CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 9
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à Madame la marquise d’Antremont.
20 Février 1768.
Vous n’êtes point la Desforges-Maillard (1) ;
De l’Hélicon ce triste hermaphrodite
Passa pour femme, et ce fut son seul art ;
Dès qu’il fut homme il perdit son mérite.
Vous n’êtes point (et je m’y connais bien)
Cette Corinne et jalouse et bizarre
Qui par ses vers, où l’on n’entendait rien,
En déraison l’emportait sur Pindare.
Sapho plus sage, en vers doux et charmants,
Chanta l’amour ; elle est votre modèle :
Vous possédez son esprit, ses talents ;
Chantez, aimez : Phaon sera fidèle.
Voilà, madame, ce que je dirais si j’avais l’âge de vingt et un ans ; mais j’en ai soixante-quatorze passés. Vous avez de beaux yeux, sans doute, cela ne peut être autrement, et j’ai presque perdu la vue : vous avez le feu brillant de la jeunesse, et le mien n’est plus que de la cendre froide : vous me ressuscitez ; mais ce n’est que pour un moment, et le fait est que je suis mort.
C’est du fond de mon tombeau que je vous souhaite des jours aussi beaux que vos talents. J’ai l’honneur d’être, etc.
1 – La marquise avait envoyé à Voltaire une lettre et des vers en lui affirmant que c’était bien une femme qui lui écrivait, et non un mystificateur comme le poète Desforges. (G.A.)
à M. le président Hénaut.
A Ferney, 26 Février 1768.
Mon cher et illustre confrère, vous ne voulez donc pas placer le maréchal de La Meilleraie parmi les surintendants ? Il le fut pourtant en 1648 ; c’est un fait avéré.
Je vous avais proposé aussi de mettre Abel Servien à sa place, avec Nicolas Fouquet, puisqu’ils furent tous deux toujours surintendants conjointement.
Mais j’ai de plus grandes plaintes à vous faire. Comment avez-vous pu, dans votre nouvelle édition, démentir la bonté de votre caractère et la douceur de vos mœurs dans l’article Servet ? Il semble que vous vouliez un peu justifier Calvin et tous les persécuteurs. Vous flétrissez l’indulgence, la tolérance, du nom de tolérantisme, comme si c’était une hérésie, comme si vous parliez de l’arianisme et du jansénisme. Vous n’ignorez pas que le meurtre de Servet est une violation criminelle du droit des gens, un véritable assassinat commis en cérémonie, et qui devait attirer sur les assassins le châtiment le plus terrible. J’ose croire que, si le mot d’arien n’avait pas retenu Charles-Quint, ou plutôt s’il n’était pas tombé dès lors dans le triste état qu’il alla bientôt cacher dans la solitude de Saint-Just, il aurait puni sévèrement cet outrage fait dans Genève, ville impériale, à la nation espagnole. C’était un attentat inouï d’arrêter, sans aucun prétexte, un sujet de Charles-Quint, qui voyageait sur la foi publique, muni de bons passeports. Servet ne voulait coucher qu’une nuit à Genève, pour aller en Allemagne Calvin, qui le sut, le fit saisir comme il partait de l’hôtellerie de la Rose. On lui vola quatre-vingt-dix-sept doublons d’or, une chaîne d’or, et six bagues.
Vous savez quelle mort suivit ce brigandage. Calvin, qui aurait été lui-même brûlé en France, s’il avait été pris, força le misérable conseil de Genève à faire brûler Servet à petit feu avec des fagots verts, et il jouit de ce spectacle. Il n’y eut point, dans votre Saint-Barthélemy, d’assassinat plus cruellement exécuté.
Vous m’avouerez que la douceur chrétienne, nommée par vous tolérantisme, eût mieux valu que cette sainte abomination. J’ose vous dire qu’en France, si les Guises avaient été plus tolérants, votre conseiller Anne Dubourg, neveu du chancelier, et tant d’autres, n’auraient pas péri par le même supplice que Servet. Croyez-moi, mon cher et illustre confrère, la tolérance prêche mieux que les bourreaux.
Vous citez l’exemple de Socrate ; vous paraissez regarder sa mort comme une preuve de l’intolérance des Athéniens. On dirait, à vous entendre, que les lois d’Athène mettaient à mort tous ceux qui s’étaient moqués du hibou de Minerve. Vous êtes trop savant dans l’antiquité pour ne pas convenir que la mort de Socrate fut l’effet d’une cabale criminelle et d’un fanatisme passager, à peu près comme l’assassinat juridique commis à Toulouse contre Calas.
Songez, je vous en supplie, que les Athéniens punirent la cabale qui avait fait empoisonner Socrate, qu’ils condamnèrent à mort les principaux juges, qu’ils érigèrent à Socrate non seulement une statue, mais un temple ; en un mot, jamais les Athéniens ne montrèrent un plus grand respect pour la philosophie, et une horreur plus violente pour les persécuteurs.
Les Romains, dont vous tenez vos lois ont été tolérants depuis Romulus jusqu’au châtiment du centurion Marcel, qui, l’an 298, brisa sa baguette de commandement à la tête des troupes, et déclara qu’il ne fallait plus servir les empereurs, parce qu’ils n’étaient pas chrétiens. Avant Marcel, il y eut quelques chrétiens persécutés ; mais, comme dit Origène, de loin à loin et en très petit nombre. (ORIGÈNE, I. III.). Il serait très aisé de prouver qu’ils ne furent punis que comme factieux, puisque Origène et le fougueux Tertullien moururent dans leur lit, et qu’aucun prêtre, soi-disant évêque de Rome, ne fut exécuté, non pas même saint Pierre, dont le prétendu séjour à Rome est une fable absurde.
Non, vous ne trouverez, pendant plus de huit cents ans, aucun homme persécuté à Rome pour ses opinions. Comment pouvez-vous dire que, s’il n’y avait pas de persécution alors, c’était parce que tout le monde était d’accord sur le culte des dieux ? Quoi ! les stoïciens et les épicuriens ne rejetaient pas hautement toute la théologie grecque et romaine ? quoi ! ces sectes nombreuses ne s’en moquaient-elles pas ouvertement ? Cicéron lui-même n’en a-t-il pas parlé avec le dernier mépris ? Lucrèce n’a-t-il pas chassé la superstition de toutes les honnêtes maisons ? ne l’a-t-il pas renvoyée à la canaille, aux femmelettes, et aux hommes faibles, qui sont au-dessous des femmelettes ?
Quel censeur, quel tribun, quel prêteur, quel centumvir, ont jamais fait un procès à Lucrèce ?
La tolérance a toujours été la loi fondamentale de la république romaine, loi non gravée sur les douze Tables, mais empreinte dans toutes les têtes et dans tous les cœurs. Cela est vrai, comme il est vrai qu’Henri IV a été assassiné par la seule intolérance.
Vous citez Dion Cassius, vil Grec, vil écrivain, vil flatteur, vil ennemi de Cicéron, qui, seul de tous les historiens, dit que Mécène, qu’il n’a jamais vu, conseilla à Auguste de ne point admettre de religions nouvelles. Les malheureuses équivoques qui embarrassent tous les langages, et qui ont causé parmi nous tant de disputes fatales, ont produit une grande méprise sur ce passage de Dion Cassius ; τχ είx ne signifie point ici ce que nous entendons par religion, un système dogmatique ennemi des autres systèmes. θυσίες, τελετές veut dire sacrifices, cérémonies sacrées. Il y en avait assez à Rome : il ne s’agissait, du temps d’Auguste, que d’admettre, par une sanction publique du sénat, les mystères de Cérès Eleusine, ceux de la déesse de Syrie, et ceux d’Isis.
Vous connaissez l’ancienne loi des douze Tables, qui ne fut jamais abolie : Deos exteros, nisi publice adsitos, nec colunto ; point de culte étranger, s’il n’est admis par la loi. Ces cultes étrangers n’ont donc jamais été autorisés, mais ils ont été tolérés dans l’empire, Isis même, quoique la déesse d’un peuple vaincu et méprisé, eut un temple dans les faubourgs de Rome, du temps d’Auguste.
Les Juifs, ces méprisables Juifs, les plus fanatiques des hommes, avaient à Rome une synagogue. Où pourrez-vous jamais trouver une plus grande différence de cultes, et une plus grande tolérance ?
Ah ! mon cher confrère, quel temps prenez-vous pour vouloir flétrir une vertu si nécessaire au genre humain ! C’est le temps même où la tolérance universelle commence à s’établir dans une grande partie de l’Europe ; c’est lorsque la tolérance étanche, dans l’Allemagne, depuis la paix de Vestphalie, le sang que le monstre de l’intolérantisme avait fait couler pendant deux siècles ; c’est lorsque l’impératrice de Russie assemble dans la grande salle de son palais jusqu’à des musulmans, des adorateurs du grand-lama, et des païens, pour former le code des lois qu’elle va donner à un empire plus vaste que l’empire romain ; c’est lorsque le roi de Pologne établit la liberté de conscience dans un pays deux fois aussi grand que la France.
Vous ne sauriez croire combien de gens de lettres m’ont témoigné de douleur, et se sont plaints à moi comme à votre ancien ami et à votre admirateur très zélé. Je suis affligé comme eux de ce fatal article ; il fera un mal que vous n’avez pas voulu. Vous mettez des armes entre les mains des furieux. Est-il possible que ces armes soient aiguisées par le plus doux et le plus aimable des hommes ? Je ne vous en aime pas moins ; mais ma douleur est égale aux sentiments que je conserverai pour vous jusqu’à la mort.
Je n’écris point à madame du Deffand ; que lui manderais-je du désert où j’achève mes jours ? je ne pourrais que lui dire que je l’aime de tout mon cœur, ou que de tout mon cœur je l’aime ; car il n’y a plus moyen de lui dire : « Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour, ou d’amour mourir me font, belle marquise, vos beaux yeux (1). »
Jouissez tous deux de la vie comme vous pourrez ; je la supporte assez doucement.
1 – Bourgeois gentilhomme, act. II, sc. VI. (G.A.)
à M. Chardon.
Février 1768.
Monsieur, Cicéron et Démosthène, à qui vous ressemblez plus qu’au maréchal de Villeroi, n’ont pas gagné toutes leurs causes : e ne suis point du tout étonné que la forme l’ait emporté sur le fond ; cela est triste, mais cela est ordinaire. Il ne serait pas mal pourtant que l’on trouvât un jour quelque biais pour que le fond l’emportât sur la forme.
J’ai revu le pauvre Sirven, qui doit avoir gagné son procès, puisque vous avez daigné prendre son parti. Il n’y a pas moyen qu’il aille se présenter au parlement de Toulouse ; on l’y punirait très sérieusement de s’être adressé à un maître des requêtes. Vous savez assez, monsieur par le petit libelle que vous avez reçu de Toulouse, que les maîtres des requêtes n’ont aucune juridiction, et que le roi ne peut leur renvoyer aucun procès : ce sont là les lois fondamentales du royaume. Sirven serait injustement pendu ou roué, pour s’être adressé au conseil du roi ; ce serait un esclave que le conseil des dépêches renverrait à son maître pour le mettre en croix. Voilà une famille ruinée sans ressources ; mais comme c’est une famille de gens qui ne vont point à la messe, il est juste qu’elle meure de faim (1).
Je plains beaucoup les sots qui se font persécuter pour Jean Calvin ; mais je hais cordialement les persécuteurs. Il y a plus de quatorze cents ans qu’on s’acharne en Europe pour des fadaises indignes d’être jouées aux marionnettes ; cette démence atroce, jointe à tant d’autres, doit faire aimer la solitude ; et c’est du fond de cette solitude qu’un pauvre vieillard malade, qui n’a pas longtemps à vivre, vous présente, monsieur, les sentiments de reconnaissance, d’attachement, et de respect dont il sera pénétré pour vous jusqu’au moment où il rendra aux quatre éléments sa très chétive existence.
1 – Les formes judiciaires ne laissaient à Sirven d’autre ressource que d’appeler au parlement de Toulouse de la sentence ridicule et atroce du juge de Mazamet ; il en a eu le courage, et un arrêt de ce parlement l’a déclaré innocent. Mais le juge de Mazamet n’a point puni ces religieuses dont la bigoterie barbare avait réduit la malheureuse fille de Sirven au désespoir ; du moins les juges de Calas et le capitoul David, moins obscurs que les persécuteurs de Sirven ont-il été punis par l’horreur et le mépris de l’Europe. On aurait désiré seulement que le sang répandu de l’innocent Calas eût du moins délivré sa patrie de l’opprobre que répandent sur elle, et cette procession des pénitents, où l’on célèbre le massacre de 1562 et les farces scandaleuses qu’ils y jouent. On avait droit d’espérer cette réforme nécessaire de l’archevêque actuel (*) de cette ville, qui, calomnié lui-même avec fureur par les fanatiques, sait mieux que personne combien leur audace et l’impudence des hypocrites qui les conduisent peuvent encore être dangereuses. (K.)
* Loménie de Brienne. (G.A.)
à M. Dutens.
Ferney, 29 Février (1).
Vous rendez, monsieur, un grand servie à la littérature en imprimant toutes les œuvres de Leibnitz : vous faites à peu près comme Isis, qui rassembla, dit-on, les membres épars d’Osiris pour le faire adorer.
Peut-être mon culte pour les monades et pour l’harmonie préétablie n’est-il pas violent ; mais enfin Newton a commenté l’Apocalypse, et n’en est pas moins Newton. Leibnitz était un prodigieux polymathe, et ce qui est bien plus, il avait du génie ; mais il y a encore loin de là à la vérité démontrée ; Newton a trouvé cette vérité.
Nec propius fas est mortali attingere divos (2).
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Dans l’édition Beuchot, on trouve à la date du 9 juin 1768 un billet analogue :
« Monsieur, vous rendez un grand service aux lettres, et vous me faites un présent dont je sens tout le prix. Vous êtes comme Isis, qui rassembla tous les membres épars d’Osiris, et qui le fit adorer. Je croirai posséder Leibnitz chez moi, si jamais vous me faites l’honneur de venir dans mon ermitage.
Pardonnez à un vieux malade s’il ne vous remercie pas plus au long ; je n’en suis pas moins pénétré de reconnaissance, et de tous les sentiments que je vous dois. J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc. » (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 1er Mars 1768.
Vous avez daigné, monseigneur, faire une petite visite à Ferney ; madame Denis part pour vous la rendre. Sa santé est déplorable, et il n’y a plus à Genève ni médecin qu’on puisse consulter, ni aucun secours qu’on puisse attendre ; d’ailleurs, vingt ans d’absence ont dérangé ma fortune, et n’ont pas accommodé la sienne. Ma fille adoptive Corneille l’accompagne à Paris, où elle verra massacrer les pièces de son grand-oncle ; pour moi, je reste dans mon désert : il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui prenne soin du ménage de campagne ; c’est ma consolation. J’en éprouverais une plus flatteuse si je pouvais vous faire ma cour ; mais c’est un bonheur auquel je ne puis prétendre, et la vie de Paris ne convient ni à mon âge, ni à mes maladies, ni aux circonstances où je me trouve. Je serai très affligé de mourir sans avoir pris congé de vous. Je me regarde déjà comme un homme mort quoique j’aie égayé mon agonie autant que je l’ai pu. Non seulement je vous dis un adieu éternel quand vous honorâtes ma retraite de votre présence, mais j’ai toujours eu depuis le chagrin de ne pouvoir vous écrire que des choses vagues. La douceur d’ouvrir son cœur est aujourd’hui interdite. J’ai respecté les entraves qu’on met à la liberté de s’expliquer par lettres ; je n’ai pu que vous ennuyer. J’aurais désiré faire un petit voyage à Bordeaux, et vous contempler dans votre gloire ; mais c’est encore un plaisir auquel il faut que je renonce. Me voilà donc mort et enterré.
La bonté que vous avez de faire payer ce qui m’est dû de ma rente sera tout entière pour madame Denis et pour madame Dupuits. Il faut tout à des femmes, et rien à un vieux solitaire. Je ne me suis pas même réservé de chevaux pour me promener. Si j’étais seul, je n’aurais besoin de rien. Je vous remercie au nom de madame Denis, qui bientôt vous remerciera elle-même, et vous présentera mes hommages, mon attachement inviolable, et mon respect.