CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 44

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 44

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à M. Damilaville.

 

31 octobre 1766.

 

 

          Mon cher ami, ce pauvre Boursier est bien à plaindre : le paquet de Meyrin, sur lequel il avait fondé tant d’espérances, est sans doute perdu. Voyez, je vous en prie, s’il a été mis à la diligence de Lyon. Il faut que le commissionnaire que vous en avez chargé vous ait trompé. Il n’est nullement vraisemblable que ce paquet ait été égaré. Ayez la bonté de m’envoyer la feuille d’avis ou la copie de cet article du registre de Paris. Je la ferai représenter aux directeurs de Lyon, et je saurai au moins ce que le paquet est devenu. Mandez-moi ce qu’il contenait. Le monde est bien méchant !

 

          Je me flatte qu’il y a quelque lettre de vous en chemin, qui m’apprendra ce qu’on pense dans le monde du procès de l’ingrat Rousseau contre le généreux Hume. Serait-il possible que ce malheureux Jean-Jacques eût encore des partisans à Paris ? Si on m’avait averti que Jean-Jacques me mêlait dans ce procès, et qu’il m’accusait de lui avoir écrit en Angleterre, j’aurais pu vous fournir une petite réponse qui pourrait être le pendant de la lettre de M. Walpole. S’il en était encore temps, je vous enverrais mon petit écrit (1), que vous pourriez joindre aux autres pièces du procès.

 

          Bonsoir, mon très cher ami ; je suis bien affligé.

 

 

1 – Notes sur la lettre de M. Hume. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

A Ferney, 31 Octobre 1766.

 

 

          Je voudrais, monsieur, que la maison de Lausanne (1) fût encore à moi, elle serait bientôt à vous.

 

          Mais voici ce qui m’arriva feu : M. de Mont-Rond, en faisant son marché avec moi, me demanda combien j’avais encore de temps à vivre ; je me fis fort de vivre neuf ans : cela parut exorbitant, mais je n’en démordis point, et je fis mon marché pour neuf ans ; le contrat fut dressé sur ce pied-là ; les neuf années sont révolues, je vis encore, et M. de Mont-Rond est mort ; la maison ne m’appartient plus. Si j’avais su que vous voulussiez un jour vous transplanter à Lausanne, j’aurais pris le parti de vivre plus longtemps, et de faire un meilleur marché. Si vous étiez un vrai philosophe, si vous aimiez la retraite, j’ai un petit ermitage auprès de Ferney que je vous céderais de tout mon cœur, et qui ne vous coûterait rien, pas même de remerciements, car cela n’en mérite pas. Mais je vois que vous aimez le grand monde, et que la superbe ville de Lausanne est l’objet de vos plus tendres souhaits. Les miens sont de vous revoir. Je vais prévenir M. d’Alembert de votre arrivée à Paris ; il vous connaîtra avant de vous avoir vu : il vaut mieux prendre ce parti que de vous envoyer une lettre pour lui, qui augmenterait le port considérablement.

 

          Le procès de Jean-Jacques contre M. Hume est le procès de l’ingratitude contre la générosité. Jean-Jacques est un monstre. Savez-vous bien que ce fou avait persuadé à ses amis que je cabalais avec vous pour le faire chasser de la Suisse ? C’est le plus détestable extravagant que j’aie jamais connu. Cette dernière aventure achève de le couvrir d’opprobre. Je ne crois pas qu’il puisse vivre en Angleterre ; il faut qu’il aille chez vos Patagons hauts de neuf pieds : quoiqu’il n’en ait qu’environ quatre et demi, il leur prouvera qu’il est plus grand qu’eux.

 

          Adieu, mon cher philosophe ; je vous embrasse tendrement. Je serai enchanté de vous revoir.

 

 

1 – La maison du Chêne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

3 Novembre 1766.

 

 

          Je reçois votre lettre du 27, mon cher et vertueux ami. Vous ne me mandez point ce que pense le public de la folie et de l’ingratitude de Jean-Jacques. Il semble qu’on ait trouvé de l’éloquence dans son extravagante lettre à M. Hume. Les gens de lettres ont donc aujourd’hui le goût bien faux et bien égaré. Ne savent-ils pas que la première loi est de conformer son style à son sujet ? C’est le comble de l’impertinence d’affecter de grands mots quand il s’agit de petites choses. La lettre de Rousseau à M. Hume est aussi ridicule que le serait M. Chicaneau (1), s’il voulait s’exprimer comme Cinna et comme Auguste. On voit évidemment que ce charlatan en écrivant sa lettre, songe à la rendre publique. L’art y paraît à chaque ligne ; il est clair que c’est un ouvrage médité, et destiné au public. La rage d’écrire et d’imprimer l’a saisi au point qu’il a cru que le public, enchanté de son style, lui pardonnerait sa noirceur, et qu’il n’a pas hésité à calomnier son bienfaiteur, dans l’espérance que sa fausse éloquence fera excuser son infâme procédé.

 

          L’enragé qu’il est m’a traité beaucoup plus mal encore que M. Hume ; il m’a accusé, auprès de M. le prince de Conti et de madame la duchesse de Luxembourg, de l’avoir fait condamner à Genève, et de l’avoir fait chasser de Suisse. Il le dit en Angleterre à qui veut l’entendre. Ce n’est pas qu’il le croie ; mais c’est qu’il veut me rendre odieux. Et pourquoi veut-il me rendre odieux ? parce qu’il m’a outragé, parce qu’il m’écrivit, il y a plusieurs années, des lettres insolentes et absurdes, pour toute réponse à la bonté que j’avais eue de lui offrir une maison de campagne auprès de Genève. C’est le plus méchant fou qui ait jamais existé. Un singe qui mord ceux qui lui donnent à manger est plus raisonnable et plus humain que lui.

 

          Comme je me trouve impliqué dans ses accusations contre M. Hume, j’ai été obligé d’écrire à cet estimable philosophe un détail succinct de mes bontés pour Jean-Jacques, et de la singulière ingratitude dont il m’a payé. Je vous en enverrai une copie.

 

          En attendant, je vous demande en grâce de faire voir à M. d’Alembert ce que je vous écris. Il s’est cru obligé de se justifier (2) de l’accusation intentée contre lui par Jean-Jacques d’avoir voulu se moquer de lui. L’accusation que j’essuie depuis près de deux ans est un peu plus sérieuse. Je serais un barbare si j’avais en effet persécuté Rousseau ; mais je serais un sot, si je ne prenais pas cette occasion de le confondre, et de faire voir sans réplique qu’il est le plus méchant coquin qui ait jamais déshonoré la littérature.

 

          Ce qui m’afflige, c’est que je n’ai aucune nouvelle de Meyrin. Je me porte toujours fort mal. Je vous embrasse tendrement et douloureusement.

 

 

1 – Dans la comédie des Plaideurs. (G.A.)

2 – A la suite de l’Exposé succinct. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

3 Novembre 1766.

 

 

          Mes divins anges, pour peu que l’état où je suis continue ou empire, vous serez mal servis. Il faut de la force pour traiter le beau sujet, l’intéressant sujet, mais le difficile sujet que j’ai trouvé (1). J’ai besoin d’une santé que je n’ai pas ; j’ai besoin surtout du recueillement et de la tranquillité qu’on m’arrache. Le couvent que j’ai bâti pour vivre en solitaire ne désemplit point d’étrangers ; et vous savez quelles horreurs, soit de Paris, soit d’Abbeville, ont troublé mon repos et affligé mon âme.

 

          Voilà encore ce malheureux charlatan J.-J. Rousseau qui sème toujours la tracasserie et la discorde dans quelque lieu qu’il se réfugie. Ce malheureux a persuadé à quelques personnes du parti opposé à celui de M. Hume que je m’entendais contre lui avec ce même Hume qui l’a comblé de bienfaits. Ce n’est pas assez de le payer de la plus noire ingratitude, il prétend que je lui ai écrit à Londres une lettre insultante, moi qui ne lui ai pas écrit depuis environ neuf ans. Il m’accuse encore de l’avoir fait chasser de Genève et de Suisse ; il me calomnie auprès de M. le prince de Conti et de madame la duchesse de Luxembourg ; il me force enfin de m’abaisser jusqu’à me justifier de ces ridicules et odieuses imputations. La vie d’un homme de lettres est un combat perpétuel, et on meurt les armes à la main.

 

          Cela ne m’empêchera pas de traiter mon beau sujet, pourvu que la nature épuisée accorde encore cette consolation à ma vieillesse. Je serai soutenu par l’envie de faire quelque chose qui puisse vous plaire.

 

          La troupe de Genève, qui n’est pas absolument mauvaise, se surpassa hier en jouant Olympie ; elle n’a jamais eu un si grand succès. La foule qui assistait à ce spectacle le redemanda pour le lendemain à grands cris. Je suis persuadé que mademoiselle Durancy ferait réussir bien davantage Olympie à Paris ; et, par tout ce que j’apprends d’elle, je juge qu’elle jouerait mieux le rôle d’Olympie que mademoiselle Clairon. Tâchez de vous donner ce double plaisir ; mais je vous avoue que je voudrais qu’on ne retranchât rien à la pièce. Toute mutilation énerve le corps et le défigure. Je n’ai point vu la représentation donnée à Genève ; je ne sors guère de mon lit depuis longtemps, mais je sais qu’on a joué la pièce d’après l’édition des Cramer, et je suis un peu déshonoré à Paris par l’édition de Duchesne.

 

          Au reste, mes anges ne manqueront pas de pièces de théâtre. M. de Chabanon est bien avancé ; la Harpe vient demain travailler chez moi. Si je vous suis inutile, mes élèves ne vous le seront pas.

 

          J’espère enfin qu’Elie de Beaumont va faire jouer la tragédie des Sirven. Il est comme moi : il a été accablé de tracasseries et de chagrins, mais il travaille à sa pièce.

 

          Vous m’assurez, mes divins anges, que M. le duc de Praslin trouve bon que j’emploie la protection dont il m’honore auprès de M. du Clairon, commissaire de la marine à Amsterdam, au sujet de ces lettres défigurées que l’éditeur de Rousseau a imprimées, et des notes infâmes dans lesquelles le seul Rousseau est loué, et presque toute la cour de France traitée d’une manière indigne et punissable. Ces notes ont été faites à Paris, et il ne serait pas mal de connaître le scélérat. Un mot d’un premier commis, au nom de M. le duc de Praslin, suffirait à M. du Clairon.

 

          Que mes anges agréent toujours ma tendresse inaltérable et respecteuse.

 

 

1 – Les Scythes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lacombe.

 

3 Novembre (1).

 

 

          Je me flatte, monsieur, qu’il y a en chemin quelque paquet de vous, et que vous n’avez pas abandonné mon ami.

 

          Je vous prie de me dire quel est l’auteur des Plagiats de J.-J. Rousseau (2). Ce livre se débite chez Durand, rue Saint-Jacques. Faites-moi le plaisir de vous en informer.

 

          Savez-vous quel est l’imprimeur du procès de l’ingrat Jean-Jacques contre son bienfaiteur M. Hume ? On dit que les pièces du procès couvrent Jean-Jacques de ridicule et d’opprobre, et qu’enfin ce Diogène génevois est démasqué.

 

          Adieu, monsieur, n’oubliez pas un homme qui vous aime véritablement.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Dom Cajot, bénédictin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

A Ferney, 3 Novembre 1766.

 

 

          Vous êtes donc, monsieur, tout à travers les ruines de l’empire romain, et vous faites pleurer votre Eudoxie sur les décombres de Rome. Quand aurai-je le plaisir de mêler mes larmes aux siennes ? Quand pourrai-je lire cet ouvrage, auquel je m’intéresse presque autant qu’à son auteur ? Quelque bon qu’il soit, il sera fort difficile qu’il soit aussi aimable que vous.

 

          Vous prétendez donc que j’ai été amoureux dans mon temps tout comme un autre ? vous pourriez ne vous pas tromper. Quiconque peint les passions les a ressenties, et il n’y a guère de barbouilleur qui n’ait exploité ses modèles. Voyez J.-J. Rousseau : il traîne avec lui la belle mademoiselle Levasseur, sa blanchisseuse, âgée de cinquante ans, à laquelle il a fait trois enfants, qu’il a pourtant abandonnés pour s’attacher à l’éducation du seigneur Emile, et pour en faire un bon menuisier. C’est un grand charlatan et un grand misérable que ce Jean-Jacques Rousseau. J’aime mieux la charlatane mademoiselle Durancy, qui enchante le public, et à laquelle vous confierez probablement le rôle d’Eudoxie ou Eudocie.

 

          Jouissez, monsieur, de tous vos talents, qui font votre gloire et votre bonheur. Jouissez de vos passions, partagez-vous entre le travail et les plaisirs, et n’oubliez pas un vieux solitaire si sensiblement pénétré de tout ce que vous valez.

 

          Madame Denis vous fait mille tendres compliments.

 

 

 

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