CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 45
Photo de PAPAPOUSS
à la Duchesse de Saxe-Gotha.
14 Auguste 1767, à Ferney (1).
Madame, je suis pénétré jusqu’au fond du cœur des lettres dont votre altesse sérénissime m’honore. Vos bontés devraient sans doute bannir de mon esprit toute idée d’un La Beaumelle. S’il n’était question que de moi, je n’y penserais pas ; mais daignez songer, madame, que je dois répondre au tribunal de l’Europe des vérités que j’ai dites dans le Siècle de Louis XIV, siècle heureux, où toute la branche Ernestine, dont vous êtes aujourd’hui l’ornement, était la meilleure alliée de la France. Je trahirais lâchement mon devoir si je laissais subsister les calomnies que La Beaumelle réimprime contre presque tous ceux qui ont illustré ce beau siècle.
Je sais que votre altesse sérénissime est trop instruite et trop juste pour se laisser séduire par ces impostures ; mais combien de lecteurs, madame, ne sont ni justes ni éclairés ! Considérez, madame, qu’il n’y a pas une seule cour qui ne s’empresse de réfuter, dans les papiers publics, les mensonges des gazettes. Ces combats durent quelquefois des mois entiers. Voudriez-vous ravir aux particuliers le droit de se défendre ? Non, sans doute, et ce n’est pas même comme simple particulier que je dois agir, mais comme un homme qui a été chargé de la cause publique. Je dirai plus encore. Votre altesse sérénissime sait avec quelle insolence La Beaumelle a parlé de vote auguste maison. Voudriez-vous que je l’oubliasse, parce que vous lui pardonnez ? je ne le puis, madame. La vérité ne pardonne point ; mais elle ne punit qu’en se montrant. C’est par sa lumière qu’elle confond ceux qui veulent l’obscurcir.
Les princes auxquels ce misérable a jeté de la boue feront ce que leur grandeur et leur clémence pourront leur dicter ; mais, pour moi, je suis trop petit pour ne me pas défendre.
La reconnaissance que je dois à toutes vos bontés, madame est le sentiment le plus profond qui m’occupe. Vous êtes ma protectrice et ma consolation. Je suis également dévoué à la vérité et à votre altesse sérénissime, avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance. Votre vieux Suisse.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
à M. Eisen.
A Ferney, 14 Auguste (1).
Je commence à croire, monsieur, que la Henriade ira à la postérité, en voyant les estampes dont vous l’embellissez ; l’idée et l’exécution doivent vous faire également honneur. Je suis sûr que l’édition où elles se trouveront sera la plus recherchée. Personne ne s’intéresse plus que moi aux progrès des arts ; et plus mon âge et mes maladies m’empêchent de les cultiver, plus je les aime dans ceux qui les font fleurir. Soyez persuadé des sentiments d’estime et de reconnaissance avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Nous ne savons si cette lettre est bien ici à sa date. Les estampes d’Eisen furent faites pour l’édition de la Henriade qui parut en 1770. (G.A.)
à M. Damilaville.
14 Auguste 1767.
Mon cher ami, votre lettre du 8 ne m’a pas laissé une goutte de sang ; je crains que madame d’Argental ne soit morte ; c’est une perte irréparable pour ses amis. Que deviendra M. d’Argental ? Je suis désespéré, et je tremble.
M. le maréchal de Richelieu m’écrit sur l’aventure de Sainte-Foy. La chose est très sérieuse. J’espère qu’à la fin l’innocence des protestants sera plus reconnue au parlement de Bordeaux qu’à celui de Toulouse.
Il me mande que La Beaumelle n’est point de son département Ce La Beaumelle n’a été que fortement réprimandé et menacé par le commandant du pays de Foix, au nom du roi. Ce n’est pas le silence de ce coquin que je demande, c’est une rétractation ; sans quoi on lui apprendra à calomnier. Ne tient-il qu’à débiter des impostures atroces, pour se taire ensuite, et laisser le poison circuler ? Lavaysse doit le renoncer pour son beau-frère, s’il ne se repent pas.
Il paraît tous les huit jours, en Hollande, des livres bien singuliers. Je vois avec douleur qu’on a une bibliothèque nombreuse contre la religion chrétienne, qu’on devrait respecter. Vous savez que je ne l’ai jamais attaquée, et que je la crois, comme vous, utile à l’Europe.
Permettez que je vous prie d’envoyer à M. Delaleu un certificat qui assure que votre ami est encore en vie, quoique cela ne soit pas tout à fait vrai ; mais, tant qu’il aura un souffle, il vous aimera.
à M. Lekain.
A Ferney, 14 Auguste 1767.
Je vous envoie, mon cher ami, la distribution des rôles que vous me demandez. Je tâcherai de vous faire parvenir incessamment les Scythes. Je crois qu’il ne les faut jouer qu’une ou deux fois tout au plus avant Fontainebleau. La nouvelle édition de Lyon, qui est la huitième, est très bien reçue ; mais l’interruption du commerce de Lyon avec Genève m’a empêché jusqu’ici de l’avoir ; vous l’aurez probablement à Paris avant moi.
J’apprends dans le moment, par les lettres de Paris, que madame d’Argental est à l’extrémité ; elle est peut-être morte. Que va devenir M. d’Argental ? Je suis au désespoir. Adieu le théâtre, adieu tout ; adieu, mon cher ami.
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 17 Auguste 1767.
Celle-ci, monseigneur, est bien autant pour le premier gentilhomme de la chambre que pour le souverain d’Aquitaine. Je mets à vos pieds deux exemplaires des Scythes, de l’édition de Lyon ; l’un pour vous, et l’autre pour votre troupe de Bordeaux. Cette édition est, sans contredit, la meilleure. Les Scythes se recommandent à votre protection pour Fontainebleau. J’avoue que nous avons de meilleurs acteurs que le roi. M. le comte de Coigni, M. le chevalier de Jaucourt, et M. de Melfort, en sont bien étonnés. Il ne tiendrait qu’à vous d’en avoir d’aussi bons, si vous pouviez faire effacer la note d’infamie qu’un sot préjugé attache encore à des talents précieux et rares.
M. Hennin, résident du roi à Genève, a dû avoir l’honneur de vous écrire sur Galien. Il m’en paraît content ; il espère le former : cette place est bonne. Les passe-ports et les certificats de vie des Génevois vaudront au moins à Galien mille francs par an. Je donnerai les dix louis d’or en question, sur le premier ordre que je recevrai de vous. Vous me permettez de ne pas vous écrire de ma main quand ma détestable santé me tient sur le grabat : c’est l’état où je suis aujourd’hui, avec la résignation convenable, et avec le plus tendre et le plus respectueux attachement.
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 18 Auguste 1767.
Bénis soient Dieu et mes anges ! Puisque madame d’Argental se porte mieux, je suis assez hardi pour envoyer deux exemplaires des Scythes. Je n’en envoie que deux pour ne pas trop grossir le paquet. J’en ai adressé quatre à M. le duc de Praslin, et trois à M. le duc de Choiseul. J’en ferai venir tant qu’on voudra ; on n’a qu’à commander.
Dès que madame d’Argental sera en pleine convalescence et qu’elle pourra s’amuser de balivernes, adressez-vous à moi, je vous amuserai sur-le-champ : cela est plus nécessaire que des juleps de cresson Elle a essuyé là une furieuse secousse. Pour moi, je ne sais pas comment je suis en vie, avec ma maigreur, qui se soutient toujours, et mon climat, qui change quatre fois par jour. Il faut avouer que la vie ressemble au festin de Damoclès : le glaive est toujours suspendu. Portez-vous bien tous deux, mes divins anges. Le petit ermitage va faire un feu de joie.
à M. le marquis de Villevieille.
A Ferney, 18 Auguste 1767.
Je doute beaucoup, monsieur, que le sieur La Beaumelle soit allé à Paris faire des siennes, car je sais qu’il avait ordre de rester où il est ; et M. de Gudane commandant du pays de Foix, l’a menacé, de la part du roi, des châtiments les plus sévères. C’est ce que M. le comte de Saint-Florentin m’a fait l’honneur de me mander. Ce La Beaumelle est un étrange homme. Je l’avais tiré, à Berlin, de la misère. Une veuve, plus charitable que moi, l’a mis à son aise en l’épousant. Cette veuve est malheureusement la fille de M de Lavaysse, célèbre avocat de Toulouse, dont le fils fut mis aux fers avec les Calas, et dont je pris le parti si hautement et avec tant de chaleur. Il est très triste pour moi que le gendre d’un homme que j’estime et que j’ai servi soit si criminel et si méprisable. Mais, si d’une main on soutient les innocents opprimés, on doit, de l’autre, écraser les calomniateurs. Point de quartier aux méchants, et point d’indifférence pour la cause des gens de bien : voilà le devoir d’un homme qui pense avec fermeté.
Je vois qu’il y a encore bien de la fermentation dans les esprits en Languedoc. Il me paraît qu’il y en a davantage en Guyenne. Vous savez que les protestants y sont accusés d’avoir voulu assassiner un curé, qu’il y a du monde en prison, et que l’affaire n’est pas encore éclaircie. M. le maréchal de Richelieu, à qui j’en ai écrit, me mande que c’est une affaire fort embarrassée et fort embarrassante. La philosophie perce bien difficilement chez les huguenots et chez les papistes.
Nous avons ici plus de légions que César n’en avait quand il chassa Pompée de Rome ; mais, Dieu merci, elles ne font que du bien dans notre petit pays de Gex. Vous avez, dans ce pays inconnu, un homme qui vous sera attaché jusqu’au dernier moment de sa vie avec la plus respectueuse tendresse.
à M. de Chenevières.
18 Auguste 1767 (1).
Mon cher et ancien ami, je ne vous écris que dans les occasions. Je suis si vieux et si malade qu’il n’y a plus moyen d’écrire pour écrire.
Voici un mémoire que j’ai été forcé de faire ; il s’agissait de l’honneur de la maison royale, de celui des lettres et de la vérité. Jugez de l’atrocité des calomnies ! Je vous prie d’envoyer ma lettre et un mémoire à M. de La Touraille ; ma lettre pour lui est toute ouverte ; vous savez que messieurs des postes ne permettent guère qu’on adresse, à ceux qui ont leur port franc, des paquets pour d’autres qu’eux Il y a des entraves partout. Je vous embrasse tendrement ; maman Denis en fait autant.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Marmontel.
A Ferney, 21 Auguste 1767.
Je reçois, mon cher ami, votre lettre du 7 d’auguste, car août est trop welche. Vous avez dû recevoir la mienne, dans laquelle je vous disais que notre impératrice, notre héroïne de Scythie, avait traduit le quinzième chapitre. On m’assure dans le moment, qu’il est traduit en italien, et dédié à un cardinal ; c’est de quoi il faut s’informer ; mais ce qu’il faut surtout souhaiter, c’est que la Sorbonne le condamne : elle sera couverte d’un ridicule et d’un opprobre éternels ; elle sera précisément au niveau de Fréron.
Je vous recommande La Harpe quand je ne serai plus. Il sera un des piliers de notre Eglise ; il faudra le faire de l’Académie : après avoir eu tant de prix, il est bien juste qu’il en donne.
Au reste, souvenez-vous que s’il y a dans l’Europe des princes et des ministres qui pensent, ce n’est guère qu’en France qu’on peut trouver les agréments de la société. Les Français, persécutés et chargés de chaînes, dansent très joliment avec leurs fers, quand le geôlier n’est pas là. Nous avons eu des fêtes charmantes à Ferney. Madame de La Harpe a joué comme mademoiselle Clairon, M. de La Harpe comme Lekain, M. de Chabanon infiniment mieux que Molé : cela console.
Adieu, mon cher confrère ; je n’écris point de ma main, je suis aveugle comme votre Bélisaire ; je répète mon Credo, mais je ne le commente pas si bien que lui.
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 22 Auguste (1).
Vous m’avez ordonné, monseigneur, de donner dix louis d’or à Galien ; mais voilà un compte de sept cent vingt-deux livres neuf sous, dont je vous enverrai tous les articles signés quand j’aurai achevé de tout payer. De la façon dont il y allait, sa personne revenait à deux mille livres par an. Il a un frère qui a été à Maroc à meilleur marché. Je crois qu’il aura toute sa vie la reconnaissance qu’il vous doit, que M. Hennin le stylera et le fera beaucoup travailler. Son poste, qui lui vaut mille francs par an, outre le logement, la nourriture et le chauffage, pourra bientôt lui valoir plus de cent louis d’or, en vertu d’un arrangement pour les certificats de vie et pour les passe-ports ; plus il aura, plus il devra vous être obligé. Il paraît être pénétré de vos bontés.
J’eus l’honneur de vous adresser, par la dernière poste, deux exemplaires de la nouvelle édition des Scythes, l’un pour vous, l’autre pour le théâtre de Bordeaux ; mais j’implore toujours votre protection pour le Fontainebleau prochain.
J’espère, avant de mourir, vous envoyer un petit divertissement pour vous amuser dans votre royaume.
Conservez-moi vos bontés, et agréez mon attachement et mon respect.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)