CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 7

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 7

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

6 Février 1768.

 

 

          Mon cher ange, mon gendre m’apporte votre lettre ; il est enchanté de vos bontés, et moi je suis désespéré. M. le duc de Choiseul s’est déclaré violemment contre les Sirven, après m’avoir promis qu’il serait leur protecteur. Mais le Repas dont vous me parlez me fait encore plus de peine. Saint-Hyacinthe était, à la vérité, un sot dans la conversation, mais il écrivait bien, il a fait de bons journaux, et il y a de lui un Militaire philosophe, imprimé depuis peu en Hollande, lequel est ce qu’on a fait peut-être de plus fort contre le fanatisme ; le Dîner a été imprimé sous son nom : pourquoi donc l’attribuer à une autre personne ? Cela est injuste et barbare : il y a plus, cela est très dangereux et d’une conséquence affreuse. On est déchaîné de tous les côtés ; on cherche l’ouvrage de Saint-Hyacinthe pour le faire brûler. M. Suard est l’homme du monde le plus capable de détourner des soupçons odieux qui perdraient un vieillard aimé de vous, et rempli pour vous de la tendresse la plus inaltérable.

 

          Vous ai-je prié de persuader M. Suard ? Non ; je vous ai supplié de l’engager à rendre un service digne d’un honnête homme. Il n’importe pas qu’on accuse les morts, mais il importe beaucoup qu’on n’accuse pas les vivants. Que vous coûterait-il de prier M. Suard de passer chez vous, et de l’engager à rendre ce service ? Je vous le demande au nom de l’amitié. Les personnes avec lesquelles vous vivez en intimité croiront ce qu’elles voudront ; je suis bien sûr qu’elles ne me feront pas de mal ; mais les autres peuvent en faire beaucoup.

 

          La poste va partir. Je n’ai que le temps de vous dire combien il est nécessaire qu’on ne me calomnie point auprès du roi et que M. Suard et M. l’abbé Arnaud, que je vous crois attachés, empêchent qu’on ne me calomnie dans la ville. Je vous embrasse avec la plus vive tendresse.

 

 

 

 

 

à M. de Chenevières. (1)

 

 

 

 

          Je vous prie, mon cher ami, de faire rendre sur-le-champ cette lettre à M. de Taulès.

 

          Voici un petit ouvrage (2) d’un commis des finances, que je vous prie de faire lire à ceux qui savent calculer. Mandez-moi si les calculs sont justes ; car je ne m’y connais pas.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – L’Homme aux quarante écus. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Taulès.

 

A Ferney, 6 Février 1768.

 

 

          Si vous vous intéressez, monsieur, à la gloire du beau siècle que la France ait vu naître, si vous voulez l’enrichir de vos connaissances, il n’y a pas un moment à perdre. Cela est plus digne de la postérité que les tracasseries de Genève ; l’ouvrage tire à sa fin ; j’avais eu l’honneur de vous mander que j’ai prévenu M. le duc de Choiseul ; je ne doute pas que si vous lui dites un mot, il ne vous permette de m’envoyer des vérités ; il les aime il sait qu’il est temps de les rendre publiques. Il n’y a que les superstitieux à qui la vérité déplaise. Si vous me secourez, le siècle de Louis XIV vous aura obligation, et moi aussi, qui suis de ce siècle, l’homme du monde qui vous est le plus attaché. Les Génevois ont brûlé le théâtre de ce pauvre Rosimond : que ne brûlaient-ils celui de Paris ! On dit qu’il est détestable. Je n’aime pas les incendiaires ; cela peut aller loin. Rome fût brûlée sous Néron, et Genève pourrait bien être brûlée sous le vieux Duluc.

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

A Ferney, 8 Février 1768.

 

 

          Je n’écris point, madame cela est vrai ; et la raison en est que la journée n’a que vingt-quatre heures, que d’ordinaire j’en mets dix ou douze à souffrir, que le reste est occupé par des sottises qui m’accablent comme si elles étaient sérieuses. Je n’écris point, mais je vous aime de tout mon cœur. Quand je vois quelqu’un qui a eu le bonheur d’être admis chez vous, je l’interroge une heure entière. Mon fils adoptif Dupuits est pénétré de vos bontés ; il a dû vous rendre compte de la vie ridicule que je mène. Il y a trois ans que je ne suis sorti de ma maison ; il y a un an que je ne sors point de mon cabinet, et six mois que je ne sors guère de mon lit.

 

          M. de Chabrillant a été chez moi six semaines. Il peut vous dire que je ne me suis pas mis à table avec lui une seule fois. La faculté digérante étant absolument anéantie chez moi, je ne m’expose plus au danger. J’attends tout doucement la dissolution de mon être, remerciant très sincèrement la nature de m’avoir fait vivre jusqu’à soixante-quatorze ans, petite faveur à laquelle je ne me serais jamais attendu.

 

          Vivez longtemps, madame, vous qui avez un bon estomac et de l’esprit, vous qui avez regagné en idées ce que vous avez perdu en rayons visuels, vous que la bonne compagnie environne, vous qui trouvez mille ressources dans votre courage d’esprit, et dans la fécondité de votre imagination.

 

          Je suis mort au monde. On m’attribue tous les jours mille petits bâtards posthumes que je ne connais point. Je suis mort, vous dis-je ; mais, du fond de mon tombeau, je fais des vœux pour vous. Je suis occupé de votre état. Je suis en colère contre la nature, qui m’a trop bien traité en me laissant voir le soleil, et en me permettant de lire, tant bien que mal, jusqu’à la fin, mais qui vous a ravi ce qu’elle vous devait.

 

          Cela seul me fait détester les romans qui supposent que nous sommes dans le meilleur des mondes possibles. Si cela était, on ne perdrait pas la meilleure partie de soi-même longtemps avant de perdre tout le reste. Le nombre des souffrants est infini ; la nature se moque des individus. Pourvu que la grande machine de l’univers aille son train, les cirons qui l’habitent ne lui importent guère.

 

          Je suis, de tous les cirons, le plus anciennement attaché à vous ; et, comme je disais fort bien dans le commencement de ma lettre, malgré mon respect pour vous, madame, je vous aime de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

à Madame la duchesse de Choiseul.

 

A Ferney, 8 Février 1768.

 

 

          Madame, un vieillard presque aveugle, et une jeune femme qui serait bien fière si elle avait des yeux comme les vôtres, vous supplient de daigner agréer leurs hommages et leurs remerciements. Nous devons à votre protection tout ce que M. le duc de Choiseul a bien voulu accorder à M. Dupuits. Si le vieux bon homme et moi nous avions quelque petite partie de la succession de Pierre Corneille, nous la dépenserions en grands vers alexandrins pour vous témoigner notre reconnaissance ; mais les temps sont bien durs, et la plupart des vers qu’on fait le sont aussi. Nous nous défions même de la prose. Nous entendons si peu les livres qu’on nous envoie de Paris, que nous craignons d’avoir oublié notre langue.

 

          Nous sommes très honteux l’un et l’autre d’exprimer notre extrême sensibilité dans un style si barbare ; mais, madame, nous vous supplions de considérer que nous sommes des Allobroges. Des gens arrivés de Versailles nous ont dit qu’il fallait absolument avoir de la finesse, de la justesse dans l’esprit, des grâces et du goût, pour oser vous écrire ; nous ne les avons point crus. Nous ne sommes pas de votre espèce, et nous nous sommes flattés au contraire que la supériorité était indulgente, et que les grâces ne rebutaient pas la naïveté. Nous sommes, dans cette confiance, avec un profond respect, madame, etc.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville. (1)

 

8 Février 1768.

 

 

          Le malheur des Sirven fait le mien ; je suis encore atterré de ce coup. Je conçois bien que la forme a dû l’emporter sur le fond (2). Le conseil a respecté les anciens usages ; mais, mon cher ami, s’il y a des cas où le fond doit faire taire la forme, c’est assurément quand il s’agit de la vie des hommes.

 

          Quelle forme enfin reprendra votre fortune ? que deviendrez-vous ? Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que je suis profondément affligé.

 

          Mes chagrins redoublent par la quantité incroyable d’écrits contre la religion chrétienne, qui se succèdent aussi rapidement en Hollande que les gazettes et les journaux. L’infâme Fréron, le calomniateur Coger, et d’autres gens de cette espèce, ont la barbarie de m’imputer, à mon âge, une partie de ces extravagances, composées par des jeunes gens et par des moines défroqués.

 

          Tandis que je bâtis une église où le service divin se fait avec autant d’édification qu’en aucun lieu du monde ; tandis que ma maison est réglée comme un couvent, et que les pauvres y sont plus soulagés qu’en aucun couvent que ce puisse être ; tandis que je consume le peu de force qui me reste à ériger à ma patrie un monument glorieux, en augmentant de plus d’un tiers le Siècle de Louis XIV, et que je passe les derniers de mes jours à chercher des éclaircissements de tous côtés pour embellir, si je puis, ce siècle mémorable, on me fait auteur de cent brochures, dont quelquefois je n’ai pas la moindre connaissance. Je suis toujours vivement indigné, comme je dois l’être de l’injustice qu’on a eue, même à la cour, de m’attribuer le Dictionnaire philosophique, qui est évidemment un recueil de vingt auteurs différents ; mais comment puis-je soutenir l’imposture qui me charge du petit livre intitulé le Dîner du comte de Boulainvilliers, ouvrage imprimé, il y a quarante ans, dans une maison particulière de Paris ; ouvrage auquel on mit alors le nom de Saint-Hyacinthe, et dont on ne tira, je crois, que peu d’exemplaires ? On croit parce que je touche à la fin de ma carrière, qu’on peut m’attribuer tout impunément. Les gens de lettres, qui se déchirent et qui se dévorent les uns les autres tandis qu’on les tient sous un joug de fer, disent : C’est lui ; voilà son style. Il n’y a pas jusqu’à l’épigramme contre M. Dorat que l’on n’ait essayé de faire passer sous mon nom ; c’est un très mauvais procédé de l’auteur. Il faut être aussi indulgent que je le suis pour l’avoir pardonné. Quelle pitié de dire : « Voilà son style, je le reconnais bien ! » On fait tous les jours des livres contre la religion, dont je voudrais bien imiter le style pour la défendre. Y a-t-il rien de plus plaisant, de plus gai, de plus salé, que la plupart des traits qui se trouvent dans la Théologie portative ? Y a-t-il rien de plus vigoureux, de plus profondément raisonné, d’écrit avec une éloquence plus audacieuse et plus terrible, que le Militaire philosophe, ouvrage qui court toute l’Europe ? Concevez-vous rien de plus violent que ces paroles qui se trouvent à la page 84 : » Voici, après de mûres réflexions, le jugement que je porte de la religion chrétienne : je la trouve absurde, extravagante, injurieuse à Dieu, pernicieuse aux hommes, facilitant et même autorisant les rapines, les séductions, l’ambition, l’intérêt de ses ministres, et la révélation des secrets des familles. Je la vois comme une source intarissable de meurtres, de crimes et d’atrocités commises sous son nom. Elle me semble un flambeau de discorde, de haine, de vengeance, et un masque dont se couvre l’hypocrite pour tromper plus adroitement ceux dont la crédulité lui est utile. Enfin j’y vois le bouclier de la tyrannie contre les peuples qu’elle opprime, et la verge des bons princes quand ils ne sont point superstitieux. Avec cette idée de votre religion, outre le droit de l’abandonner, je suis dans l’obligation la plus étroite d’y renoncer et de l’avoir en horreur, de plaindre ou de mépriser ceux qui la prêchent, et de vouer à l’exécration publique ceux qui la soutiennent par leurs violences et leurs superstitions. »

 

          Certainement les dernières Lettres provinciales ne sont pas écrites d’un style plus emporté.

 

          Lisez l’Imposture sacerdotale (3), traduite de Gordon et de Trenchard, vous y verrez le style de Démosthène.

 

          Ces livres malheureusement inondent l’Europe ; mais quelle est la cause de cette inondation ? Il n’y en a point d’autre que les querelles théologiques, qui ont révolté tous les laïques. Il s’est fait une révolution dans l’esprit humain que rien ne peut plus arrêter : les persécutions ne pourraient qu’irriter le mal. Les auteurs de la plupart des livres dont je vous parle sont des religieux qui, ayant été persécutés dans leurs couvents, en sont sortis pour se venger sur la religion chrétienne des maux que l’indiscrétion de leurs supérieurs leur avait fait souffrir. On aurait prévenu cette révolution, si on avait été sage et modéré. Les querelles des jansénistes et des molinistes ont fait plus de tort à la religion chrétienne que n’en auraient pu faire quatre empereurs de suite comme Julien.

 

          Il est certain qu’on ne peut opposer au torrent qui se déborde d’autre digue que la modération et une vie exemplaire. Pour moi, qui ai trop vécu, et qui suis près de finir une vie toujours persécutée, je me jette entre les bras de Dieu, et je mourrai également opposé à l’impiété et au fanatisme.

 

 

1 – Cette lettre est la dernière à M. Damilaville, qui mourut, peu de temps après, d’un abcès à la gorge. (K.)

2 – Dans l’affaire Sirven. (G.A.)

3 – De l’Imposture sacerdotale, ou Recueil de pièces sur le clergé, traduit de l’anglais, ouvrage du baron d’Holbach. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

12 Février 1768.

 

 

          Mon cher confrère, tout va bien puisque Eudoxie est faite. Voilà une belle étoffe tout prête ; mais c’est un brocart de Lyon pour habiller des arlequins. Vous aurez probablement tout le temps de mettre encore des pompons à votre brocart. Il ne se présente pas un acteur supportable, pas une actrice qui soit bonne à autre chose qu’à faire des enfants. Rien dans la province qui donne la plus légère espérance.

 

          Les Génevois se sont avisés de brûler le théâtre qu’on avait bâti dans leur ville pour les rendre plus doux et plus aimables. J’ai grand’peur qu’on n’en fasse autant à Paris. Il ne reste que cette ressource aux gens qui ont un peu de goût. L’opéra subsistera, parce que les trois quarts de ceux qui y vont n’écoutent point. On va voir une tragédie pour être touché ; on se rend à l’Opéra par désœuvrement, et pour digérer.

 

          Vous croyez donc, mon cher confrère, que les grands joueurs d’échecs peuvent faire de la musique pathétique, et qu’ils ne seront point échec et mat ? à la bonne heure, je m’en rapporte à vous (1). Faites tout ce qu’il vous plaira ; je remets entre vos mains la mâchoire d’âne, les trois cents renards, la gueule du lion, le miel fait dans la gueule, les portes de Gaza, et toute cette admirable histoire.

 

          Je suis toujours très indigné, je vous l’avoue, de l’épigramme contre M. Dorat, que l’auteur a fait courir sous mon nom avec peu de probité. On m’a joué des tours plus cruels, et je garde le silence. Il y a encore plus de barbarie à m’attribuer un Dîner, moi qui ne me mets presque plus à table. Ce Dîner a été fait il y a plus de quarante ans. Les gens de lettres sont plus inhumains qu’on ne pense ; ils exposent un pauvre homme aux plus grands dangers pour avoir seulement le plaisir de deviner. Ils disent : Voilà son style, c’est lui. Eh ! mes amis, pour peu que vous ayez d’honnêteté, ne devriez-vous pas dire : Ce n’est pas lui ? Pourquoi calomniez-vous vos camarades ?

 

          Je vous porte mes plaintes, mon cher ami, contre toutes ces injustices, parce que je connais votre cœur. Tout le monde ne vous ressemble pas. Vous n’imaginez point avec quelle vivacité de sentiment mes vieux bras se tendent vers vous, et combien mon cœur vous aime.

 

 

1 – Philidor devait remettre Samson en musique. (G.A.)

 

 

 

Commenter cet article