CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 24
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à M. de Chabanon.
21 Mars 1767.
Si vous êtes sage, mon cher confrère, vous attendrez la fin d’avril pour revenir dans votre couvent. Nous espérons que la communication avec Lyon et la Bourgogne sera rouverte dans ce temps-là, ou du moins au commencement de mai. Je ne sais si vous savez que nous sommes entourés de troupes et de misère. Nous aurons encore des neiges sur nos montagnes pendant plus d’un mois ; les désastres nous environnent, et les secours nous manquent. Je suis obligé en conscience de vous avertir, afin que, si vous nous faites le plaisir de venir plus tôt, vous ne soyez pas étonné de souffrir comme nous. Je crois même qu’il vous faudra un passe-port de M. le duc de Choiseul.
Je n’aime point du tout cette guerre, toute ridicule qu’elle est. Je me serais retiré à Lyon, si je n’avais pas eu trop de monde à transporter.
On joue actuellement les Scythes à Genève et à Lyon ; on va les jouer à Paris, dès que les spectacles se rouvriront. Les méchants m’attribuent tant d’ouvrages hétérodoxes, que j’ai voulu leur faire voir que je ne faisais que de mauvaises tragédies. J’ai prouvé par là mon alibi, j’ai fait comme Alcibiade, qui fit couper la queue à son chien, afin qu’on ne l’accusât pas d’autres sottises. Les Scythes pourront être sifflés par les Welches ; mais j’aime mieux être sifflé par le parterre que d’être calomnié par les cagots.
Mes respects à Eudoxie ou Eudocie (1), et à M. son père, que j’aime de tout mon cœur.
1 – Tragédie de Chabanon. (G.A.)
à M. le marquis de Villevieille.
23 Mars 1767.
Il est vrai que le diable est déchaîné. Votre confiseur (1) est devenu martyr, pour des confitures qui ne sont pas à mi-sucre. Il faut espérer que madame de Boufflers abrégera le temps de ses souffrances. Je prendrai toutes les mesures possibles pour recevoir le présent de M. de Montcombe, malgré l’interruption de tout commerce avec Lyon.
Je vous demande en grâce de me ménager toujours les bontés de M. de Clausonet. Voici une plaisanterie (2) qui pourra vous réjouir vous et M. Duché.
Adieu, monsieur ; je vous aime trop pour faire avec vous la moindre cérémonie.
1 – Le libraire Le Clerc, de Nancy. (G.A.)
2 – La Guerre civile de Genève. (G.A.)
à M. le marquis de Ximenès.
A Ferney, 23 Mars 1767.
Vous avez affligé ce pauvre La Harpe et moi ; cela n’est pas bien il ne faut pas faire comme Dieu, qui damne ses créatures. Il y a quelques longueurs dans le commencement de son ouvrage (1). On les retranche. La pièce est bonne, elle est utile. Au nom de Dieu, monsieur le marquis, ne brisez pas le cœur de mon petit La Harpe.
On jouera, je crois, le 25 ou le 26, ces polissons de Scythes. J’espère que vous aurez la bonté de m’informer de ce qu’il faudra y corriger. On ne voit pas les choses comme elles sont avec des lunettes de cent trente lieues.
Je me flatte que la Sorbonne s’accommodera avec le révérend père Marmontel pour la permission du Petit Carême de Bélisaire.
Je vous embrasse très tendrement ; mais vous n’êtes pas assez ennemi du fanatisme.
1 – Réponse d’un solitaire de la Trappe. (G.A.)
à M. Dorat.
23 Mars 1767.
Je réponds, monsieur, à votre lettre du 17 de mars, et je vous demande en grâce qu’après ce dernier éclaircissement il ne soit plus jamais question entre nous d’une affaire si désagréable.
Tout ce que j’ai mandé à M. le chevalier de Pezay est dans la plus exacte vérité. Il est très vrai que je n’ai jamais montré à personne n vos lettres, ni vos premiers vers imprimés (1), ni vos seconds manuscrits.
Il est très vrai que madame Denis, ayant appris de Paris l’effet dangereux que pouvait faire l’Avis imprimé chez Jorri, me demanda, en présence de M. de La Harpe, ce que c’était que cette triste aventure. J’avais la pièce, et je ne la communiquai pas ; je dis que vous aviez tout réparé, que je vous croyais un très bon cœur, que vous m’aviez écrit une lettre pleine de candeur, que vous étiez, de toute façon, au-dessus de la jalousie, qui est le vice des esprits médiocres. Je citai un endroit de votre lettre, très bien écrit, et qui m’avait fait impression. Si M. de La Harpe a fait quelque usage de cette seule confidence, je l’ignore entièrement. Je viens de lui parler ; il m’a dit qu’il était très affligé d’avoir eu sujet de se plaindre de vous. Je vous prie de considérer que c’est un jeune homme qui a autant de talents que peu de fortune. Il a une femme et des enfants. Qui pourra seconder ses talents, sinon des gens de lettres aussi capables d’en juger que vous ? Nous sommes dans un temps où la littérature n’est que trop persécutée ; elle le serait certainement moins, si ceux qui la cultivent étaient unis.
Il faut tout oublier, monsieur, et ne se souvenir que du besoin que nous avons de nous soutenir les uns les autres. Nous avons tous la même façon de penser ; faudra-t-il que nous soyons la victime de ceux qui ne pensent point, ou qui pensent mal ?
Ce qui est encore malheureusement très vrai, c’est que, lorsque votre Avis parut, lorsqu’on eut la cruauté d’y trop remarquer l’injustice publique faite par nos ennemis communs à certains ouvrages, j’avais, dans ce temps-là même, une affaire très sérieuse, et la calomnie me poursuivait vivement.
Je ne vous dissimulai pas combien il était dangereux pour moi d’être confondu avec Rousseau, convaincu, aux yeux de M. le duc de Choiseul, et même à ceux du roi des manœuvres les plus criminelles. Je pousserai même la franchise avec vous jusqu’à vous avouer que je venais de recevoir des reproches de M. le duc de Choiseul sur les affaires qui concernaient ce Génevois. Vous voyez que vous aviez fait beaucoup plus de mal que vous ne pensiez en faire.
N’en parlons plus j’ai tout oublié pour jamais, et je ne suis sensible qu’à votre mérite et à vos politesses. Je veux que M. le chevalier de Pezay en soit le garant. Tout ce que j’oserais exiger d’un homme aussi bien né que vous l’êtes, ce serait de sentir combien votre supériorité doit vous écarter de tout commerce avec Fréron. Ni ses mœurs ni ses talents ne doivent le mettre à portée de vous compter parmi ceux qui le tolèrent.
Ceux qui, comme vous, monsieur ont tant de droits de prétendre à l’estime du public, ne sont pas faits pour soutenir ceux qui en sont l’exécration.
1 – L’Avis aux sages du siècle. (G.A.)
à Madame la marquise de Florian.
24 Mars 1767.
Voici, ma chère nièce, l’état où nous sommes. Toute communication avec Genève est interrompue. Il faut tout faire venir de Lyon, et les voitures de Lyon ne peuvent passer ; plus de carrosses, plus de messageries, plus de rouliers. Nous faisons venir tout ce qui nous était nécessaire par le courrier, et on vient de saisir ce courrier. Si j’étais plus jeune, j’abandonnerais Ferney pour jamais, j’irais chercher ailleurs la tranquillité ; mais le moyen de déménager à soixante-quatorze ans ! Sans doute votre fils doit manger peu et marcher beaucoup, ou souffrir ; il faut opter. Il s’agit ici de ne pas se condamner soi-même à une vie courte et malheureuse.
Je vous remercie bien tendrement de votre assistance aux répétitions des Scythes avec votre brave Persan (1), grand-écuyer de Babylone. Je voudrais bien qu’on ne gâtât pas, qu’on ne mutilât pas indignement ces Scythes, comme on a défiguré toutes les pièces dont j’ai gratifié les comédiens : j’ai été mal payé par eux de mes bienfaits…
Nous avons fermé notre porte heureusement aux Anglais, aux Allemands, et aux Génevois. Il faut finir ses jours dans la retraite ; la cohue m’est insupportable. Vous accommoderez-vous de notre couvent ? Ne comptez pas sur la bonne chère : elle est devenue impossible.
1 – Le marquis de Florian. (G.A.)
à M. Damilaville.
27 Mars 1767.
Je ne sais comment les paquets que vous m’avez adressés me parviendront. Il n’y a plus de voitures de Lyon à Genève, et, malgré toutes les bontés de M. le duc de Choiseul, nous serons dans l’état le plus gênant et le plus désagréable, jusqu’à ce que l’on ait fait un nouveau chemin. Nous ne pouvions même faire venir des étoffes de Lyon que par le courrier. Un commis du bureau de Collonges, aussi insolent que fripon, nous a saisi nos étoffes ; ainsi je ne vois pas comment les cinquante mémoires de M. de Beaumont en faveur des Sirven me parviendront. Nous souffrons infiniment des mesures qu’on a prises très justement contre Genève ; nous payons les fautes de cette ville. Il est bon d’être philosophe, mais il est triste d’être toujours obligé de se servir de sa philosophie.
Je reçois dans ce moment votre lettre du 21. M. Boursier assure qu’il vous a dépêché par Lyon, à M. de Courteilles, les instruments de mathématiques de M. Lembertad (1). Il est très vraisemblable qu’on ne quittera point l’affaire de la Cayenne pour celle d’un particulier : nous sommes résignés à tout.
L’aventure de madame Le Jeune a du moins produit un grand bien. On lui a saisi deux cents exemplaires du dernier livre (2) de feu M. Boulanger. Je viens de lire ce livre abominable pour la troisième fois : je sens combien il est dangereux. Il détruirait absolument le pouvoir des ecclésiastiques, avec tous les mystères de notre sainte religion. L’auteur ne veut que de la vertu et de la probité, qui sont si malaisées à rencontrer, et qui ne suffisent pas.
Vous aurez bientôt une lettre ostensible sur les Sirven (3), qui peut-être sera imprimable, supposé qu’il soit permis d’imprimer des choses utiles. On joue actuellement les Scythes à Lausanne, à Genève, à Lyon, à Bordeaux, et probablement à Paris. J’aime assez les choses dont personne ne s’est encore avisé ; mais je crains que Paris ne soit plus difficile que les provinces.
Adieu, mon cher ami ; je vous embrasse. Ecr. l’inf…
1 – La Lettre à un conseiller, par d’Alembert. (G.A.)
2 – Le Christianisme dévoilé, de d’Holbach. (G.A.)
3 – La lettre à Beaumont du 20 Mars. (G.A.)
à M. Bordes.
27 Mars (1).
On vient de réimprimer, monsieur, le Commentaire sur les délits et les peines. L’imprimeur de Genève, nommé Grasset, commence à débiter actuellement son édition ; elle est beaucoup augmentée. Il doit avoir écrit à Deville pour s’arranger avec lui. J’aurai l’honneur de vous en envoyer un exemplaire par la première occasion. On n’ose plus actuellement se servir des courriers des lettres, depuis qu’un coquin de commis, nommé Dumesrel le fils, a osé arrêter le courrier au bureau de Collonges, sur la route de Lyon ; et vous savez qu’il n’y a nulle communication entre Lyon, le pays de Gex et Genève. J’ai pris le parti de faire réimprimer les deux petits volumes que vous savez, et j’espère que vous sera payé au centuple avant six semaines. En attendant, voici une petite brochure (2) qu’on peut mettre dans une lettre ; le port n’en sera pas bien considérable ; elle m’a été envoyée de Paris.
Je ne puis jouir de la consolation de vous aller voir à Lyon ; mais nous sommes malades, madame Denis et moi. Nous ne pouvons quitter le coin du feu ; nos montagnes sont encore couvertes de neige.
Conservez-moi, monsieur, une amitié dont je sens tout le prix.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Sans doute les Questions de Zapata. (G.A.)
à Madame la duchesse de Grammont.
Au château de Ferney, 27 Mars 1767.
Encouragé par vos bontés, et par celles de monseigneur le duc votre frère, je prends encore la liberté de vous écrire à tous deux, et de vous supplier de lui faire lire cette lettre dans un moment de loisir, s’il est possible qu’il en ait.
Nous sommes bien loin de nous plaindre, madame Denis, M. et madame Dupuits, et moi, et tout ce qui habite dans ma retraite, ni des arrangements pris par M. le duc de Choiseul, ni des troupes, ni des officiers. Nous nous sommes conformés à ses intentions avec le plus grand zèle en ne tirant de Genève que la viande de boucherie (pardon de ces détails) ; nous faisons venir tout autre comestible, toute autre provision de Lyon, pour donner l’exemple. Mais jusqu’à ce que les voitures publiques puissent marcher de Lyon au pays de Gex et en Suisse, nous sommes forcés d’user des bontés de monseigneur le duc de Choiseul, en chargeant le courrier de nous apporter les choses nécessaires. Cette voie est la seule praticable.
Un malheureux commis du bureau de Collonges (nommé Numesrel fils) saisit les étoffes que madame Denis renvoie à Lyon, après avoir choisi celles qu’elle garde. Ce commis, qu’elle a déjà fait condamner à restituer cinquante louis d’or qu’il lui avait extorqués (1), nous persécute comme s’il était le tyran de la province.
Confinés et bloqués dans notre château, ne voulant rien tirer de Genève, obligés de faire venir par Lyon notre argent, nos provisions, nos habits, n’ayant d’autre ressource que la voie du courrier, que deviendrons-nous si on nous coupe la communication avec Lyon ? Faudra-t-il me réfugier en Suisse à l’âge de soixante-quatorze ans ? Je sais qu’ordinairement il est défendu aux courriers de se charger d’aucun ballot ; mais cette loi, portée pour favoriser les entrepreneurs de voitures, cesse quand les voitures manquent.
Comment puis-je recevoir cinquante exemplaires du mémoire de Sirven qui sont à Lyon, et que j’attends pour envoyer aux cours étrangères ?
Monseigneur le duc de Choiseul est grand maître des postes ; il peut permettre que le courrier de Lyon nous apporte notre nécessaire, dans cette interruption totale de commerce. Il peut réprimer les rapines du nommé Dumesrel fils, receveur du bureau de Collonges.
Il peut donner ses ordres au sieur Tabareau, directeur de la poste de Lyon, à qui le petit ballot saisi était renvoyé. Nous demandons cette justice et cette grâce au protecteur des Calas, des Sirven, et au nôtre.
Comptez, madame, que nous éprouvons depuis trois mois l’état le plus cruel dans un désert qui est pire que la Sibérie la moitié de l’année, et que j’ai pourtant embelli et amélioré aux dépens de ma fortune.
Nous nous jetons à vos pieds et aux siens. J’ai l’honneur d’être, avec un profond respect, madame, etc.
1 – En promettant de laisser passer madame Le Jeune avec ses livres de contrebande, promesse qu’il ne tint pas. (G.A.)