CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 23
Photo de PAPAPOUSS
à M. Damilaville.
18 Mars 1767.
Voici, mon cher ami, une réponse à M. de Beaumont. Son mémoire réussit beaucoup. S’il avait conservé ce bel épiphonème, Vous n’avez point d’enfants ! il aurait réussi davantage ; mais, tel qu’il est, il inspire la conviction.
Voici la réponse tout ouverte que je vous envoie pour M. Linguet (1).
Et voici une réponse d’un moine à une héroïde de l’abbé de Rancé. Le moine vaut mieux que l’abbé. C’est, à mon gré, le meilleur ouvrage de M. de La Harpe. Faites en faire tant de copies qu’il vous plaira, et ensuite ayez la bonté d’envoyer cet exemplaire, avec la lettre ci-jointe, à M. Barthe, secrétaire de l’abbé de la Trappe.
Je vous enverrai incessamment ce que M. Lembertad demande. Nous avons suspendu à Ferney les représentations des Scythes ; nous ne prétendons pas nous réjouir quand la cour est dans les alarmes ou dans le deuil. J’ignore le sort de madame la dauphine, mais il ne peut être que funeste. Quoique nous ne soyons que des Suisses, nous avons le cœur aussi français que les Parisiens.
Je voudrais que les sorboniqueurs, qui persécutent Marmontel, apprissent que l’impératrice de Russie, les rois de Danemark, de Pologne, de Prusse, et la moitié des princes d’Allemagne, établissent hautement la liberté de conscience dans leurs Etats, et que cette liberté les enrichit. J’ai reçu du roi de Pologne une lettre qui ferait honneur à Trajan pour le fond et pour le style. Je vous embrasse ; aimez-moi comme je vous aime.
1 – Voyez au 15 Mars. (G.A.)
à M. le marquis de Ximenès.
A Ferney, 18 Mars 1767.
Je vous ai déjà mandé, monsieur le marquis, que je n’avais jeté sur le papier que des notes informes, de simples indications pour me faire souvenir de ce que je dois dire quand vous m’aurez envoyé le reste. Si vous ne me l’envoyez pas, que puis-je faire ? rien. Je sais bien que Racine est rarement assez tragique ; mais il est si intéressant, si adroit, si pur, si élégant, si harmonieux ; il a tant adouci et embellit notre langue, rendue barbare par Corneille, que notre passion pour lui est bien excusable. M. de La Harpe est tout aussi passionné que nous ; il s’indigne avec moi qu’on ose comparer le minéral brut de Corneille à l’or pur de Racine.
Vous savez qu’il a répondu à l’abbé de Rancé, et que l’épître du moine vaut beaucoup mieux que l’épître de l’abbé. Je présume qu’il vous a envoyé les corrections nécessaires qu’il a faites à ce bel ouvrage. Je me flatte que vous en ferez faire plusieurs copies, pour l’édification de ceux qui aiment la raison et les vers.
Si vous n’avez vu les Scythes que dans l’édition des Cramer, vous n’avez point vu la pièce. Je la corrige tous les jours, et j’y ai fait plus de cent vers nouveaux ; on n’a jamais fini avec une tragédie. Il est beaucoup plus aisé de faire toute l’Histoire de Rollin qu’une seule pièce de théâtre. Je ne sais si on jouera les Scythes avant ou après Pâques et si même on les jouera jamais. J’ai fait cette pièce pour m’amuser, et pour la jouer à Ferney. Si elle peut servir à faire gagner quelque argent aux comédiens de Paris à la bonne heure. Nous fermons notre théâtre à Ferney tant que madame la dauphine sera en danger. Je vous assure pourtant que je ne crois pas qu’elle meure ; et ma raison, c’est que les médecins l’ont condamnée. Adieu, monsieur ; mille tendres respects du meilleur de mon cœur.
à M. Élie de Beaumont.
Du 20 Mars 1767.
Votre mémoire, monsieur, en faveur des Sirven a touché et convaincu tous les lecteurs, et fera sans doute le même effet sur les juges. La consultation, signée de dix-neuf célèbres avocats de Paris, a paru aussi décisive en faveur de cette famille innocente, que respectueuse pour le parlement de Toulouse.
Vous m’apprenez qu’aucun des avocats consultés n’a voulu recevoir l’argent qu’on leur offrait pour leur honoraire. Leur désintéressement et le vôtre sont dignes de l’illustre profession dont le ministère est de défendre l’innocence opprimée.
C’est la seconde fois, monsieur, que vous vengez la nature et la nation. Ce serait un opprobre trop affreux pour l’une et pour l’autre, si tant d’accusations de parricides avaient le moindre fondement. Vous avez démontré que le jugement rendu contre les Sirven est encore plus irrégulier que celui qui a fait périr le vertueux Calas sur la roue et dans les flammes.
Je vous enverrai le sieur Sirven et ses filles, quand il en sera temps ; mais je vous avertis que vous ne trouverez peut-être point dans ce malheureux père de famille la même présence d’esprit, la même force, les mêmes ressources qu’on admirait dans madame Calas. Cinq ans de misère et d’opprobre l’ont plongé dans un accablement qui ne lui permettrait pas de s’expliquer devant ses juges : j’ai eu beaucoup de peine à calmer son désespoir dans les longueurs et dans les difficultés que nous avons essuyées pour faire venir du Languedoc le peu de pièces que je vous ai envoyées, lesquelles mettent dans un si grand jour la démence et l’iniquité du juge subalterne qui l’a condamné à mort , et qui lui a ravi toute sa fortune. Aucun de ses parents, encore moins ceux qu’on appelle amis, n’osait lui écrire, tant le fanatisme et l’effroi s’étaient emparés de tous les esprits.
Sa femme, condamnée avec lui, femme respectable, qui est morte de douleur en venant chez moi ; l’une de ses filles, prête de succomber au désespoir pendant cinq ans ; un petit-fils né au milieu des glaces, et infirme depuis sa malheureuse naissance ; tout cela déchire encore le cœur du père, et affaiblit un peu sa tête. Il ne fait que pleurer : mais vos raisons et ses larmes toucheront également ses juges.
Je dois vous avertir de la seule méprise que j’aie trouvée dans votre mémoire. Elle n’altère en rien la bonté de la cause. Vous faites dire au sieur Sirven que le conseil de Berne et le conseil de Genève l’ont pensionné. Berne, il est vrai, a donné au père, à la mère, et aux deux filles, sept livres dix sous par tête chaque mois, et veut bien continuer cette aumône pour le temps de son voyage à Paris ; mais Genève n’a rien donné.
Vous avez cité l’impératrice de Russie, le roi de Pologne, le roi de Prusse, qui ont secouru cette famille si vertueuse et si persécutée. Vous ne pouviez savoir alors que le roi de Danemark, le landgrave de Hesse, madame la duchesse de Saxe-Gotha, madame la princesse de Nassau-Saarbruck, madame la margrave de Baden, madame la princesse de Darmstadt, tous également sensibles à la vertu et à l’oppression des Sirven, s’empressèrent de répandre sur eux leurs bienfaits. Le roi de Prusse, qui fut informé le premier, se hâta de m’envoyer cent écus, avec l’offre de recevoir la famille dans ses Etats, et d’avoir soin d’elle.
Le roi de Danemark, sans même être sollicité par moi a daigné m’écrire, et a fait un don considérable. L’impératrice de Russie a eu la même bonté et a signalé cette générosité qui étonne, et qui lui est si ordinaire ; elle accompagna son bienfait de ces mots énergétiques, écrits de sa main : Malheur aux persécuteurs !
Le roi de Pologne, sur un mot que lui dit madame de Geoffrin, qui était alors à Varsovie, fit un présent digne de lui ; et madame de Geoffrin a donné l’exemple aux Français, en suivant celui du roi de Pologne. C’est ainsi que madame la duchesse d’Enville, lorsqu’elle était à Genève, fut la première à réparer le malheur des Calas. Née d’un père et d’un aïeul illustres pour avoir fait du bien, la plus belle des illustrations, elle n’a jamais manqué une occasion de protéger et de soulager les infortunés avec autant de grandeur d’âme que de discernement : c’est ce qui a toujours distingué sa maison et je vous avoue, monsieur, que je voudrais pouvoir faire passer jusqu’à la dernière postérité les hommages dus à cette bienfaisance, qui n’a jamais été l’effet de la faiblesse.
Il est vrai qu’elle fut bien secondée par les premières personnes du royaume, par de généreux citoyens, par un ministre (1) à qui on n’a pu reprocher encore que la prodigalité en bienfaits, enfin par le roi lui-même, qui a mis le comble à la réparation que la nation et le trône devaient au sang innocent.
La justice rendue sous vos auspices à cette famille a fait plus d’honneur à la France que le supplice de Calas ne nous a fait de honte.
Si la destinée m’a placé dans des déserts où la famille des Sirven et les fils de madame Calas cherchèrent un asile, si leurs pleurs et leur innocence si reconnue m’ont imposé le devoir indispensable de leur donner quelques soins, je vous jure, monsieur, que dans la sensibilité que ces deux familles m’ont inspirée, je n’ai jamais manqué de respect au parlement de Toulouse ; je n’ai imputé la mort du vertueux Calas, et la condamnation de la famille entière des Sirven, qu’aux cris d’une populace fanatique, à la rage qu’eut le capitoul David de signaler son faux zèle, à la fatalité des circonstances.
Si j’étais membre du parlement de Toulouse, je conjurerais tous mes confrères de se joindre aux Sirven pour obtenir du roi qu’il leur donne d’autres juges. Je vous déclare, monsieur, que jamais cette famille ne reverra son pays natal qu’après avoir été aussi légalement justifiée qu’elle l’est réellement aux yeux du public. Elle n’aurait jamais la force ou la patience de soutenir la vue du juge de Mazamet, qui est sa patrie, et qui l’a opprimée plutôt que jugée. Elle ne traversera point des villages catholiques, où le peuple croit fermement qu’un des principaux devoirs des pères et des mères, dans la communion protestante, est d’égorger leurs enfants, dès qu’ils les soupçonnent de pencher vers la religion catholique. C’est ce funeste préjugé qui a traîné Jean Calas sur la roue ; il pourrait y traîner les Sirven. Enfin, il m’est aussi impossible d’engager Sirven à retourner dans le pays qui fume encore du sang de Calas, qu’il était impossible à ces deux familles d’égorger leurs enfants pour la religion.
Je sais très bien, monsieur, que l’auteur d’un misérable libelle périodique intitulé, je crois, l’année littéraire, assura, il y a deux ans, qu’il est faux qu’en Languedoc on ait accusé la religion protestante d’enseigner le parricide (2). Il prétendit que jamais on n’en a soupçonné les protestants ; il fut même assez lâche pour feindre une lettre qu’il disait avoir reçue de Languedoc ; il imprima cette lettre, dans laquelle on affirmait que cette accusation contre les protestants est imaginaire : il faisait ainsi un crime de faux pour jeter des soupçons sur l’innocence des Calas, et sur l’équité du jugement de MM. les maîtres des requêtes : et on l’a souffert ! et on s’est contenté de l’avoir en exécration !
Ce malheureux compromit les noms de M. le maréchal de Richelieu et de M. le duc de Villars ; il eut la bêtise de dire que je me plaisais à citer de grands noms ; c’est de me connaître bien mal ; on sait assez que la vanité des grands noms ne m’éblouit pas, et que ce sont les grandes actions que je révère. Il ne savait pas que ces deux seigneurs étaient chez moi quand j’eus l’honneur de leur présenter les deux fils de Jean Calas, et que tous deux ne se déterminèrent en faveur des Calas qu’après avoir examiné l’affaire avec la plus grande maturité.
Il devait savoir, et il feignait d’ignorer, que vous-même, monsieur, vous confondîtes, dans votre mémoire pour madame Calas, ce préjugé abominable qui accuse la religion protestante d’ordonner le parricide ; M. de Sudre, fameux avocat de Toulouse, s’était élevé avant vous contre cette opinion horrible, et n’avait pas été écouté. Le parlement de Toulouse fit même brûler, dans un vaste bûcher élevé solennellement, un écrit extra-judiciaire dans lequel on réfutait l’erreur populaire ; les archers firent passer Jean Calas chargé de fers à côté de ce bûcher, pour aller subir son dernier interrogatoire. Ce vieillard crut que cet appareil était celui de son supplice ; il tomba évanoui ; il ne put répondre quand il fut traîné sur la sellette, son trouble servit à sa condamnation.
Enfin, le consistoire et même le conseil de Genève furent obligés de repousser et de détruire, par un certificat authentique, l’imputation atroce intentée contre leur religion et c’est au mépris de ces actes publics, au milieu des cris de l’Europe entière, à la vue de l’arrêt solennel de quarante maîtres des requêtes, qu’un homme sans aveu comme sans pudeur ose mentir pour attaquer, s’il le pouvait, l’innocence reconnue des Calas !
Cette effronterie si punissable a été négligée, le coupable s’est sauvé à l’abri du mépris. M. le marquis d’Argence, officier général, qui avait passé quatre mois chez moi, dans le plus fort du procès des Calas, a été le seul qui ait marqué publiquement son indignation contre ce vil scélérat.
Ce qui est plus étrange, monsieur, c’est que M. Coqueley, qui a eu l’honneur d’être admis dans votre ordre, se soit abaissé jusqu’à être l’approbateur des feuilles de ce Fréron, qu’il ait autorisé une telle insolence, et qu’il se soit rendu son complice.
Que ces feuilles calomnient continuellement le mérite en tout genre, que l’auteur vive de son scandale, et qu’on lui jette quelques os pour avoir aboyé, à la bonne heure, personne n’y prend garde ; mais qu’il insulte le conseil entier, vous m’avouerez que cette audace criminelle ne doit pas être impunie dans un malheureux chassé de toute société, et même de celle qui a été enfin chassée de toute la France. Il n’a pas acquis par l’opprobre le droit d’insulter ce qu’il y a de plus respectable. J’ignore s’il a parlé des Sirven ; mais on devrait avertir les provinciaux qui ont la faiblesse de faire venir ses feuilles de Paris, qu’ils ne doivent pas y faire plus d’attention qu’on n’en fait dans votre capitale à tout ce qu’écrit cet homme dévoué à l’horreur publique.
Je viens de lire le mémoire de M Cassen, avocat au conseil : cet ouvrage est digne de paraître même après le vôtre. On m’apprend que M. Cassen a la même générosité que vous : il protège l’innocence sans aucun intérêt. Quels exemples, monsieur, et que le barreau se rend respectable ! M. de Crosne et M. de Baquencourt ont mérité les éloges et les remerciements de la France, dans le rapport qu’ils ont fait du procès des Calas. Nous avons pour rapporteur (3), dans celui des Sirven, un magistrat sage, éclairé, éloquent (de cette éloquence qui n’est pas celle des phrases) ; ainsi nous pouvons tout espérer.
Si quelques formes juridiques s’opposaient malheureusement à nos justes supplications, ce que je suis bien loin de croire, nous aurions pour ressource votre factum, celui de M. Cassen, et l’Europe ; la famille Sirven perdrait son bien, et conserverait son honneur ; il n’y aurait de flétri que le juge qui l’a condamnée ; car ce n’est pas le pouvoir qui flétrit, c’est le public.
On tremblera désormais de déshonorer la nation par d’absurdes accusations de parricides, et nous aurons du moins rendu à la patrie le service d’avoir coupé une tête de l’hydre du fanatisme. J’ai l’honneur d’être avec les sentiments de l’estime la plus respectueuse, etc.
1 – Le duc de Choiseul. (K.)
2 – Voyez la lettre à d’Argence du 24 auguste 1765, note. (G.A.)
3 – M. de Chardon.
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
21 Mars 1767.
Il est arrivé, monsieur, bien des événements qui nous obligent de différer. L’affaire des Sirven, qui commence à faire un grand bruit à Paris et qui va être jugée au conseil du roi, m’occupe à présent tout entier, et ne me permet pas une diversion qui pourrait lui nuire. Beaucoup d’autres considérations me persuadent qu’il faut attendre encore quelque temps. M. Boursier doit vous envoyer incessamment trois ou quatre petits paquets du Colladon (1), que vous aimez tant ; vous pourrez en donner une boite à M. le chevalier de Chastellux, s’il est dans vos cantons. Les affaires de Genève sont toujours dans la même situation, et elles y seront encore probablement longtemps. Plus de communication entre la France et le territoire de Genève, plus de voitures, ni de Lyon, ni de Dijon ; nous sommes enfermés comme dans une ville assiégée.
M. le duc de Choiseul a eu pour moi les plus grandes bontés, mais je n’en souffre pas moins ; je suis toujours très languissant, mon âge avance, ma force diminue ; mais mon attachement pour vous ne diminuera jamais.
1 – Des brochures telles que les Honnêtetés littéraires et les Questions de Zapata. (G.A.)