CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 56
Photo de PAPAPOUSS
à M. Damilaville.
24 Décembre 1766.
Voici, mon cher ami, la lettre que m’a écrite M. de Courteilles à votre sujet. Il faudra bien, tôt ou tard, qu’on fasse quelque chose pour vous ; mais il est bien nécessaire que M.de Courteilles vive.
Je ne perdrai pas patience ; j’attendrai le mémoire de M. de Beaumont. Quiconque désire passe sa vie à attendre.
Je suis très fâché de la maladie du pauvre Thieriot. Il est seul ; les dernières années de la vie d’un garçon sont tristes. Il faudrait qu’il fût dans le sein de sa famille.
Il y a, mon cher ami, actuellement à Genève cent pauvres diables qui écrivent beaucoup mieux que M. Totin, et qui ne sont pas plus riches. Tout commerce est cessé. La misère est très grande. Je suis d’ailleurs entouré de pauvres de tous côtés. Si vous voulez pourtant donner un louis pour moi à ce Totin vous êtes bien le maître.
On dit que la tragédie suisse (1) ne vaut rien, quoiqu’on y parle le langage de la nation. Il n’y a, de toutes les histoires de pommes, que celle de Pâris qui ait fait fortune.
Je me doutais bien que sa majesté trouverait la convocation des pairs au parlement de Paris, pour un procureur général au parlement de Rennes, extrêmement ridicule. Il y a assurément plus de raison dans sa tête que dans toutes celles des enquêtes.
Je vous embrasse très tendrement.
1 – Le Guillaume Tell de Lemierre. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
27 Décembre (1).
J’allais partir (2), tout malade que je suis, et je ne suis point encore parti, mon divin ange. Madame Denis, dans son inquiétude et dans sa douleur, avait donné l’alarme à son frère. Je vous prie de le rassurer d’être très tranquille ; il doit venir vous voir.
Madame Le Jeune est en lieu de sûreté ; elle n’a rien à craindre, elle n’est coupable de rien. Elle m’a dit qu’elle est sœur de ce célèbre capitaine Thurot, qui est mort si glorieusement au service du roi. Quelle destinée pour la sœur d’un si brave homme ! Elle m’a dit encore que madame d’Argental ne sait rien ; ainsi vous ne l’inquiéterez point.
J’espère que tout ira bien. Nous faisons un procès criminel à la Doiret (3), qui est une friponne, et à son compère, qui est un scélérat. Voici la copie de la lettre que j’écris aujourd’hui à M. le V… C… (4). Nous ne demandons point grâce, nous demandons justice : il n’y a certainement d’autre démarche à faire, sinon que vous parliez à M. de Maupeou, que vous lui fassiez voir l’absurdité qu’il y aurait à imaginer que je vends des livres étrangers et que j’envoie des cinquante et soixante volumes de dix ou douze ouvrages différents ; qu’on a pris indignement mon nom ; que cette affaire ne peut se traiter que judiciairement ; que nous demandons en justice la mainlevée de nos effets volés ; que le directeur du bureau a agi contre les ordonnances en n’arrêtant pas la femme Doiret et son complice, qui était venu avec elle dans le même carrosse ; que madame Denis est en droit de répéter ses effets volés chez elle, etc., etc. Une conversation suffira. Je me flatte qu’on n’étourdira pas le roi de cette misère, et que tout sera fini, mon cher ange, par votre sagesse et votre activité. Cela ne m’empêchera pas de finir les Scythes ; les malheurs de l’homme ne font jamais rien au poète. L’homme et le poète vous adorent.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Il s’apprêtait à fuir. (G.A.)
3 – C’était le faux nom que madame Le Jeune avait pris. (G.A.)
4 – Le vice-chancelier Maupeou. (G.A.)
à M. Lacombe.
27 Décembre, partira le 29 (1).
Je reçois, monsieur, votre lettre du 20. Je vous demande en grâce de me dire combien vous avez tiré d’exemplaires de la pièce (2) de mon ami. Je vais bientôt vous en donner une de moi, intitulée les Scythes. Je vous supplierai très instamment de n’en pas tirer plus de sept cent cinquante exemplaires, et de laisser, si vous pouvez, les deux dernières feuilles composées, parce que, suivant les remarques et les critiques que l’on fera, je corrigerai la pièce pour une seconde édition ; et ces deux feuilles n’étant point déformées, vous coûteront moins de temps et moins d’argent.
Je suis enchanté d’avoir trouvé un homme de lettres tel que vous, qui peut être à la fois mon libraire et mon juge.
M. de La Harpe, qui est chez moi, a remporté, comme vous savez, le prix de l’Académie (3). Je suis heureux cette année en libraires et en élèves.
Je vous aurai, monsieur, une très grande obligation, si vous voulez bien faire imprimer dans l’Avant-Coureur et dans le Mercure, le petit avis ci-joint. Je ne peux encore vous dire à qui il faudra envoyer des exemplaires du Triumvirat ; défaites-vous seulement de votre édition le plus tôt que vous pourrez.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Le Triumvirat. (G.A.)
3 – Discours des malheurs de la guerre et des avantages de la paix. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
29 Décembre 1766 (1).
Voyez, mon cher ange, si Homère n’avait pas raison de dire que le destin est le maître de tout.
Premièrement, c’est un étrange effet de la destinée que la femme de votre laquais Le Jeune soit la sœur d’un homme qui aurait été peut-être maréchal de France, s’il eût vécu, et qui sûrement aurait mérité de l’être. Secondement, c’est encore une grande fatalité qu’elle soit venue à Ferney. Mais en voici une troisième non moins forte.
Parmi soixante et dix mille scélérats en commission, qui sont employés à tourmenter la nation dans les bureaux des fermes, il y a entre autres un scélérat nommé Janin, revêtu de l’emploi de contrôleur du dernier bureau entre la France et Genève, dans un village nommé Sacconex. Cet homme m’a les plus grandes obligations : j’ai empêché deux fois qu’on ne le chassât de son poste ; je lui ai prêté une maison, je lui ai prêté de l’argent. Lui et sa femme venaient souvent dîner à la table de notre maître-d’hôtel. Il vit plusieurs fois cette pauvre Le Jeune, qui n’avait point d’autre nom dans la maison ; car elle n’a pris le nom de Doiret qu’au bureau de Collonges, où elle a été arrêtée, à six lieues de Ferney, sur la route de Châlons.
L’infernal Janin a été son confident ; il s’est offert de la servir, il l’a conduite lui-même de Ferney à Collonges dans mon carrosse, moyennant une récompense (2) ; et c’est là qu’il l’a trahie pour avoir, outre sa récompense, le tiers des effets qu’il a fait saisir.
Cet homme, pour être plus sûr de sa proie, et craignant que nous ne réclamassions le carrosse, les chevaux et les habits qui étaient dans les malles mêlés avec les papiers de madame Le Jeune eut la probité ou l’imprudence de dire, dans son trouble, que les papiers étaient à elle.
Nous ne savions point, quand nous avons commencé la procédure contre des quidams, que Janin était instruit du nom de Le Jeune. Nous ne pouvons plus continuer la procédure contre ce misérable, trop instruit que madame Le Jeune est la femme de votre valet de chambre, et qui ne manquerait pas de le déclarer en justice.
Il est d’une nécessité indispensable de commencer par faire révoquer cet homme ; il n’est pas de la province, et il n’y restera certainement pas. Il n’y a qu’à dire un mot à Rougeot, fermier-général, chargé de la ruine du pays de Gex ; il est de Dijon ; c’est un très bon homme. M. de Courteilles ou quelque autre peut prier M. Rougeot de renvoyer Janin sans délai. J’agirai de mon côté. Rougeot m’aime, et il est venu coucher souvent à Ferney.
La destitution de cet homme est l’objet le plus important de cette affaire et le seul qui puisse nous délier les mains. Car ce monstre, n’osant avouer son crime, n’a été qu’un dénonciateur secret, et il n’est fait mention de lui dans le procès-verbal de Collonges que sous le nom d’un quidam. Dès qu’il sera écarté, nous serons à notre aise, et nous informerons contre ce quidam sans nommer Janin, ou si on le nomme, il ne sera plus à craindre.
Madame Denis persiste toujours dans la juste résolution de redemander ses chevaux et son carrosse ; car si elle consent à la saisie, elle s’avoue coupable, avec moi, d’un délit que nous n’avons commis ni l’un ni l’autre. Pour moi, je fonde mon innocence sur l’impossibilité morale que je fasse commerce de livres, et qu’à l’âge de soixante-treize ans je me sois fait colporteur pour faire fortune.
Tout ceci est horrible, je le sais, mon cher ange ; mais vous avez du courage et de la sagesse, et vous viendrez à bout de tout. Il y a dans la vie de plus grands malheurs ; il n’y a d’autre chose à faire qu’à les réparer ou à les supporter. Mon âme sera aussi à son aise dans un village de Suisse ou de Hollande que dans celui de Ferney, et partout où sera cette âme, elle adorera la vôtre. Je serais déjà parti, tout languissant que je suis, et je serais actuellement enfoncé dans les neiges, si je n’attendais pas de vos nouvelles ; je ne veux ni partir, ni mourir, sans en avertir mon cher ange.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Voltaire avait donné cinquante louis d’or. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
29 Décembre , à midi (1).
Je vous ai déjà écrit ce matin, mon cher ange, à vous seul comme toutes les précédentes.
Il n’est plus question de faveur : ce nouveau mémoire que j’envoie à M. le vice-chancelier, et dont voici la copie, doit convaincre que nous ne demandons que la plus exacte justice.
Si on saisit l’équipage de madame Denis, si on lui fait racheter son carrosse et ses chevaux pour avoir introduit dans le royaume des livres abominables, elle est déshonorée dans la province et ne peut plus y rester. Il serait horrible qu’un commis de bureau fût récompensé pour avoir prévariqué, et qu’une femme qui mérite de la considération fût flétrie ; il ne lui resterait que d’aller m’enterrer dans les pays étrangers ; mais avant ma mort, j’aurai la funeste consolation de rendre les persécuteurs exécrables.
Il ne s’agit au bout du compte que de colportage, et ni madame Denis, ni moi, ne pouvons être des colporteurs. Je sais bien qu’en France, sur un simple soupçon souvent absurde, on peut perdre un honnête homme qui mérite des ménagements. Encore une fois, mon cher ange, voici le mémoire sur lequel il faut insister.
Mais le point préalable, le point nécessaire, c’est de faire chasser sans délai le nommé Janin, contrôleur du bureau de Sacconex, près de Genève, et de s’adresser pour cela à M. de Courteilles ou à qui vous jugerez à propos ; c’est ce que je vous dis dans une autre lettre du 29, sous le couvert de M. le duc de Praslin.
Pardon de tant de lettres, mais on ne peut s’expliquer qu’avec des paroles.
Comptez que ma douleur n’est pas le plus vif de mes sentiments.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)