LES HONNÊTETÉS LITTÉRAIRES - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

LES HONNÊTETÉS LITTÉRAIRES - Partie 3

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LES HONNÊTETÉS LITTÉRAIRES.

 

 

 

 

 

 

HUITIÈME HONNÊTETÉ.

 

 

 

          Un homme d’un génie vaste, d’une érudition immense, d’un travail infatigable, et dont le nom perce dans l’Europe, du sein de la retraite la plus profonde (1), entreprend le plus grand et le plus difficile ouvrage dont la littérature ait jamais été honorée ; le meilleur géomètre de la France se joint à lui. Ce géomètre (2), qui unit à la délicatesse de Fontenelle la force que Fontenelle n’a pas, donne un plan de cette célèbre entreprise, et ce plan vaut lui seul une Encyclopédie. Un homme d’un nom illustre, qui s’est consacré aux lettres toute sa vie, physicien exact, métaphysicien profond, très versé dans l’histoire et dans les autres genres (3), fait lui seul près du quart de cet ouvrage utile ; des hommes savants, des hommes de génie s’y dévouent ; d’anciens militaires, d’anciens magistrats, d’habiles médecins, des artistes même y travaillent avec succès, et tous dans la vue de laisser à l’Europe le dépôt des sciences et des arts, sans aucun intérêt, sans vain amour-propre. Ce n’est que malgré eux que le libraire a publié leurs noms. M. de Voltaire surtout avait prié que son nom ne parût point. Quelle a été la reconnaissance de certains hommes, soi-disant gens de lettres, pour une entreprise si avantageuse à eux-mêmes ? celle de la décrier, de diffamer les auteurs, de les poursuivre, de les accuser d’irréligion et de lèse majesté.

 

 

1 – D’Alembert.

2 – Jaucourt.

3 – L’abbéYvon. (G.A.)

 

 

 

 

 

NEUVIÈME HONNÊTETÉ.

 

 

 

          Maître Abraham Chaumeix (je ne sais qui c’est), ayant demandé à travailler à ce grand ouvrage, et ayant été éconduit, comme de raison, ne manqua pas de dénoncer juridiquement les auteurs. Il soupçonne que celui qui a principalement contribué à le faire refuser, a composé l’article Ame, et que puisqu’il est son ennemi, il est athée ; il le dénonce donc juridiquement comme tel. Il se trouve que l’auteur de l’article est un bon docteur de Sorbonne très pieux (1). Il est très étonné d’apprendre qu’il est accusé de nier l’existence de Dieu et celle de l’âme ; et il conclut que si Abraham Chaumeix a une âme, elle est un peu dure et fort ignorante.

 

          Abraham, pour se dépiquer, va se faire maître d’école à Moscou. Que son âme y repose en paix !

 

 

1 – Saint-Foix, auteur des Essais sur Paris. (G.A.)

 

 

 

 

 

DIXIÈME HONNÊTETÉ.

 

 

 

          Un gentilhomme de Bretagne, qui a fait des comédies charmantes (1), nous a donné des anecdotes très curieuses sur la ville de Paris et sur l’histoire de France, imprimées avec privilège, et surtout avec celui de l’approbation publique ; aussitôt les auteurs de je ne sais quelles feuilles (2) (car je ne lis point les feuilles), écrivent dans ces feuilles, dédiées à la cour, à douze sous par mois, que l’auteur est incontestablement déiste ou athée, et qu’il est impossible que cela ne soit pas, puisqu’il a dit que Maugiron, Quélus et Saint-Mégrin, tué sous le règne de Henri III, furent enterrés dans l’église de Saint-Paul, et qu’on n’avait pas voulu inhumer une vieille femme dans la rue de l’Arbre-Sec avant qu’on eût vu son testament.

 

          Le Breton, qui n’entend point raillerie, fait assigner au Châtelet les auteurs des feuilles, par devant le lieutenant criminel, en réparation d’honneur et de conscience, au mois de juin 1763. Les folliculaires civilisent l’affaire, et sont forcés de demander pardon de leur incivilité.

 

 

1 – Ce sont les auteurs du Journal chrétien. Or, ce journal n’étant pas bon, on a dit qu’il était mauvais chrétien.

2 – Palissot, auteur de la comédie des Philosophes. (G.A.)

 

 

 

 

 

ONZIÈME HONNÊTETÉ.

 

 

 

          Un auteur (1), qui n’aimait pas ceux du grand et utile ouvrage dont on a déjà parlé, les prostitue sur le théâtre et les introduit volant dans la poche. Ce n’est pas ainsi que Molière a peint Trissotin et Vadius. On me dira que les galériens du temps du roi Charles VII, condamnés pour crime de faux, ayant obtenu leur grâce de leur bon roi, lui volèrent tout son bagage, comme il est rapporté dans l’abbé Trithème, page 329 ; mais on m’avouera que ceux qui font aujourd’hui honneur à la littérature française, ne sont point des coupeurs de bourses, et que d’ailleurs ce trait n’est pas assez plaisant.

 

 

1 – Lettres à un Américain sur l’Histoire naturelle de Buffon, par l’abbé de Lignac, 1751. (G.A.)

 

 

 

 

 

DOUZIÈME HONNÊTETÉ.

 

 

 

          Des folliculaires à la petite semaine ont imprimé que M. d’Alembert est un Rabzacès, un Philistin, un Amorrhéen, une bête puante ; je ne sais pas précisément pourquoi ; mais Rabzacès signifie grand échanson en syriaque. Or, M. d’Alembert n’est pas un grand échanson ; c’est même l’homme du monde qui verse le moins à boire. Il ne peut être à la fois Rabzacès, Syrien, Philistin ou Amorrhéen ; il n’est ni bête ni puant ; je sais seulement qu’il est un des plus grands géomètres, un des plus beaux esprits, et une des plus belles âmes de l’Europe ; ce qu’on n’a jamais dit de Rabzacès.

 

 

 

 

 

TREIZIÈME HONNÊTETÉ.

 

 

 

          Les folliculaires ont eu d’aussi étranges honnêtetés pour M. de Montesquieu et pour M. de Buffon (1). On a écrit contre l’une des lettres du Pérou, qui n’ont pas dû être un Pérou pour l’auteur. On a prouvé à l’autre qu’il était déiste ou athée, cela est égal, parce qu’il avait loué les stoïciens ; et on l’a prouvé tout comme le révérend père Hardouin, de la société de Jésus, avait démontré que Pascal, Nicole, Arnault et Malebranche n’ont jamais cru en Dieu (2).

 

Qui méprise Cotin n’estime point son roi,

Et n’a, selon Cotin, ni dieu, ni foi, ni loi.

 

 

1 – Voyez, dans le Siècle de Louis XIV, le Catalogue des écrivains, article HARDOUIN. (G.A.)

2 – Hume. Voyez la Correspondance, 1766. (G.A.)

 

 

 

 

 

QUATORZIÈME HONNÊTETÉ.

 

 

 

          En voici une d’un goût nouveau : Jean-Jacques Rousseau, qui ne passe ni pour le plus judicieux, ni pour le plus conséquent des hommes, ni pour le plus modeste, ni pour le plus reconnaissant, est mené en Angleterre par un protecteur (1) qui épuise son crédit pour lui faire obtenir une pension secrète du roi. Jean-Jacques trouve la pension secrète un affront. Aussitôt il écrit une lettre, dans laquelle il sacrifie l’éloquence et le goût à son ressentiment contre son bienfaiteur. Il pousse trois arguments contre ce bienfaiteur, M. Hume, et à chaque argument il finit par ces mots : « Premier soufflet, second soufflet, troisième soufflet sur la joue de mon patron. » Ah ! Jean-Jacques ! trois soufflets pour une pension ! c’est trop !

 

Tudieu, l’ami, sans nous rien dire,

Comme vous baillez des soufflets.

 

AMPHITRYON, acte I, sc. II.

 

          Un Génevois qui donne trois soufflets à un Ecossais ! cela fait trembler pour les suites. Si le roi d’Angleterre avait donné la pension, sa majesté aurait eu le quatrième soufflet. C’est un terrible homme que ce Jean-Jacques ! il prétend, dans je ne sais quel roman intitulé Héloïse ou Aloïsia (2), s’être battu contre un seigneur anglais de la chambre haute, dont il reçut ensuite l’aumône. Il a fait, on le sait, des miracles à Venise ; mais il ne fallait pas calomnier les gens de lettres à Paris. Il y a de ces gens de lettres qui n’attaquent jamais personne, mais qui font une guerre bien vive quand ils sont attaqués, et Dieu est toujours pour la bonne cause.

 

          Un des offensés s’amusa à le dessiner par les coups de crayon que voici :

 

Cet ennemi du genre humain,

Singe manqué de l’Arétin,

Qui se croit celui de Socrate :

Ce charlatan trompeur et vain,

Changeant vingt fois son mithridate ;

Ce basset hargneux et mutin

Bâtard du chien de Diogène,

Mordant également la main

Ou qui le fesse, ou qui l’enchaîne,

Ou qui lui présente du pain.

 

          Les honnêtetés de Jean-Jacques lui ont attiré, comme on le voit, de très grandes honnêtetés. Il y a de la justice dans le monde ; et, pour peu que vous soyez poli, vous trouvez à coup sûr des gens fort polis, qui ne sont pas en reste avec vous. Cela compose une société charmante.

 

 

1 – Voyez les Lettres sur la Nouvelle Héloïse. (G.A.)

2 – C’est Robinet qui publia ce recueil de Lettres de Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

QUINZIÈME HONNÊTETÉ.

 

 

 

          Une honnêteté nouvelle, et dont on ne s’était pas encore avisé dans la littérature, c’est d’imprimer des lettres sous le nom d’un auteur connu, ou de falsifier celles qui ont couru dans le monde par la trop grande facilité de quelques amis, et d’insérer dans ces lettres les plus énormes platitudes avec les calomnies les plus insolentes. C’est ainsi qu’en dernier lieu on a imprimé à Amsterdam, sous le titre de Genève, de prétendues Lettres secrètes de l’auteur de la Henriade (1), lesquelles lettres, si elles étaient secrètes, ne devaient pas être publiques. Il y a surtout dans ces lettres secrètes un correspondant nommé le comte de Bar-sur-Aube, qui est un homme sûr ; mais, comme il n’y a jamais eu de comte de Bar-sur-Aube, on ne peut pas avoir grande foi à ces Lettres secrètes.

 

          Ensuite le nommé Schneider, libraire d’Amsterdam, a débité, sous le nom de Genève, les Lettres du même homme à ses amis du Parnasse (2) : c’est là le titre. Il se trouve que ces amis du Parnasse sont le roi de Pologne, le roi de Prusse, l’électeur palatin, le duc de Bouillon, etc. Outre la décence de ce titre, on fait dire dans ces lettres à l’auteur de la Henriade et du Siècle de Louis XIV, qu’à la cour de France il y a d’agréables commères qui aiment Jean-Jacques Rousseau comme leur toutou. On ajoute à ces gentillesses des notes infâmes contre des personnes respectables ; et il y a surtout trois lettres à un chevalier de Bruan, qui n’a jamais existé, et qu’on appelle mon cher Philinte. L’éditeur doute si ces trois lettres sont de M. de Montesquieu ou de M. de Voltaire, quoique aucun de leurs laquais n’eût voulu les avoir écrites (3). On a déjà dit ailleurs que ces bêtises se vendent à la foire de Leipsick, comme on vend du vin d’Orléans pour du vin de Pontac. Il est bon d’en avertir ceux qui ne sont pas gourmets.

 

 

1 – Recueillies par le même Robinet. Voyez l’Appel au public. (G.A.)

2 – Voici quelques lignes de la dernière à mon cher Philinte : « Il est impossible qu’il y ait un grand homme parmi nos rois, puisqu’ils sont abrutis et avilis dès le berceau par une foule de scélérats qui les environne, et qui les obsède jusqu’au tombeau. »

C’est ainsi qu’on parle des ducs de Montausier et de Beauvilliers, des Bossuet et des Fénelon, et de leurs successeurs ; cela s’appelle écrire avec noblesse, et soutenir les droits de l’humanité. C’est là le style ferme de la nouvelle éloquence.

3 – Angliviel. (G.A.)

 

 

 

SEIZIÈME HONNÊTETÉ.

 

 

 

          Il est encore plus utile d’avertir ici que le style simple, sage et noble, orné, mais non surchargé de fleurs, qui caractérisait les bons auteurs du siècle de Louis XIV, paraît aujourd’hui trop froid et trop rampant aux petits auteurs de nos jours ; ils croient être éloquents, lorsqu’il écrivent avec une violence effrénée ; ils pensent être des Montesquieu, quand ils ont à tort et à travers insulté quelques cours et quelques ministres du fond de leurs greniers, et qu’ils ont entassé sans esprit injure sur injure ; ils croient être des Tacite, lorsqu’ils ont lancé quelques solécismes audacieux à des hommes dont les valets de chambre dédaigneraient de leur parler : ils s’érigent en Catons et en Brutus la plume à la main. Les bons écrivains du siècle de Louis XIV ont eu de la force ; aujourd’hui on cherche des contorsions.

 

          Qui croirait qu’un gredin ait imprimé en 1752, dans un livre intitulé mes pensées, les mots que voici, et qu’il croyait dans le vrai goût de Montesquieu ?

 

          « Une république qui ne serait formée que de scélérats du premier ordre produirait bientôt un peuple de sages, de conquérants, et de héros. Une république fondée par Cartouche aurait eu de plus sages lois que la république de Solon. La mort de Charles Ier a fait plus de bien à l’Angleterre que n’en aurait fait le règne le plus glorieux de ce prince.

 

          Les forfaits de Cromwell sont si beaux, que l’enfant bien né n’entend point prononcer le nom de ce grand homme sans joindre les mains d’admiration. »

 

          Ces pensées ont été pourtant réimprimées ; et l’auteur, à la seconde édition, mettait au titre septième édition, pour encourager à lire son livre. Il le dédiait à son frère. Il signait Gonia Palaios. Gonia signifie angle ; Palaios, vieux. Son nom en effet est l’Anglevieux (1). Il s’est fait appeler La Beaumelle. C’est lui qui a falsifié les Lettres de madame de Maintenon, et qui a rempli les Mémoires de Maintenon de contes absurdes et des anecdotes les plus fausses.

 

 

1 – Budé de Boisy. (G.A.)

 

 

 

 

 

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