THÉÂTRE : L'ÉCOSSAISE - Partie 8
Photo de PAPAPOUSS
L’ÉCOSSAISE.
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SCÈNE V.
LINDANE, sortant de sa chambre, dans un déshabillé
des plus simples ; POLLY.
LINDANE.
Ah ! ma pauvre Polly, tu étais avec ce vilain homme de Frélon : il me donne toujours de l’inquiétude : on dit que c’est un esprit de travers, et un homme dangereux, dont la langue, la plume et les démarches, sont également méchantes ; qu’il cherche à s’insinuer partout, pour faire le mal s’il n’y en a point, et pour l’augmenter s’il en trouve. Je serais sortie de cette maison qu’il fréquente, sans la probité et le bon cœur de notre hôte.
POLLY.
Il voulait absolument vous voir, et je le rembarrais…
LINDANE.
Il veut me voir ; et milord Murray n’est point venu ! il n’est point venu depuis deux jours !
POLLY.
Non, madame ; mais parce que milord ne vient point, faut-il pour cela ne dîner jamais ?
LINDANE.
Ah ! souviens-toi surtout de lui cacher toujours ma misère, et à lui et à tout le monde : ce n’est point la pauvreté qui est intolérable, c’est le mépris : je sais manquer de tout, mais je veux qu’on l’ignore.
POLLY.
Hélas ! ma chère maîtresse, on s’en aperçoit assez en me voyant : pour vous, ce n’est pas de même ; la grandeur d’âme vous soutient : il semble que vous vous plaisiez à combattre la mauvaise fortune ; vous n’en êtes que plus belle ; mais moi, je maigris à vue d’œil : depuis un an que vous m’avez prise à votre service en Ecosse, je ne me reconnais plus.
LINDANE.
Il ne faut perdre ni le courage ni l’espérance ; je supporte ma pauvreté ; mais la tienne me déchire le cœur. Ma chère Polly, qu’au moins le travail de mes mains serve à rendre la destinée moins affreuse : n’ayons d’obligation à personne ; va vendre ce que j’ai brodé ces jours-ci. (Elle lui donne un petit ouvrage de broderie.) Je ne réussis pas mal à ces petits ouvrages. Que mes mains te nourrissent et t’habillent : tu m’as aidée : il est beau de ne devoir notre subsistance qu’à notre vertu.
POLLY.
Laissez-moi baiser, laissez-moi arroser de mes larmes ces belles mains qui ont fait ce travail précieux. Oui, madame, j’aimerais mieux mourir auprès de vous dans l’indigence que de servir des reines. Que ne puis-je vous consoler !
LINDANE.
Hélas ! milord Murray n’est point venu ! lui, que je devrais haïr ! lui, le fils de celui qui a fait tous nos malheurs ! Ah ! le nom de Murray nous sera toujours funeste : s’il vient, comme il viendra sans doute, qu’il ignore absolument ma patrie, mon état, mon infortune.
POLLY.
Savez-vous bien que ce méchant Frélon se vante d’en avoir quelque connaissance ?
LINDANE.
Eh ! comment pourrait-il en être instruit, puisque tu l’es à peine ? Il ne sait rien ; personne ne m’écrit ; je suis dans ma chambre comme dans mon tombeau : mais il feint de savoir quelque chose pour se rendre nécessaire. Garde-toi qu’il devine jamais seulement le lieu de ma naissance. Chère Polly, tu le sais, je suis une infortunée dont le père fut proscrit dans les derniers troubles, dont la famille est détruite ; il ne me reste que mon courage. Mon père est errant de désert en désert, en Ecosse. Je serais déjà partie de Londres pour m’unir à sa mauvaise fortune, si je n’avais pas quelque espérance en milord Falbrige. J’ai su qu’il avait été le meilleur ami de mon père. Personne n’abandonne son ami. Falbrige est revenu d’Espagne ; il est à Windsor : j’attends son retour (1). Mais, hélas ! Murray ne revient point ! Je t’ai ouvert mon cœur ; songe que tu le perces du coup de la mort si tu laisses jamais entrevoir l’état où je suis.
POLLY.
Et à qui en parlerais-je ? je ne sors jamais d’auprès de vous, et puis le monde est si indifférent sur les malheurs d’autrui !
LINDANE.
Il est indifférent, Polly ; mais il est curieux, mais il aime à déchirer les blessures des infortunés ; et si les hommes sont compatissants avec les femmes, ils en abusent, ils veulent se faire un droit de notre misère ; et je veux rendre cette misère respectable. Mais, hélas ! milord Murray ne viendra point (2) !
SCÈNE VI.
LINDANE, POLLY ; FABRICE, avec une serviette.
FABRICE.
Pardonnez … madame … mademoiselle … Je ne sais comment vous nommer, ni comment vous parler : vous m’imposez du respect. Je sors de table pour vous demander vos volontés… Je ne sais comment m’y prendre.
LINDANE.
Mon cher hôte, croyez que toutes vos actions me pénétrèrent le cœur ; que voulez-vous de moi ?
FABRICE.
C’est moi qui voudrais bien que vous voulussiez avoir quelque volonté. Il me semble que vous n’avez pas dîné hier.
LINDANE.
J’étais malade.
FABRICE.
Vous êtes plus que malade, vous êtes triste… Entre nous, pardonnez … ; il paraît que votre fortune n’est pas comme votre personne.
LINDANE.
Comment ? quelle imagination ! je ne me suis jamais plainte de ma fortune.
FABRICE.
Non, vous dis-je, elle n’est pas si belle, si bonne, si désirable que vous l’êtes.
LINDANE.
Que voulez-vous dire ?
FABRICE.
Que vous touchez ici tout le monde, et que vous l’évitez trop. Ecoutez : je ne suis qu’un homme simple, qu’un homme du peuple ; mais je vois tout votre mérite, comme si j’étais un homme de la cour : ma chère dame, un peu de bonne chère : nous avons là-haut un vieux gentilhomme avec qui vous devriez manger.
LINDANE.
Moi, me mettre à table avec un homme, avec un inconnu ? …
FABRICE.
C’est un vieillard qui me paraît un galant homme. Vous paraissez bien affligée, il paraît bien triste aussi : deux afflictions mises ensemble peuvent devenir une consolation.
LINDANE.
Je ne veux, je ne peux voir personne.
FABRICE.
Souffrez au moins que ma femme vous fasse sa cour ; daignez permettre qu’elle mange avec vous, pour vous tenir compagnie. Souffrez quelques soins…
LINDANE.
Je vous rends grâces avec sensibilité ; mais je n’ai besoin de rien.
FABRICE.
Oh ! je n’y tiens pas : vous n’avez besoin de rien, et vous n’avez pas le nécessaire.
LINDANE.
Qui vous en a pu imposer si témérairement ?
FABRICE.
Pardon.
LINDANE.
Vous extravaguez, mon cher hôte.
FABRICE, en tirant Polly par la manche.
Va, ma pauvre Polly, il y a un bon dîner tout prêt dans le cabinet qui donne dans la chambre de ta maîtresse, je t’en avertis. Cette femme-là est incompréhensible. Mais qui est donc cette autre dame qui entre dans mon café, comme si c’était un homme ? elle a l’air bien furibond.
POLLY.
Ah ! ma chère maîtresse, c’est milady Alton, celle qui voulait épouser milord ; je l’aie vue une fois rôder près d’ici : c’est elle.
LINDANE.
Milord ne viendra point, c’en est fait ; je suis perdue : pourquoi me suis-je obstinée à vivre ?
(Elle rentre.)
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1 – « Tout le procès-verbal du voyage de Lindane à Londres, et de ce qu’elle y fait, ne tiendra pas dix lignes, » écrivait Voltaire à d’Argental en composant sa pièce. (G.A.)
2 – « Pourquoi avez-vous la cruauté, écrit encore Voltaire à d’Argental, de vouloir que Lindane ennuie le public de la manière dont elle a fait connaissance avec Murray ? Ce Murray venait au café ; ce coquin de Frélon qui y vient aussi y a bien vu Lindane ; pourquoi milord Murray ne l’aurait-il pas vue ? Ce sont ces petites misères, qu’on appelle en France bienséances, qui font languir la plupart de nos comédies. Voilà pourquoi on ne peut les jouer ni en Italie ni en Angleterre, où l’on veut beaucoup d’action, beaucoup d’intérêt, beaucoup d’allées et de venues, et point de préliminaires inutiles. » (G.A.)