans le procès criminel que Rousseau osa intenter au sieur Saurin, géomètre de l’Académie des sciences, au sujet de ces couplets infâmes, Debrie fut le seul qui accompagna J.B Rousseau devant les juges. Ils poursuivirent ensemble l’affaire entamée pour perdre les sieurs Saurin et La Motte ; et lorsque Rousseau fut condamné unanimement par le Châtelet et par le parlement, ce Debrie lui prêta de l’argent pour sortir du royaume.

 

          Ce sont là des faits de la vérité la plus incontestable. Je n’ai jamais pu concevoir comment il s’est pu trouver quelques personnes assez dépourvues de raison et d’équité pour soutenir que La Motte, Saurin, et un joaillier nommé Malafer, avaient fait ensemble tous ces infâmes couplets pour les imputer à Rousseau.

 

          M. de Crébillon savait, à n’en pouvoir douter, que J.B Rousseau était l’auteur de tout ; Oghières lui avait enfin avoué que Debrie lui avait apporté les premiers (2).

 

          Il est indubitable que non-seulement Rousseau fut coupable de cette infamie, mais encore du crime affreux d’en accuser un innocent. La haine l’aveuglait ; c’était sa passion dominante. Il y joignit l’hypocrisie ; car dans le cours du procès même il fit une retraite au noviciat des jésuites, sous le père Sanadon ; et retiré à Bruxelles, il fit un pèlerinage à pied à Notre-Dame de Hall, dans le temps qu’il trahissait et qu’il livrait à ses créanciers le sieur Médine qui l’avait secouru dans ses plus pressants besoins. Ce sont encore des faits dont on a la preuve. Il ne cessa de faire à Bruxelles des épigrammes bonnes ou mauvaises contre les mêmes personnes qu’il avait outragées à Paris ; il en fit contre Fontenelle, La Motte, La Faye, Saurin, et contre Crébillon, qu’il désigne sous le nom de Lycophron.

 

          Il en fit contre l’abbé d’Olivet, qui n’avait pas approuvé ses Aïeux chimériques, et contre l’abbé Dubos, secrétaire perpétuel de l’Académie. Tout cela est imprimé.

 

          Il reste à savoir si de telles horreurs peuvent être pardonnées en faveur de deux ou trois odes qui ne sont que des déclamations de rhétorique, de quelques psaumes au-dessous des cantiques d’Esther et d’Athalie, et de quelques épigrammes dont le fond n’est jamais de lui, et dont presque tout le mérite consiste dans des turpitudes. Je voudrais seulement qu’on lui eût donné le rôle de Palamède et de Rhadamiste à traiter ; il aurait été infiniment au-dessous de M. de Crébillon. Qu’on en juge par toutes ses pièces de théâtre, et en dernier lieu par les Aïeux chimériques et par l’Hypocondre : on voit un homme absolument sans invention et sans génie, qui n’avait guère d’autres talents que celui de la rime et du choix des mots. Il n’y a pas un vers dans tous ses ouvrages qui aille au cœur ; et on peut conclure, par le froid qui règne dans tous ses drames, qu’il était incapable de faire une scène tragique.

 

          Si M. de Crébillon avait plus châtié son style, je ne balancerais pas à le placer, malgré ses défauts, infiniment au-dessus de J.B Rousseau ; car si on doit proportionner son estime aux difficultés vaincues, il est certainement plus difficile de faire une tragédie qu’une ode. Les cantiques d’Athalie et d’Esther sont ce que nous avons de meilleur en ce genre ; mais approchent-ils d’une seule scène bien faite ?

 

 

1 – Banquier suisse, propriétaire du château de Châtillon. Voyez au THÉÂTRE la Préface d’Adélaïde Duguesclin. (G.A.)

2 – Voyez encore sur les couplets de J.B Rousseau l’article LA MOTTE, au catalogue des écrivains, dans le Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

 

 

 

 

RHADAMISTE.

 

 

 

          Rhadamiste est la meilleure pièce de M. de Crébillon. L’intrigue est tirée toute entière du second tome d’un roman assez ignoré, intitulé Bérénice (1). Cette pièce fut jouée pour la première fois en 1711, et eut trente représentations. Elle est pleine de grands traits de force et de pathétique. On trouva, il est vrai, l’exposition trop obscure, et l’amour d’Arsame trop faible ; Pharasmane ressemblait trop à Mithridate amoureux d’une jeune personne dont ses deux fils sont amoureux aussi. C’était imiter un défaut de Racine ; mais le rôle de Pharasmane est plus fier et plus tragique que celui de Mithridate, s’il n’est pas si bien écrit.

 

          Ce que les esprits sages condamnèrent le plus dans cette pièce, ce fut une idée puérile de Rhadamiste, qui attribue aux Romains un ridicule dont ils étaient fort éloignés. Il suppose qu’il est choisi par eux pour aller sous un nom étranger en ambassade auprès de son propre père, pour semer la discorde dans sa famille. Comment la cour de l’empereur romain aurait-elle été assez imbécile pour imaginer que ce fils serait toujours inconnu à la cour de Phrarasmane, et qu’étant une fois reconnu il ne se raccommoderait point avec lui ?

 

          Une telle extravagance n’est jamais entrée dans la tête de personne, excepté dans celle de l’auteur du roman de Bérénice, pour lequel M. de Crébillon a poussé trop loin la complaisance. Il pallie autant qu’il le peut le vice de cette supposition, en disant :

 

Des Romains si vantés telle est la politique.

 

Mais cela même devient comique, parce que tout le monde sent assez l’absurdité d’une politique pareille.

 

          C’est en partie ce vice capital, joint à l’obscurité de l’exposition et à la versification incorrecte de l’auteur, qui fit dire à Boileau dans sa dernière maladie, quand on lui apporta cette pièce : « Qu’on m’ôte ce galimatias ; les Prédon étaient des aigles en comparaison de ces gens-ci ; je crois que c’est la lecture de Rhadamiste qui a augmenté mon mal. »

 

          La mauvaise humeur de Boileau était injuste. Rhadamiste valait mieux que les pièces des rivaux de Racine, et même que l’Alexandre de Racine, auquel Boileau avait prodigué autrefois des éloges bien peu mérités ; ce qui aurait pu excuser la bilieuse critique de Boileau, c’était le commencement même de la pièce.

 

ZÉN.

 

Laisse-moi ; ta pitié, tes conseils et la vie

Sont le comble des maux pour la triste Isménie.

Dieu juste ! ciel vengeur, effroi des malheureux, etc.

 

PHÉN.

 

Vous verrai-je toujours les yeux baignés de larmes,

Par d’éternels transports remplir mon cœur d’alarmes ?

Le sommeil en ces lieux verse en vain ses pavots ;

La nuit n’a plus pour vous ni douceur ni repos.

Cruelle, si l’amour vous éprouve inflexible, etc.

 

          C’est ainsi que la pièce débute. Les connaisseurs devinent aisément combien un homme tel que Boileau devait être choqué de voir que « la pitié de Phénice est le comble des maux pour Zénoblie. » Cela n’a pas de sens. Comment la pitié et les conseils d’une confidente, d’une amie, peuvent-ils être le comble des maux ? comment les conseils et la vie sont-ils ensemble ? pourquoi « le ciel est-il l’effroi des malheureux ? » Il l’est des coupables, et ce sont des malheureux dont il est le consolateur.

 

          Pourquoi Phénice appelle-t-elle sa maîtresse cruelle ? Cela est bon dans Œnonde, à qui Phèdre cache son secret ; mais cette imitation est ridicule dans Phénice. Un amant de comédie peut appeler sa maîtresse qui le refuse, cruelle ; mais une confidente tragique ne doit point lui reprocher en mauvais français que l’amour l’éprouve inflexible.

 

          Boileau pouvait-il ne pas condamner une Zénobie « remplissant toujours d’alarmes, par d’éternels transports, » le cœur de sa suivante ? Qu’est-ce qu’une nuit qui n’a point de douceur ? » Quel langage faible et barbare ! Boileau pouvait-il supporter une femme qui s’écrie :

 

Puisque l’amour a fait le malheur de ma vie,

Quel autre que l’amour peut venger Zénobie ?

 

          De telles pointes sont-elles tolérables ? Un homme de goût approuvera-t-il que Rhadamiste dise qu’il est « criminel sans penchant, vertueux sans dessein ? » cela forme-t-il un sens ? On voit bien que Rhadamiste veut dire qu’il est criminel malgré lui, qu’il aime la vertu sans la suivre ; mais il faut savoir exprimer sa pensée. Tant d’expressions louches, obscures, impropres, vicieuses, peuvent rebuter un lecteur instruit et difficile.

 

          Rhadamiste, prétendu ambassadeur de Rome auprès de son père, veut enlever une inconnue que le jeune Arsame lui recommande, et il dit :

 

D’ailleurs, pour l’enlever ne me suffit-il pas

Que mon père cruel brûle pour ses appas ?

 

          Quoi ! il enlève une femme, uniquement parce que le roi son père en est amoureux ! de plus, comment ne voit-il pas qu’on la reprendra aisément de ses mains ? Quel ambassadeur a jamais fait une telle folie ? Rhadamiste peut-il heurter ainsi les premiers principes de la raison après avoir dit… « d’un ambassadeur empruntons la prudence ? » Ce vers, tout comique qu’il est, n’est-il pas la condamnation de sa conduite ? quelle prudence de violer le droit des gens pour s’exposer aux plus grands affronts !

 

          Un grand défaut de conduite encore, c’est qu’à la fin de la pièce, Arsame voyant son frère Rhadamiste en péril, et pouvant le sauver d’un mot, ne révèle point à Pharasmane que Rhadamiste est son fils. Il n’a qu’à parler pour prévenir un parricide, nulle raison ne le retient ; cependant il se tait. L’auteur le fait persister une scène entière dans un silence condamnable, uniquement pour ménager à la fin une surprise qui devient puérile, parce qu’elle n’est nullement vraisemblable.

 

          C’est là une partie des défauts que tous les connaisseurs remarquent dans Rhadamiste. Cependant il y a dans cette pièce du tragique, de l’intérêt, des situations, des vers frappants. La reconnaissance de Rhadamiste et de Zénobie plaît beaucoup : le rôle de Zénobie est noble ; elle est vertueuse et attendrissante. En un mot, c’est la seule de toutes les pièces de cet auteur qu’on croie devoir rester au théâtre.

 

 

1 – Par Segrais, 1651. (G.A.)

 

 

 

 

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