CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 13
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à M. de Chevenières.
Ferney, 6 Février 1767 (1).
Vraiment, mon cher ami, vous auriez bien raison de me venir voir ; j’appartiens de droit à présent à vos hôpitaux militaires. Nous sommes en guerre je suis malade, et j’ai manqué un jour de bouillon. J’ai été bloqué par le cordon de troupes qui entoure Genève ; mais M. le duc de Choiseul a eu pitié de moi. Je ne m’en porte pas mieux ; je suis au milieu de trente lieues de neiges, impotent et perdant les yeux ; c’est mon revenu de tous les hivers. Je commence à me dégoûter fort de la retraite que j’ai choisie. Elle ne produit rien ; il n’y a de beau que le paysage, et cette beauté n’est pas pour les aveugles. Je ne sais comment les choses de ce monde sont arrangées, mais il me semble qu’on finit toujours tristement.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Hennin.
A Ferney, 7 Février 1767.
Je ne sais comment faire, monsieur, pour faire parvenir franc de port (cette lettre) à son adresse ; et on a volontiers recours à vous, quand on ne sait comment faire. C’est un pauvre diable de mes amis de Paris que je veux obliger. Je vous supplie de m’aider. Vous connaissez sans doute le résident de Hambourg. Voulez-vous bien lui envoyer le paquet, le prier de l’affranchir de Hambourg à Pétersbourg, et me permettre de vous rembourser les frais ? cela doit être sans cérémonie.
Je commence à détester ce climat-ci. Il n’y a que vous qui puissiez me le faire supporter. Il n’y a que la vue d’agréable dans le pays de Gex, et je perds les yeux.
Toute notre maison vous fait les plus tendres compliments.
à M. Élie de Beaumont.
A Ferney, le 9 Février 1767.
Je suis bien plus satisfait encore, mon cher Cicéron, de votre dernier mémoire sur la terre de Canon que des premiers. Vous prévenez toutes les objections, vous étouffez tous les murmures. Misericordia cum accusantibus erit. Je serai bien trompé si Cicéron ne gagne pas son procès pro domo sua ; et j’imagine que vous souperez à Canon, cette année, avec madame de Beaumont : vous savez cependant qu’on n’est sûr de rien avec les hommes.
A l’égard de Sirven je m’en remets entièrement à vous ; je n’ai plus rien ni à dire ni à faire. J’attends beaucoup de M. Chardon, qui est, je crois, rapporteur de votre affaire, et qui est sûrement celui des Sirven. Le père et les filles partiront, s’il le faut ; et si le père suffit, il partira seul. On n’attend que vos ordres, et ils seront exécutés sur-le-champ.
Notre petite société de Ferney est bien attachée à M. et à madame de Beaumont ; nous voudrions que Canon et Ferney ne fussent pas si éloignés l’un de l’autre.
à M. Damilaville.
9 Février 1767.
Vous avez dû recevoir une lettre pour M. Lembertad, et vous devez être informé du petit malheur arrivé à a géométrie. Cela est bien désagréable ; mais actuellement personne ne sait ce qu’il fait dans Genève.
Voici une lettre pour notre ami M. de Beaumont. J’exécute fidèlement ce que vous m’avez prescrit. Tâchez donc enfin que ce mémoire paraisse avant que les parties soient mortes de vieillesse.
Je crois vous avoir mandé que le roi de Danemark venait de se mettre dans le rang de nos bienfaiteurs. J’ai brelan de roi quatrième ; mais il faut que je gagne la partie. N’admirez-vous pas comme cette vie est mêlée de haut et de bas, de blanc et de noir ? et n’êtes-vous pas fâché que parmi mes quatre rois (1), il n’y en ait pas un du Midi ?
Un hasard singulier m’a fait connaître ce Lacombe, d’abord comme un homme de lettres, ensuite comme libraire. Chose promise, chose due. Je tâcherai de réparer tout cela. Je vous quitte il faut que j’écrive aux maîtres des requêtes qui n’ont pas été de l’avis de M. Daguesseau (2). On dit que ce pauvre Le Clerc est un homme d’esprit et fort honnête homme. Ne trouvera-t-il point de protecteurs ? Ecr. l’inf.
1 – Les rois de Danemark, de Prusse, de Pologne, et Catherine de Russie. (G.A.)
2 – Dans la révision du procès des Calas. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
9 Février 1767.
Voici d’abord ce que je réponds à la lettre du 2 de février de mon cher ange. Je le donne en quatre, je le donne en dix, à une âme plus forte que la mienne, logée dans un corps très faible, âgée de soixante et treize ans, au milieu de cent montagnes de neige, ayant affaire à des pédants et à des prêtres, craignant les choses les plus funestes, assaillie de quatre ou cinq tristes événements à la fois, affublée d’une espèce de petite apoplexie. Je dis que cette âme aurait été pour le moins aussi embarrassée que la mienne : cependant mon âme, encore tout ébouriffée, demande très tendrement pardon à la vôtre, et elle lui sera toujours soumise.
Vous jugez, mon cher ange, de note pays par le vôtre ; vous vous imaginez, parce que vous avez eu une débâcle, que le mont Jura et les Alpes prennent la loi de la butte Saint-Roch ; vous vous trompez cruellement.
Je ne dispute pas sur M. le duc de Wurtemberg, mais je souhaite assurément que vous ayez raison : je ne me suis pas encore aperçu de l’effet de ses beaux arrangements. Il est temps qu’il se corrige de sa manie d’imiter Louis XIV. Mais venons au plus vite aux Scythes.
Voici la dernière leçon. Il ne m’a guère été possible de voir les choses d’un coup d’œil bien juste, dans les horreurs des agitations que j’ai éprouvées. Je joins ici deux exemplaires de cette nouvelle correction, que vous pourrez aisément faire porter sur les anciennes éditions que vous avez, et surtout sur celles envoyées en dernier lieu par M. le duc de Praslin.
Cette scène du père et de la fille est de moitié plus courte qu’elle n’était ; ni Sozame, ni les Scythes, ne se doutent de la résolution d’Obéide. Les imprécations feront toujours un très grand effet, à moins qu’elles ne soient ridiculement jouées. Je conviens que ce cinquième acte était extrêmement difficile, mais enfin je crois être parvenu à faire à peu près tout ce que vous vouliez, et j’ose espérer que vous en viendrez à votre honneur. Ce sera à M de Thibouville à arranger les rôles, les décorations et les habits avec Lekain ; c’est de toutes les pièces celle qui exige le moins de frais.
Le rôle d’Obéide demande d’autant plus d’art, qu’elle pense presque toujours le contraire de ce qu’elle dit. Je ne sais pas comment j’ai pu faire un pareil rôle, qui est tout l’opposé de mon caractère. Je ne dis que trop ce que je pense, mais je le dis avec tant de plaisir quand je m’étends sur les sentiments qui m’attachent à mes anges, que je ne me corrigerai jamais de ma naïveté.
J’ai oublié, dans mes dernières lettres, de vous dire qu’il était impossible qu’on pût penser à Lekain dans cette édition du Triumvirat. Vous savez qu’on ne fait pas ce qu’on veut des libraires ; et moi, je sais ce que c’est que d’être loin de Paris.
Quant aux affaires de Genève, elles s’arrangeront sans doute, car elles ne sont que ridicules ; elles ne méritent qu’un Lutrin. J’en avais ébauché quelque chose pour vous faire rire, et pour faire rire MM. les ducs de Choiseul et de Praslin ; mais, pendant tout le mois de janvier, je n’ai pas eu envie de rire. Respect et tendresse.
à M. le Maréchal duc de Richelieu.
Ferney, le 9 Février 1767.
Vous connaissez, monseigneur, la main qui vous écrit (1), et le cœur qui dicte la lettre. Les neiges m’ôtent l’usage des yeux cet hiver-ci avec plus de rigueur que les autres ; mais j’espère voir encore un peu clair au printemps. L’aventure (2) dont vous avez la bonté de me parler dans vos deux lettres est une de ces fatalités qu’on ne peut pas prévoir. Je pense que vous croyez à la destinée ; pour moi, c’est mon dogme favori. Toutes les affaires de ce monde me paraissent des boules poussées les unes par les autres. Aurait-on jamais imaginé que ce serait la sœur de ce brave Thurot tué en Irlande qui serait envoyée, à cent cinquante lieues, à un homme qu’elle ne connaît pas, qui s’attirerait une affaire capitale pour le plus médiocre intérêt, et qui mettrait dans le plus grand danger celui qui lui rendrait gratuitement service ? L’affaire a été extrêmement grave, elle a été portée au conseil des parties. On a voulu la criminaliser, et la renvoyer au parlement. C’est principalement M. le vice-chancelier dont les bontés et la justice ont détourné ce coup. Cette funeste affaire avait bien des branches. Vous ne devez pas être étonné du parti qu’on allait prendre, c’était le seul convenable, et, quoiqu’il fût douloureux, on y était parfaitement résolu ; car il faut prendre son parti sans pusillanimité dans toutes les occasions de la vie, tant que l’âme bat dans le corps. On risquait, à la vérité, de perdre tout son bien en France, on jouait gros jeu ; mais, après tout, on avait brelan de roi quatrième (3). Je vous donne cette énigme à expliquer. J’ajouterai seulement qu’il y a des jeux où l’on peut perdre avec quatre rois, et qu’il vaut mieux ne pas jouer du tout. Je crois que la personne à laquelle vous daignez vous intéresser ne jouera de sa vie.
Cette affaire d’ailleurs a été aussi ruineuse qu’inquiétante ; et la personne en question (4) vous a une obligation infinie de la bonté que vous avez eue de la recommander à M. l’abbé de Blet.
On aura l’honneur, monseigneur, de vous envoyer, par l’ordinaire prochain, ce qui doit contribuer à vos amusements du carnaval (5) ou du carême ; il faut le temps de mettre tout en règle, et de préparer les instructions nécessaires. Si on n’avait que soixante-dix ans, ce qui est une bagatelle, on viendrait en poste avec ses marionnettes, et on aurait la satisfaction de vous voir dans votre gloire de niquée.
Voici une requête d’une autre espèce que le griffonneur de la lettre (6) vous présente, et par laquelle il vous demande votre protection. Quoiqu’il s’agisse de toiles, il n’en est pas moins attaché à l’histoire ; et il croit que, s’il dirigeait les toiles de Voiron, il pourrait très commodément visiter tous les bénédictins du Dauphiné. Il saurait précisément en quelle année un dauphin de Viennois fondait des messes, ce qui serait d’une merveilleuse utilité pour le reste du royaume.
Voici à présent d’une autre écriture (7). Vous voyez, monseigneur, que celle de votre protégé s’est assez formée ; s’il continue, il se rendra digne de vous servir, ce qui vaudra mieux que l’inspection des toiles de son village. Je doute fort que M. de Trudaine déplace un homme qui est dans son poste depuis longtemps, pour favoriser un enfant de cet emploi.
Quoi qu’il en soit, je joins toujours sa requête à cette lettre. Agréez le tendre et profond respect avec lequel je serai jusqu’au dernier moment de ma vie, votre, etc.
L’aventure de la sœur de Thurot n’est plus bonne qu’à oublier.
Il y a à Voiron, village de Graisivaudan en Dauphiné, une fabrique de toiles dont l’inspection ne se donnait qu’à un des habitants de l’endroit ; cependant une personne qui demeure à Romans, et qui possède déjà plusieurs autres inspections considérables, a trouvé le moyen de se faire encore revêtir de celle-ci.
M. de Trudaine est le maître d’accorder ce petit appui au sieur Claude Galien, natif de Voiron. Il soulagerait une famille nombreuse, connue depuis très longtemps, domiciliée et estimée dans ledit endroit. Le père, l’oncle et les frères de Claude Galien ont tous été au service ; son frère fut tué à Crevelt, étant pour lors dans les volontaires de Dauphiné : c’était l’aîné de la famille.
Claude Galien demande très humblement la protection de M. de Trudaine.
1 – Galien. (G.A.)
2 – L’affaire Le Jeune. (G.A.)
3 – C’est-à-dire qu’il avait quatre rois qui lui donnaient asile. (G.A.)
4 – Voltaire. Il s’agit ici de deux cents louis versés par Richelieu. Voyez la lettre du 9 janvier. (G.A.)
5 – Les Scythes. (G.A.)
6 – Galien. (G.A.)
7 – Celle de Voltaire. (G.A.)
à M. le cardinal de Bernis.
A Ferney, 9 Février 1767.
Ayant été mort, monseigneur, et enterré environ cinq semaines dans les horribles glaces des Alpes et du mont Jura, il a fallu attendre que je fusse un peu ressuscité pour remercier votre éminence de ce qu’elle aime toujours ce que vous savez, c’est-à-dire les belles-lettres, et même les vers, et qu’elle daigne aussi aimer ce bon vieillard qui achève sa carrière.
Œbaliæ sub montibus altis.
Geor., lib. IV.
Je vous réponds qu’il a profité de vos bons avis, autant que ses forces ont voulu le lui permettre. Je crois que je dois dire à présent :
Claudite am rivos, pueri ; sat prata biberunt.
VIRG., eccl. III.
N’êtes-vous pas bien content du discours de notre nouveau confrère M. Thomas ? Son prédécesseur Hardion n’en aurait point autant fait.
J’ai chez moi M. de La Harpe qui est haut comme Ragotin, mais qui a bien du talent en prose et en vers.
Je corromps la jeunesse tant que je puis ; il a fait un Discours sur la guerre et sur la paix, qui a remporté le prix d’une voix unanime. Si votre éminence ne l’a pas lu, elle devrait bien le faire venir de Paris ; elle verrait qu’on glane encore dans ce siècle après la moisson du siècle de Louis XIV. Nous cultivons ici les lettres au son du tambour ; nous faisons une guerre plus heureuse que la dernière ; le quartier général est souvent chez moi. Nous avons déjà conquis plus de cinq pintes de lait que nos paysannes allaient vendre à Genève. Nos dragons leur ont pris leur lait avec un courage invincible ; et comme il ne faut pas épargner son propre pays quand il s’agit de faire trembler le pays ennemi, nous avons été à la veille de mourir de faim.
Ayez la bonté de faire dire quelques prières dans vos diocèses pour le succès de nos armes, car nous combattons les hérétiques, et je hais ces maudits enfants de Calvin, qui prétendent, avec les jansénistes, que les bonnes œuvres ne valent pas un clou à soufflet. Je ne suis point du tout de cet avis ; je voudrais qu’on eût envoyé contre ces parpaillots un régiment d’ex-jésuites au lieu de dragons.
Tout ce que dit votre éminence sur les prétentions est d’un homme qui connaît bien son siècle et le ridicule des prétendants. Cela mériterait une bonne épître en vers ; et si vous ne la faites pas il faudra bien que quelque inconnu la fasse, et la dédie à un homme titré et illustre, sans le nommer. Mais faudra-t-il das cette épître passer sous silence ceux de vos confrères (1), qui font des mandements dans le goût des Femmes savantes de Molière, et qui, au nom du Saint-Esprit, examinent si un poète doit écrire dans plusieurs genres ou dans un seul, et si La Motte et Fontenelle étaient autorisés à trouver des défauts dans Homère ? Les femmes petits-maîtres pourraient bien aussi trouver leur place dans cette petite diatribe ; on remettrait tout doucement les choses à leur place. J’avoue que les polissons qui de leur grenier, gouvernent le monde avec leur écritoire, sont la plus sotte espèce de tous ; ce sont les dindons de la basse-cour qui se rengorgent. Je finis en renouvelant à votre éminence mon très tendre et profond respect pour le reste de ma vie.
1 – Le Franc de Pompignan, évêque du Puy en Velay. (G.A.)