LES HONNÊTETÉS LITTÉRAIRES - Partie 5
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LES HONNÊTETÉS LITTÉRAIRES.
VINGT-DEUXIÈME HONNÊTETÉ.
FORT ORDINAIRE.
Je reviens à toi, mon cher Nonotte, et ex-compagnon de Jésus ; il faut montrer à quel point tu es honnête et charitable, combien tu connais la vérité, combien tu l’aimes, et avec quel noble zèle tu te joins à un tas de gredins qui jettent de loin leurs ordures à ceux qui cultivent les lettres avec succès.
As-tu gagné par tes deux volumes les mille écus que tu voulais escamoter à M. de Voltaire par ton libraire Fez ? Je t’en fais mon compliment ; Garasse n’en savait pas tant que toi ; et le contrat mohatra (1) n’approche pas du marché que tu avais proposé. Mais, cher Nonotte, ce n’est pas assez de faire de bons marchés, il faut avoir raison quelquefois.
1°/ En attaquant un Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, tu ne devais pas commencer par dire que Trajan, si connu par ses vertus, était un barbare et un persécuteur. Et sur quoi le trouves-tu cruel ? parce qu’il ordonne qu’on ne fasse pas de recherches des chrétiens, et qu’il permet qu’on les dénonce.
Mais il était très juste de dénoncer ceux qui, emportés par un zèle indiscret comme Polyeucte auraient brisé les statues des temples, battu les prêtres, et troublé l’ordre public. Ces fanatiques étaient condamnés par les saints conciles. Un roi aussi bon que Trajan pourrait aujourd’hui, sans être cruel, punir légèrement le chrétien Nonotte, s’il était dénoncé comme calomniateur, s’il était convaincu d’avoir publié ses erreurs sous le nom des erreurs d’un autre ; d’avoir mis le titre d’Amsterdam, au mépris des ordonnances royales ; et d’avoir méchamment et proditoirement médit de son prochain.
2°/ On t’a déjà dit (2) que tu manquais de bonne foi quand tu reprochais à l’auteur de l’Essai sur les mœurs, etc, ces paroles que tu cites de lui : « L’ignorance chrétienne se représente d’ordinaire Dioclétien comme un ennemi armé sans cesse contre les fidèles. » On a averti, et on avertit encore, que ces mots l’ignorance chrétienne, ne sont dans aucune des éditions de cet ouvrage, pas même dans l’édition furtive de Jean Neaulme. Que dirais-tu, si tu trouvais dans un bon livre l’ignorance de Nonotte ? mettrais-tu à la place l’ignorance chrétienne de Nonotte ? Ne t’exposerais-tu pas aux soupçons qu’on aurait que ce Nonotte, ex-jésuite, est un fort mauvais chrétien, puisqu’il calomnie ?
Tu réponds (3) que ce sont des chrétiens mal instruits qui ont dit que Dioclétien avait toujours persécuté, et que par conséquent on peut appeler leur erreur une ignorance chrétienne.
Mon ami, voilà de ta part une ignorance un peu jésuitique. Tu fais là une plaisante distinction ; tu allègues une direction d’intention fort comique ; il fallait ne point corrompre le texte, avouer ton tort, et te taire.
3°/ Tu continues à canoniser l’action du centurion Marcel, qui jeta son ceinturon, son épée, sa baguette, à la tête de sa troupe, et qui déclara devant l’armée qu’il ne fallait pas servir son empereur. Mon ami, prends garde, le ministre de la guerre veut que le service se fasse ; ton Marcel est de mauvais exemple. Sois bon chrétien, si tu peux ; mais point de sédition, je t’en prie ; souviens-toi de frère Guignard (4), et sois sage.
Tu loues encore le bon chrétien qui déchire l’édit de l’empereur. Nonotte, cela est fort. Prends garde à toi, te dis-je ; le roi n’aime pas qu’on déchire ses édits, il le trouverait mauvais. Sais-tu bien que c’est un crime de lèse-majesté au second chef ? Tu apportes pour raison que cet édit était injuste. Etait-ce donc à ce chrétien à décider de la légitimité d’un arrêt du conseil ? Où en serions-nous si chaque jésuite ou chaque janséniste prenait cette liberté ?
4°/ Petit Nonotte, rabâcheras-tu toujours les contes de la légion thébaine, et du petit Romanus né bègue dont on ne put arrêter le caquet dès qu’on lui eut coupé la langue ? Faut-il encore t’apprendre qu’il n’y a jamais eu de légion thébaine, que les empereurs romains n’avaient pas plus de légion égyptienne que de légion juive ; que nous avons les noms de toutes les légions dans la notice de l’empire, et qu’il n’y est nullement question de Thébains ; mais qu’il y avait d’ordinaire trois légions romaines en Egypte ?
Faut-il te redire que les faits, les dates, et les lieux, déposent contre cette histoire digne de Rabelais ? faut-il te répéter qu’on ne martyrise point six mille hommes armés dans une gorge de montagnes où il n’en peut tenir trois cents ? Crois-moi, Nonotte, marions les six mille soldats thébains aux onze mille vierges, ce sera à peu près deux filles pour chacun ; ils seront bien pourvus. Et à l’égard de la langue du petit Romanus, je te conseille de retenir la tienne, et pour cause.
5°/ Sois persuadé comme moi que David laissa en mourant vingt-cinq milliards d’argent comptant dans sa ville d’Hershalaïm, j’y consens ; obtiens que ta portion congrue soit assignée sur ce trésor royal ; cours après les trois cents renards que Samson attacha par la queue ; dîne du poisson qui avala Jonas ; sers de monture à Balaam, et parle, j’y consens encore : mais, par saint Ignace, ne fais pas le panégyrique d’Aod qui assassina le roi Eglon, et de Samuel qui hacha en morceaux le roi Agag parce qu’il était trop gras ; ce n’est pas là une raison. Vois-tu, j’aime les rois, je les respecte, je ne veux pas qu’on les mette en hachis, et les parlements pensent comme moi ; entends-tu, Nonotte ?
6°/ Tu trouves qu’on n’a pas assez tué d’Albigeois et de calvinistes ; tu approuves le supplice de Jean Hus et de Jérôme de Prague, et celui d’Urbain Grandier, et tu ne dis rien de la mort édifiante du R. P. Malagrida, du R. P. Guignard, du R. P. Garnet, du R. P. Oldocor, du R. P. Creton. Hé, mon ami, un peu de justice !
7°/ Ne t’enfonce plus dans la discussion de la donation de Pepin ; doute, ami Nonotte, doute ; et, jusqu’à ce qu’on t’ait montré l’original de la cession de Ravenne, doute, dis-je. Sais-tu bien que Ravenne en ce temps-là était une place plus considérable que Rome, un beau port de mer, et qu’on peut céder des domaines utiles en s’en réservant la propriété ? Sais-tu bien qu’Anastase le bibliothécaire est le premier qui ait parlé de cette propriété ? Croira-t-on de bonne foi que Charlemagne eût parlé, dans son testament, de Rome et de Ravenne comme de villes à lui appartenantes, si le pape en avait été le maître absolu ?
J’avoue que saint Pierre écrivit une belle lettre à Pepin du haut du ciel, et que le saint pape envoya la lettre au bon Pepin, qui en fut fort touché ; j’avoue que le pape Etienne vint en France pour sacrer Pepin, qui ravissait la couronne à son maître, et qui s’était déjà fait sacrer par un autre saint ; j’avoue que le pape Etienne étant tombé malade à Saint-Denis, fut guéri par saint Pierre et par saint Paul, qui lui apparurent avec saint Denis, suivi d’un diacre et d’un sous-diacre ; j’avoue même, avec l’abbé de Vertot, que le pape qui avait enfermé dans un couvent Carloman, frère de Pepin, dépouillé par ce bon Pepin, fut soupçonné d’avoir empoisonné ce Carloman, pour prévenir toute discussion entre les deux frères.
J’avoue encore qu’un autre pape trouva depuis, sur l’autel de la cathédrale de Ravenne, une lettre de Pepin qui donnait Ravenne au saint-siège ; mais cela n’empêche pas que Charlemagne n’ait gouverné Ravenne et Rome. Les domaines que les archevêques ont dans Reims, dans Rouen, dans Lyon, n’empêchent pas que nos rois ne soient les souverains de Reims, de Rouen, et de Lyon.
Apprends que tous les bons publicistes d’Allemagne mettent aujourd’hui la donation de la souveraineté de l’exarchat par Pepin avec la donation de Constantin. Apprends que la méprise vient de ce que les premiers écrivains, aussi exacts que toi, ont confondu patrimonium Petri et Pauli avec dominium imperiale. Tu dois savoir, ex-jésuite Nonotte, ce que c’est qu’une équivoque.
8°/ Hé bien ! parleras-tu encore des bigames et trigames de la première race ? un jésuite ferme-t-il la bouche à un autre jésuite ? suffira-t-il de Daniel pour confondre Nonotte ? lis donc ton Daniel, quoiqu’il soit bien sec. Lis la page 110 du premier volume in-4° (5) ; lis, Nonotte, lis, et tu trouveras que le grand Théodebert épousa la belle Deuterie, quoique la belle Deuterie eût un mari, et que le grand Théodebert eût une femme, et que cette femme s’appelait Visigarde, et que cette Visigarde était fille d’un roi des Lombards nommé Vacon, fort peu connu dans l’histoire ; tu verras que Théodebert imitait en cette bigamerie ou bigamie son oncle Clotaire ; et voici les propres mots de Daniel :
« Théodebert ne faisait en cela rien de pis que son oncle Clotaire, qui avait épousé la femme de Clodomir son frère, peu de temps après la mort de ce prince, quoiqu’il eût déjà une autre femme ; et il en eut trois pendant quelque temps, dont deux étaient sœurs. »
Cela n’est pas trop bien écrit, et tu ne pourras approuver ce style, à moins que tu n’aimes ton prochain comme toi-même ; mais, mon ami, si Daniel écrit mal, il dit au moins ici la vérité, et c’est la différence qui est entre vous deux.
Je veux te conter une anecdote au sujet des bigames. Le lord Cowper, grand chancelier d’Angleterre, épousa deux femmes qui vécurent avec lui très cordialement dans sa maison. Ce fut le meilleur ménage du monde. Ce bigame écrivit un petit livre sur la légitimité de ses deux mariages, et prouva son livre par les faits. M. de Voltaire s’était trompé en racontant cette bigamie (6) ; il avait pris le lord Cowper pour le lord Trevor. La famille Trevor l’a redressé avec une extrême politesse ; ce n’est pas comme toi, Nonotte, qui te trompes très impoliment.
9°/ Mais, mon cher Nonotte, quand tu as fait deux volumes de tes erreurs, que tu appelles les erreurs d’un autre, as-tu pensé qu’on perdrait son temps à répondre à toutes tes bévues ? le public s’amuserait-il beaucoup d’un gros livre intitulé les Erreurs de Nonotte ? Je ne veux te présenter qu’un petit bouquet, mais j’ai peine à choisir les fleurs. Voici, en passant, quelques fleurs pour Nonotte :
« Il n’y a point, dis-tu, de couvent en France où les religieux aient deux cent mille livres de rente. » Il est vrai, les pauvres moines n’ont rien ; mais les abbés réguliers ou irréguliers de Cîteaux et de Clairvaux les ont, ces deux cent mille livres ; et je te conseille d’être leur fermier, tu y gagneras plus qu’avec le libraire Fez. L’abbé de Cîteaux a commencé un bâtiment dont l’architecte m’a montré le devis ; il monte à dix-sept cent mille livres (7). Nonotte ! Il y a là de quoi faire de bons marchés.
10°/ Sache que c’est M. Damilaville (9), connu des principaux gens de lettres de Paris, s’il ne l’est pas de Nonotte, qui, ayant été indigné de l’insolence et de l’absurdité de ton libelle intitulé les Erreurs, a daigné imprimer ce qu’il en pensait ; c’est lui surtout qui a montré qu’il n’y a point de contradiction à dire que Cromwell fut quelque temps un fanatique, puis un politique profond, et enfin un grand homme, et qu’on peut dire la même chose de Mahomet. Sache que Cromwell rançonna, pilla, saccagea, pendant la guerre, et qu’il fit observer les lois pendant la paix ; qu’il ne mit point de nouveaux impôts ; « qu’il couvrit par les qualités d’un grand roi les crimes d’un usurpateur ; » qu’il craignait avec très grande raison d’être assassiné ; et qu’après avoir pris toutes les précautions pour ne le pas être, il n’en mourut pas moins avec une fermeté connue de tout le monde. M. Damilaville a dit qu’il n’y a rien dans tout cela d’incompatible et que Nonotte n’a pas le sens commun. A t-il tort ?
11°/ Que tu es ignorant dans les choses les plus connues ? tu trouves mauvais que le véridique auteur de l’Essai sur les mœurs, etc., dise que le célèbre Guillaume de Nassau, fondateur de la république de Hollande, était comte de l’Empire au même titre que Philippe II était seigneur d’Anvers. Tu es tout étonné que ce fameux prince d’Orange soit mis en parallèle avec la maesta del re don Phelippo el discreto (10). Tu as raison ; Philippe II n’était pas comparable à un héros. Ils étaient tous deux d’une famille impériale ; ces deux maisons étaient également descendues de braves gentilshommes. Est-ce parce que l’assassin du défenseur de la liberté se confessa et communia avant d’exécuter son crime, que tu trouves Guillaume coupable ? est-ce parce que ce héros résista à toute la puissance d’un poltron hypocrite ? est-ce parce qu’il rendit sept provinces libres que le petit Franc-Comtois Nonotte insulte à sa mémoire ?
12°/ Que tu es ignorant ! te dis-je. Tu ne sais pas que le bourg de Livron en Dauphiné était une ville du temps de la Ligue ; qu’elle fut détruite comme tant d’autres petites villes. Et quand on t’a prouvé qu’elle fut assiégée par Henri III en personne, que le maréchal de camp de Bellegarde cenduisit le siège avec vingt-deux pièces de canon en 1574, tu réponds, avec une direction d’intention, « que tu voulais parler de l’état où est Livron aujourd’hui, et non de l’état où elle était alors. » Il s’agit bien de l’état où est Livron aujourd’hui ! et tu ajoutes savamment : « J’ai nommé le commandant Montbrun qui refusa de rendre la place. » Tu excuses ton ignorance par une nouvelle erreur ; ce n’était pas Montbrun qui commandait dans cette ville ; c’était de Roësses, comme le dit de Thou, liv. XLIX. Tu as tort quand tu critiques ; tu as plus de tort quand tu dis des injures dignes de ton éducation ; et tort encore peut-être quand tu espères qu’on ne te punira pas.
13°/ Avec quelle audace peux-tu dire que M. de Voltaire n’a jamais lu la taxe de la chancellerie de Rome ? Viens dans sa bibliothèque, mon ami, les laquais te laisseront entrer pour cette fois-là, et même te feront sortir par la porte. Tu verras deux exemplaires de ce livre, qu’on ne te prêtera point.
14°/ Tu fais le savant, Nonotte ; tu dis, à propos de théologie, que l’amiral Drake a découvert la terre d’Yesso. Apprends que Drake n’alla jamais au Japon, encore moins à la terre d’Yesso ; apprends qu’il mourut en 1596, en allant à Porto-Bello ; apprends que ce fut quarante ans après la mort de Drake que les Hollandais découvrirent les premiers cette terre d’Yesso en 1644 ; apprends jusqu’au nom du capitaine Martin Jéritson, et de son vaisseau qui s’appelait le Castrécom. Crois-tu donner quelque crédit à la théologie en faisant le marin ? Tu te trompes sur terre et sur mer ; et tu t’applaudis de ton livre, parce que tes fautes sont en deux volumes !
15°/ Voyons si tu entends la théologie mieux que la marine. L’auteur de l’Essai sur les mœurs, etc., a dit que, selon saint Thomas d’Aquin, il était permis aux séculiers de confesser dans les cas urgents ; que ce n’est pas tout à fait un sacrement, mais que c’est comme sacrement. Il a cité l’édition et la page de la Somme de Saint Thomas ; et là-dessus tu viens dire que tous les critiques conviennent que cette partie de la Somme de saint Thomas n’est pas de lui. Et moi je te dis qu’aucun vrai critique n’a pu te fournir cette défaite. Je te défie de montrer une seule Somme de Thomas d’Aquin où ce monument ne se trouve pas. La Somme était en telle vénération, qu’on n’eût pas osé y coudre l’ouvrage d’un autre Elle fut un des premiers livres qui sortirent des presses de Rome dès l’an 1474 ; elle fut imprimée à Venise en 1484. Ce n’est que dans les éditions de Lyon qu’on commença à douter que la troisième partie de la Somme fût de lui. Mais il est aisé de reconnaître sa méthode et son style qui sont absolument les mêmes (11).
Au reste, Thomas ne fit que recueillir les opinions de son temps, et nous avons bien d’autres preuves que les laïques avaient le droit de s’entendre en confession les uns les autres ; témoin le fameux passage de Joinville, dans lequel il rapporte qu’il confessa le connétable de Chypre. Un jésuite du moins devrait savoir ce que le jésuite Tolet a dit dans son livre de l’Instruction sacerdotale, liv. I, chap. XVI : Ni femme, ni laïque ne peut absoudre sans privilège ; Nec fœmina, nec laïcus absolvere possunt sine privilegio. Le pape peut donc permettre aux filles de confesser les hommes ; cela sera assez plaisant : tu réjouiras fort Besançon en confessant tes fredaines à la vieille fille que tu fréquentes et que tu endoctrines. Auras-tu l’absolution ?
Je veux t’instruire en t’apprenant que cette ancienne coutume, cette dévotion de se confesser mutuellement, vient de la Syrie. Tu sauras donc, Nonotte, que les bons Juifs se confessaient quelquefois les uns aux autres. Le confesseur et le confessé, quand ils étaient bien pénitents, s’appliquaient tour à tour trente-neuf coups de lanière sur les épaules. Confesse-toi souvent, Nonotte ; mais si tu t’adresses à un jacobin, ne va pas lui dire que la Somme de saint Thomas n’est pas de lui ; on ne se bornerait pas à trente-neuf coups d’étrivières ? Confesse ta fille, confesse-toi à elle, et elle te fessera plus doucement qu’un jacobin, comme Girard fessait La Cadière, et vice versa.
16°/ Il me prend envie de t’instruire sur l’Histoire de la Pucelle d’Orléans, car j’aime cette pucelle, et bien d’autres l’aiment aussi. Mais je te renvoie à une dissertation imprimée dans un ouvrage très connu (12).
Apprends, Nonotte, comme il faut étudier l’histoire quand on ose en parler. Ne fais plus de Jeanne d’Arc une inspirée, mais une idiote hardie qui se croyait inspirée ; une héroïne de village, à qui on fit jouer un grand rôle ; une brave fille, que des inquisiteurs et des docteurs firent brûler avec la plus lâche cruauté. Corrige tes erreurs, et ne les mets plus sur le compte des autres. Souviens-toi du capucin qui, étant monté en chaire, dit à ses auditeurs : « Mes frères, mon dessein était de vous parler de l’immaculée conception ; mais j’ai vu affiché à la porte de l’église : Réflexions sur les défauts d’autrui, par le révérend père de Villiers de la société de Jésus (13). Hé, mon ami ! fais des réflexions sur les tiens. Je vous parlerai donc de l’humilité. »
Tu crèves de vanité, Nonotte : on t’a fait l’honneur de répondre ; mais pour t’inspirer un peu de modestie, sache que l’illustre Montesquieu daigna répondre à l’auteur des Nouvelles ecclésiastiques (14), à peu près comme le maréchal de La Feuillade battit une fois un fiacre qui lui barrait le chemin quand il allait en bonne fortune.
17°/ Oh ! oh ! Nonotte, tu veux brouiller l’auteur du Siècle de Louis XIV avec le clergé de France. Ceci passe la raillerie. « Il n’y a point, dis-tu, à la page 224, d’hommes aussi méprisables que ceux qui forment ce corps nombreux. » Et, après avoir proféré ces abominables paroles, tu les imputes à l’auteur du Siècle de Louis XIV ! Sens-tu bien tout ce que tu mérites, calomniateur Nonotte ?
L’auteur du Siècle de Louis XIV a toujours révéré le clergé en citoyen il l’a défendu contre les imputations de ceux qui disent au hasard qu’il a le tiers des revenus du royaume ; il a prouvé dans son chapitre XXXV que toute l’Eglise gallicane, séculière, et régulière, ne possède pas au-delà de quatre-vingt-dix millions de revenus en fonds et en casuel. Il remarque que le clergé a secouru l’Etat d’environ quatre millions par an l’un dans l’autre. Il n’a perdu aucune occasion de rendre justice à ce corps.
On trouve au chapitre IV du Traité de la tolérance, ces paroles : « Le corps des évêques en France est presque tout composé de gens de qualité, qui pensent et qui agissent avec une noblesse digne de leur naissance. » Est-ce là insulter les évêques de France comme tu les outrages ?
Insulte-t-il les évêques quand il parle de l’évêque de Marseille, dans une ode sur le Fanatisme ?
Belzunce, pasteur vénérable,
Sauvait son peuple périssant ;
Langeron, guerrier secourable,
Bravait un trépat renaissant,
Tandis que vos lâches cabales,
Dans la mollesse et les scandales,
Occupaient votre oisiveté
De la dispute ridicule
Et sur Quesnel et sur la bulle
Qu’oubliera la postérité.
O ex-jésuite ! c’était rendre justice au digne évêque de Marseille ; il vous l’a rendue à vous, anciens confrères de Nonotte, à vous, Letellier, Lallemant, et Doucin, qui faisiez attendre des évêques dans la salle basse, avec le frère Vadblé, tandis que vous fabriquiez la bulle qui vous a enfin exterminés (15).
O Nonotte ! tu oses dire que l’auteur du Siècle de Louis XIV n’a jamais cherché qu’à tourner les papes en ridicule et à les rendre odieux.
Mais vois les éloges qu’il donne à la sagesse d’Adrien Ier ; vois comme il justifie le pape Honorius, tant accusé d’hérésie ; vois ce qu’il dit de Léon IV au tome Ier de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations.
« Le pape Léon IV, prenant dans ce danger une autorité que les généraux de l’empereur Lothaire semblaient abandonner, se montra digne, en défendant Rome, d’y commander en souverain. Il avait employé les richesses de l’Eglise à réparer les murailles, à élever des tours, à tendre des chaînes sur le Tibre. Il arma les milices à ses dépens ; engagea les habitants de Naples et de Gaëte à venir défendre les côtes et le port d’Ostie, sans manquer à la sage précaution de prendre d’eux des otages, sachant bien que ceux qui sont assez puissants pour nous secourir le sont assez pour nous nuire. Il visita lui-même tous les postes, et reçut les Sarrasins à leur descente, non pas en équipage de guerrier, ainsi qu’en avait usé Goslin, évêque de Paris, dans une occasion encore plus pressante ; mais comme un pontife qui exhortait un peuple chrétien, et comme un roi qui veillait à la sûreté de ses sujets. Il était né Romain. Le courage des premiers âges de la république revivait en lui dans un temps de lâcheté et de corruption, tel qu’un des beaux monuments de l’ancienne Rome qu’on trouve quelquefois dans les ruines de la nouvelle. »
Il a poussé l’amour de la vérité jusqu’à justifier la mémoire d’un Alexandre VI contre cette foule d’accusateurs qui prétendent que ce pape mourut du poison préparé par lui-même pour faire périr tous les cardinaux ses convives. Il n’a pas craint de heurter l’opinion publique, et de rayer un crime du nombre des crimes dont ce pontife fut convaincu. Il n’a jamais considéré, n’a chéri, n’a dit que le vrai ; il l’a cherché cinquante ans, et tu ne l’as pas trouvé.
Tu es fâché que le pape Benoît XIV lui ait écrit des lettres agréables, et lui ait envoyé des médailles d’or et des agnus par douzaines ! tu es fâché que son successeur (16) l’ait gratifié, par la protection et par les mains d’un grand ministre, de belles reliques pour orner l’église paroissiale qu’il a bâtie ! Console-toi, Nonotte, et viens-y servir la messe d’un de tes confrères (17) qui est l’aumônier du château. Il est vrai que le maître ne marchera pas à la procession derrière un jeune jésuite, comme on a fait dans un beau village de Montauban (18) ; il n’est pas de ce goût : mais enfin vous serez deux jésuites.
Sœpe premente deo fert deus alter opem.
OVID.
Enfin, Nonotte, tu emploies l’artillerie des Garasses et des Hardouins, ultima ratio jesuitarum, et aliquando jansenistarum. Tu traites d’athée l’adorateur le plus résigné de la Divinité : tu intentes cette accusation horrible contre l’auteur de la Henriade, poème qui est le triomphe de la religion catholique ; tu l’intentes contre l’auteur de Zaïre et d’Alzire, dont cette même religion est la base ; contre celui qui, ayant adopté la nièce du grand Corneille (19), ne la reçut dans une de ses maisons, située sur le territoire de Genève, qu’à condition qu’elle aurait toutes les facilités d’exercer la religion catholique. Tu le sais, puisque tes complices, pour gagner quelque argent, ont fait imprimer la lettre où il est dit expressément que cette demoiselle aura sur le territoire des protestants tous les secours nécessaires pour l’exercice de sa religion. Tu ne songeais pas que tu donnais ainsi des armes contre toi et tes consorts.
C’est ainsi que les Nonotte, les Patouillet, et autres Welches, ont traité d’athées les principaux magistrats français, et les plus éloquents : les Monclar, les Chauvelin, les La Chalotais, les Duché, les Châtillon, et plusieurs autres. Mais aussi il faut considérer que ces messieurs leur ont fait plus de mal que M. de Voltaire.
Après l’exposé des bévues, des insolences, et des injures atroces prodiguées par Nonotte et par ses aides, quelques lecteurs seront bien aise de savoir quels sont les auteurs de ce libelle, et de tant d’autres libelles contre la magistrature de France. Voici la lettre d’un homme en place, écrite de Besançon le 9 Janvier 1767 ; elle peut instruire :
« Jacques Nonotte, âgé de cinquante-quatre ans (20), est né à Besançon, d’un pauvre homme qui était fendeur de bois et crocheteur. Il paraît à son style et à ses injures qu’il n’a pas dégénéré. Sa mère était blanchisseuse. Le petit Jacques, ayant fait le métier de son père à la porte des jésuites, et ayant montré quelques dispositions pour l’étude, fut recueilli par eux et fut jésuite à l’âge de vingt ans. Il était placé à Avignon en 1759. Ce fut là qu’il commença à compiler, avec quelques-uns de ses confrères, son libelle contre l’Essai sur les mœurs, etc., et contre vous.
L’imprimeur Fez en tira douze cents exemplaires. Le débit n’ayant pas répondu à leurs espérances, Fez se plaignit amèrement, et les jésuites furent obligés de prendre l’édition pour leur compte. Vous daignâtes, monsieur, vous abaisser à répondre à ce mauvais livre ; cela le fit connaître, et a enhardi Nonotte et ses associés à en faire une seconde édition pleine d’injures les plus méprisables à la fois et les plus punissables. Le parti jésuitique a fait imprimer cette édition clandestine à Lyon, au mépris des ordonnances.
Nonotte est actuellement toléré et ignoré dans notre ville. Il demeure à un troisième étage, et il gouverne despotiquement une vieille fille imbécile qui vous a écrit une lettre anonyme. Il dit qu’il s’occupe à un Dictionnaire anti-philosophique qui doit paraître cette année (21). Je crois en effet qu’il en fera un anti-raisonnable. Vous voyez que les membres épars de la vipère coupée en morceaux ont encore du venin. Ce misérable est un excrément de collège qu’on ne décrassera jamais, etc. »
Nous conservons l’original de cette lettre.
Si Nonotte a ses censeurs, il a aussi des gens de bon goût pour partisans. M. de Voltaire a reçu une lettre datée de Hennebon en Bretagne, le 18 novembre 1766, signée le Chevalier Brûlé : il a bien voulu nous la communiquer ; la voici ; elle est en beaux vers :
L’orgueil du philosophe avait percé Voltaire
Dans la flatteuse idée, mais par trop téméraire,
De mériter un nom par-dessus tous les noms.
Le voilà bien déchu de sa présomption :
David avec sa fronde a terrassé Goliath.
Et puis qu’on dise qu’il n’y a plus de Welches en France ! Le chevalier Brûlé est apparemment un disciple de Nonotte. Les jésuites n’élevaient-ils pas bien la jeunesse ?
1 – Voyez les Eclaircissements. (G.A.)
2 – Dans sa Lettre à un ami. (G.A.)
3 – Poursuivi en 1596 pour maximes séditieuses, il fut exécuté. (G.A.)
4 – L’Histoire de France du P. Daniel a dix-sept volumes in-4°. L’Abrégé compte neuf volumes in-12. (G.A.)
5 – Dans l’Essai sur les mœurs, chapitre CXXX. (G.A.)
6 – Voyez aux FACÉTIES, l’Extrait de la Gazette de Londres. (G.A.)
7 – Voyez notre Notice en tête des Eclaircissements. (G.A.)
8 – M. Renouard a fait remarquer qu’il y avait ici une erreur typographique. Il faut lire : Filippo il discreto. (G.A.)
9 – Voyez les Eclaircissements. Voltaire se répète souvent ici ; en outre il a glissé plus tard dans les Eclaircissement revus et augmentés plusieurs traits qu’il lançait dans ces Honnêtetés pour la première fois. (G.A.)
10 – A la place de cette dernière phrase qui est des éditeurs de Kehl, on lisait dans l’édition originale : « Ce petit morceau sera utile au public qui se soucie fort peu de tes bévues et de tes querelles, et qui aime l’histoire. Je tirerai les faits des auteurs contemporains, des actes du procès de Jeanne d’Arc, et de l’histoire très curieuse de l’Orléanais, écrite par M. le marquis de Luchet, qui n’est pas un Nonotte. » Et Voltaire donnait le morceau qu’on trouvera dans le Dictionnaire philosophie, article JEANNE D’ARC. (G.A.)
11 – Depuis abbé de Villiers, assez mauvais poète.
12 – Voyez aux FACÉTIES, le Remerciement sincère. (G.A.)
13 – Voyez aux FACÉTIES, le Mandement du révérendissime père en Dieu Alexis. (G.A.)
14 – Clément XIII. (G.A.)
15 – Le père Adam. (G.A.)
16 – Voyez aux FACÉTIES, la Lettre de M. de l’Ecluse. (G.A.)
17 – Voyez notre Avertissement pour les Commentaires sur Corneille, tome IV. (G.A.)
18 – Ou plutôt 56 ans.
19 – Le Dictionnaire philosophique de la Religion ne parut que cinq ans après, en 1772. (G.A.)
20 – Ce membre de phrase fait allusion à Vauvenargues. (G.A.)
21 – Voyez aux FACÉTIES, la Relation de la maladie, de la confession, etc., du jésuite Berthier. (G.A.)