CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 43

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 43

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à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Ferney, le 5 auguste 1767 (1).

 

          Madame, je crois devoir envoyer à votre altesse sérénissime le mémoire authentique ci-joint. Elle verra qu’il s’y agit des matières les plus graves, et non pas de vaines disputes littéraires. Elle plaindra peut-être un vieillard de soixante et quatorze ans, obligé de repousser les calomnies d’un homme tel que La Beaumelle. Je la supplie aussi de se faire représenter la lettre que j’écris à M. Rousseau, conseiller de sa cour. Je me recommande aux bontés de la grande maîtresse des cœurs (2), et j’attends tout de l’équité et de la protection de l’auguste princesse à qui je suis attaché depuis longtemps avec le plus profond respect. Son vieux Suisse, V.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A François. (G.A.)

2 – Madame de Buchwald. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

5 Auguste 1767.

 

 

          Mon cher ami, Lacombe me mande qu’il imprime le Mémoire que je n’avais présenté qu’au vice-chancelier, aux ministres, et à mes amis. Je compte même en mettre un beaucoup plus grand et plus instructif à la tête de la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV. Cette nouvelle édition, consacrée principalement aux belles-lettres et aux beaux-arts, est augmentée d’un grand tiers. Je n’ai rien oublié de ce qui peut servir à l’honneur de ma patrie et à celui de la vérité. J’espère que cet ouvrage, aussi philosophique qu’historique, aura l’approbation des honnêtes gens. Mais si M. Lavaysse veut que ce monument, que je tâche d’élever à la gloire de la France, ne soit point imprimé avec la réfutation des calomnies de La Beaumelle, il ne tient qu’à lui d’engager le libraire à en suspendre la publication, jusqu’à ce que celui qui a outragé si longtemps et si indignement la vérité et moi reconnaisse sa faute, et s’en repente. Je ne peux qu’à ce prix abandonner ma cause ; il serait trop lâche de se taire quand l’imposture est si publique.

 

          Je suis très affligé que le coupable soit le beau-frère de M. Lavaysse ; mais je le fais juge lui-même entre son beau-frère et moi. Je vous prie de lui envoyer cette lettre, et de lui témoigner toute ma douleur. Je vous embrasse bien tendrement.

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

7 Auguste 1767.

 

 

          Mon cher confrère, vous savez sans doute que ce malheureux Coger a fait une seconde édition de son libelle contre vous (1), et qu’il y a mis une nouvelle dose de poison. Ne croyez pas que ce soit la rage du fanatisme qui arme ces coquins-là ; ce n’est que la rage de nuire, et la folle espérance de se faire une réputation en attaquant ceux qui en ont. La démence de ce malheureux a été portée au point qu’il a osé compromettre le nom du roi dans une de ses notes, page 96. Il dit, dans cette note  « Que vous répandez le déisme, que vous habillez Bélisaire des haillons des déistes ; que les jeunes empoisonneurs et blasphémateurs de Picardie (2), condamnés au feu l’année dernière, ont avoué que c’était de pareilles lectures qui les avaient portés aux horreurs dont ils étaient coupables ; que le jour que MM. le président Hénault, Capperonnier et Lebeau eurent l’honneur de présenter au roi les deux derniers volumes de l’Académie des belles-lettres, sa majesté témoigna la plus grande indignation contre M. de V., etc. »

 

          Vous savez, mon cher confrère, que j’ai les lettres de M. le président Hénault et de M. Capperonnier, qui donnent un démenti formel à ce maraud. Il a osé prostituer le nom du roi, pour calomnier les membres d’une Académie qui est sous la protection immédiate de sa majesté.

 

          De quelque crédit que le fanatisme se vante aujourd’hui, je doute qu’il puisse se soutenir contre la vérité qui l’écrase, et contre l’opprobre dont il se couvre lui-même.

 

          Vous savez que Coger, secrétaire de Riballier, vous prodigue, dans sa nouvelle édition, le titre de séditieux ; mais vous devez savoir aussi que votre séditieux Bélisaire vient d’être traduit en russe, sous les yeux de l’impératrice de Russie. C’est elle-même qui me fait l’honneur de me le mander. Il est aussi traduit en anglais et en suédois ; cela est triste pour maître Riballier.

 

          On s’est trop réjoui de la destruction des jésuites. Je savais bien que les jansénistes prendraient la place vacante. On nous a délivrés des renards, et on nous a livrés aux loups. Si j’étais à Paris, mon avis serait que l’Académie demandât justice au roi. Elle mettrait à ses pieds, d’un côté, les éloges donnés à votre Bélisaire  par l’Europe entière, et de l’autre les impostures de deux cuistres de collège. Je voudrais qu’un corps soutînt ses membres, quand ses membres lui font honneur.

 

          Je n’ai que le temps de vous dire combien je vous estime et je vous aime.

 

 

P.S. – On écrit de Vienne que leurs majestés impériales ayant lu Bélisaire, et l’ayant honoré de leur approbation, ce livre s’imprime actuellement dans cette capitale, quoiqu’on y sache très bien ce qui se passe à Paris.

 

 

1 – L’Examen de Bélisaire. (G.A.)

2 – Voyez l’Affaire La Barre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

7 Auguste 1767.

 

 

          Mon cher ange, je vous crois actuellement à Paris, et j’ai bien des choses à vous dire sur le tripot. En premier lieu, les exemplaires de l’édition de Lyon (1) sont encore en chemin de Lyon à Ferney, et, grâce à l’interruption du commerce, ils y seront encore longtemps. Sur votre premier ordre, j’écrirai au libraire de Lyon de faire partir les exemplaires au moins à l’adresse de M. le duc de Praslin.

 

          Secondement, il faut que vous sachiez que Lekain m’écrit que M. le duc de Duras a perdu une petite distribution de rôles que j’avais envoyée, et qu’il en faut une seconde ; mais, dans cette seconde, il me semble qu’on enfle un peu la liste des pièces destinées à mademoiselle Durancy. On demande pour elle Alzire, Electre, Aurélie, Aménaïde, Idamé, Zulime, Obéide. Je ferai sur-le-champ ce que vous aurez ordonné. Vous savez qu’il y a des contestations entre mademoiselle Durancy et mademoiselle Dubois.

 

          Après le tripot de la comédie, vient celui de la typographie. Il me paraît que c’était à Lavaysse à mettre un frein aux horreurs dont son beau-frère est coupable, et que s’il n’a pu en venir à bout, c’est une preuve que ce beau-frère est un monstre incorrigible. Vous ne savez pas, mon cher ange, combien le reste de l’Europe est différent de Paris, et avec quelle avidité de telles calomnies sont recherchées ; elles sont répétées par mille échos. Vous pouvez, ainsi que M. le duc de Praslin, mépriser les d’Eon et les Vergy. M. le prince de Condé peut dédaigner (2) un misérable qui traite son père d’assassin ; mais les gens de lettres ne sont pas dans une situation à négliger de pareilles attentes. Il est assurément bien nécessaire de réprimer cet excès, parvenu à son comble. La vie d’un homme de lettres est un combat perpétuel.

 

          Les jansénistes, d’un autre côté, sont devenus plus persécuteurs et plus insolents que les jésuites. On nous a défaits des renards, mais on nous laisse en proie aux loups. Ce sont des jansénistes qui ont fait ce malheureux Dictionnaire historique (3), où feu madame de Tencin est si maltraitée.

 

          Je reviens à la comédie. Vous allez avoir une nouvelle pièce (4), dont Lekain ne me parle pas. Je suis bien aise qu’il y ait quelques nouveautés qui fassent entièrement oublier les Illinois. Les nouveautés de MM. de Chabanon et de La Harpe, ne seront pas de sitôt prêtes. Tant mieux ; plus ils travailleront, plus ils réussiront. M. de Chabanon vous est toujours très attaché, maman (5) aussi, et moi aussi, qui vous adore. Madame d’Argental me boude, mais mettez-moi à ses pieds.

 

 

1 – Edition des Scythes. (G.A.)

2 – Le prince de Condé avait écrit à Voltaire que l’ouvrage de La Beaumelle ne méritait que le mépris. (G.A.)

3 – Par Barral et Guibaud. (G.A.)

4 – Cosroës, par Lefevre. (G.A.)

5 – Madame Denis. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lacombe.

 

A Ferney, le 7 Auguste 1767.

 

 

          Il serait sans doute bien flatteur pour moi qu’un homme de lettres tel que vous, monsieur, qui a bien voulu se donner à la typographie, entreprît la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, que j’ai consacré principalement à la gloire des belles-lettres et des beaux-arts. J’ai augmenté le catalogue raisonné des gens de lettres d’un grand tiers, et j’ai tâché de détruire plus d’un préjugé et plus d’une fable qui déshonoraient un peu l’histoire littéraire de ce beau siècle. J’en ai usé ainsi dans la liste des souverains contemporains, des princes du sang, des généraux et des ministres. D’anciens recueils que j’avais faits pour mon usage m’ont beaucoup servi. J’ai reçu de toutes parts, depuis dix années, des instructions que je fais entrer dans le corps de l’ouvrage  j’ose enfin le regarder comme un monument élevé à l’honneur de la France.

 

          Il est très triste pour moi que cette édition ne se fasse pas en France ; mais vous savez que je suis plus près de Genève et de Lausanne que de Paris. L’édition est commencée. Ma méthode, dont je n’ai jamais pu me départir, est de faire imprimer sous mes yeux et de corriger à chaque feuille ce que je trouve de défectueux dans le style. J’en use ainsi en vers et en prose. On voit mieux ses fautes quand elles sont imprimées.

 

          Au reste, cette édition est principalement destinée aux pays étrangers. Vous ne sauriez croire quels progrès a faits notre langue depuis dix ans dans le Nord ; on y recherche nos livres avec plus d’avidité qu’en France. Nos gens de lettres instruisent vingt nations, tandis qu’ils sont persécutés à Paris, même par ceux qui osent se dire leurs confrères.

 

          Quant au Mémoire qui regarde les calomnies absurdes du sieur La Beaumelle, il était encore plus nécessaire pour les étrangers que pour les Français. On sait bien à Paris que Louis XIV n’a point empoisonné le marquis de Louvois ; que le dauphin, père du roi, ne s’est point entendu avec les ennemis de l’Etat pour faire prendre Lille ; que M. le Duc, père de M. le prince de Condé d’aujourd’hui, n’a point fait assassiner M. Vergier ; mais à Vienne, à Bade, à Berlin, à Stockholm, à Pétersbourg, on peut aisément se laisser séduire par le ton audacieux dont La Beaumelle débite ces abominables impostures. Ces mensonges imprimés sont d’autant plus dangereux, qu’ils se trouvent aussi à la suite des Lettres de madame de Maintenon, qui sont pour la plupart authentiques. Le faux prend la couleur de la vérité à laquelle il est mêlé. La calomnie se perpétue dans l’Europe, si on ne prend soin de la détruire. Il est de mon devoir de venger l’honneur de tant de personnes de tout rang outragées, surtout dans des notes infâmes dont ce malheureux a défiguré mon propre ouvrage. J’étais historiographe de France lorsque je commençais le Siècle de Louis XIV : je dois finir ce que j’ai commencé ; je dois laver ce monument de la fange dont on l’a souillé ; enfin je dois me presser, ayant peu de temps à vivre.

 

 

N.B. – Vous saurez, monsieur, en qualité d’homme d’esprit et de goût, qu’il y a dans le monde un nommé M. du Laurens, auteur du Compère Matthieu, lequel a fait un petit ouvrage intitulé l’Ingénu (1), lequel est fort couru des hommes, des femmes, des filles, et même des prêtres. Ce M. du Laurens m’est venu voir : il m’a dit, avant de partir pour la Hollande, que si vous pouviez imprimer ce petit ouvrage il vous l’enverrait de Lyon à Paris par la poste. M. Marin m’a mandé qu’il avait lu par hasard cet ouvrage, et qu’on donnerait une permission tacite sans aucune difficulté.

 

 

1 – Voyez aux ROMANS. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Guyot.

 

A Ferney, le 7 Auguste 1767.

 

 

          Il est très certain, monsieur, que la France manque d’un bon vocabulaire (1) ; l’Espagne et l’Italie en ont ; tous les mots y sont marqués avec leurs étymologies, leurs significations propres et figurées, avec des exemples tirés des meilleurs auteurs, dans les différents styles. Il faut remarquer surtout qu’en espagnol et en italien on écrit comme on parle. Tout cela est à désirer dans nos dictionnaires. Notre écriture est perpétuellement en contradiction avec notre prononciation. Il n’y a point de raison pour laquelle je croyois, j’octroyois, doivent s’écrire ainsi, quand on prononce je croyais, j’octroyais. Le second oi ne doit pas être plus privilégié que le premier. Du temps de Corneille, on prononçait encore je connois, et même on tranchait l’s. Vous voyez dans Héraclius :

 

Qu’il entre ; à quel dessein vient-il parler à moi,

Lui que je ne vois point, qu’à peine je connoi ?

 

Act. II, sc. IV.

 

          On ne souffrirait point aujourd’hui une pareille rime, puisque l’on prononce je connais.

 

          Notre langue est très irrégulière. Les langages, à mon gré, sont comme les gouvernements ; les plus parfaits sont ceux où il y a le moins d’arbitraire. Il est bien ridicule que d’augustus on ait fait août ; de pavonem, paon ; de Cadomum, Caen, de Gustus, goût. Les lettres retranchées dans la prononciation prouvent que nous parlions très durement ; ces mêmes lettres, que l’on écrit encore sont nos anciens habits de sauvages.

 

          Que de termes éloignés de leur origine ! Pédant, qui signifiait instructeur de la jeunesse, est devenu une injure ; de fatuus, qui signifiait prophète on a fait un fat ; idiot, qui signifiait solitaire, ne signifie plus qu’un sot.

 

          Nous avons des architraves, et point de trave ; des archivoltes, et point de volt, en architecture ; des soucoupes, après avoir banni les coupes ; on est impotent, et on n’est point potent ; il y a des gens implacables, et pas un de placable. On ne finirait pas, si on voulait exposer tous nos besoins ; cependant notre langue se parle à Vienne, à Berlin, à Stockolm, à Copenhague, à Moscou : elle est la langue de l’Europe ; mais c’est grâce à nos bons livres, et non à la régularité de notre idiome. Nos excellents artistes ont fait prendre notre pierre pour de l’albâtre.

 

          J’attends, monsieur, votre Vocabulaire pour fixer mes idées, et je vous remercie par avance de votre politesse et de vos instructions.

 

 

1 – Guyot coopérait au Grand vocabulaire français ; trente volumes in-4°. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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