CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 48

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 48

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DE VOLTAIRE.

 

4 de Novembre 1767.

 

 

          Mon cher philosophe (car il faut toujours vous appeler de ce nom respectable que la cour ne respecte guère), le philosophe M. de Chabanon aura dont le bonheur de vous embrasser ! Vous lèverez donc les épaules ensemble sur l’avilissement où l’on veut jeter les lettres, sur la conspiration contre la raison et contre la liberté, sur les sottises dont vous êtes environné, sur la barbarie où l’on va nous replonger, si vous n’y mettez ordre.

 

          M. de Chabanon a un beau plan de tragédie (1), et a fait un premier acte qui annonce le succès des quatre autres ; mais pour qui travaille-t-il ! quels comédiens et quels spectateurs ! Le temps des beaux-arts est passé et la philosophie, qui faisait l’honneur de ce siècle, est persécutée. La Sorbonne est dans la boue ; mais les gens de lettres sont sub gladio. L’approbateur de Bélisaire (2) est toujours destitué. Rien ne marque plus le dessein formé d’empêcher la nation de penser. C’était tout ce qui lui restait. Battue par le prince de Brunswick et par le margrave de Brandebourg, par les Anglais et par le roi de Maroc, sans argent, sans commerce, et sans crédit, si elle ne se met pas à penser, que deviendra-t-elle ? Votre cour de parlement fait conduire en place de Grève un lieutenant-général avec bâillon en bouche, sans daigner alléguer le moindre délit : on coupe la main, la langue et la tête à un jeune gentilhomme à Abbeville et on jette tout cela dans un grand feu, pour n’avoir pas salué des capucins et pour avoir chanté deux vieilles chansons ; et les gens coupables de ces assassinats judiciaires sont honorés ! Vraiment, après cela, il faut boucher les yeux, les oreilles, et l’entendement d’une nation ; mais on n’y parviendra pas. Les hommes s’éclaireront malgré les tigres et les singes. Vous ne voulez pas être martyr, mais soyez confesseur. Vos paroles feront plus d’effet qu’un bûcher. Mon cher philosophe, criez toujours comme un diable.

 

          Je vous aime autant que je hais ces monstres.

 

 

1 – Toujours Eudoxie. (G.A.)

2 – Bret. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

26 de Décembre 1767.

 

 

          Sur une lettre que frère Damilaville m’a écrite, j’ai envoyé, mon cher frère, chercher dans tout Genève les lettres qui pouvaient vous être adressées ; on n’a trouvé que l’incluse. Vous savez que je ne vais jamais dans la ville sainte où Jésus-Christ ne passe pas plus pour Dieu que Riballier et Cogé ne passent à Paris pour être des gens d’esprit et d’honnêtes gens. Je ne sais quel démon a soufflé depuis quinze ans sur les trois quarts de l’Europe, mais la foi est anéantie. Mon cœur en est aussi navré que le vôtre. Les jansénistes sont aussi méprisés que les jésuites sont abhorrés. La totale interruption du commerce entre Genève et la France a empêché vos sages lettres sur les jansénistes (1) d’entrer dans le royaume. La douane des pensées les a saisies à Lyon. L’imprimeur jette les hauts cris et s’en prend à moi. Consolons-nous ; un temps viendra où il sera permis de penser en honnête homme.

 

          J’ai écrit, il y a longtemps, à M. le duc de Choiseul, en faveur de frère Damilaville ; point de réponse. Un Cromelin, agent de Genève, qui va tous les mardis dîner à Versailles, avec deux laquais à cannes derrière son fiacre, a persuadé aux premiers commis que je prenais le parti des représentants (2) : c’est comme si on disait que vous favorisez les capucins contre les cordeliers. Il y a deux ans que je ne bouge de ma chambre, et trois mois que je suis dans mon lit ; mais nous autres pauvres diables de gens de lettres nous sommes faits pour être calomniés.

 

          Ne voilà-t-il pas encore qu’on m’impute une épigramme contre la maîtresse et les vers  de M. Dorat ; cela est très impertinent (3) : je ne connais ni sa maîtresse ni les vers qu’il a faits pour elle. Ce qui me fâche le plus, c’est que les cuistres les fanatiques, les fripons, sont unis, et que les gens de bien sont dispersés, isolés, tièdes, indifférents, ne pensant qu’à leur petit bien-être ; et, comme dit l’autre, ils laissent égorger leurs camarades, et lèchent leur sang. Cela n’empêchera pas M. Chardon de rapporter l’affaire des Sirven. C’est un nouveau coup de massue porté au fanatisme, qui lève encore la tête dans la fange où il est plongé. Hercule, ameutez des Hercules. Encore une fois, c’est l’opinion qui gouverne le monde, et c’est à vous de gouverner l’opinion.

 

          Qui vous aime et qui vous regrette plus que moi ? personne.

 

 

1 – Les deux Lettres au conseiller. (G.A.)

2 – C’est-à-dire, le parti de la bourgeoisie. (G.A.)

3 – L’épigramme était de La Harpe. Voyez les Mémoires secrets, 8 Décembre 1767. (G.A.)

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 18 de janvier 1768.

 

 

          J’ai reçu, mon cher et illustre maître, la lettre de Genève que vous avez bien voulu m’envoyer, et que j’aurais laissée à la poste de Genève, si j’avais pu deviner le peu d’importance du sujet. J’ai reçu aussi certaines Lettres sur Rabelais (1) qui me paraissent de son arrière-petit-fils, à qui le ciel a donné le précieux avantage de se moquer de tout comme son bisaïeul, mais de s’en moquer avec plus de finesse et de goût. Ces lettres me rappellent un certain Dîner du comte de Boulainvilliers (2) auquel j’assistai il y a quelques jours, et dont j’aurais bien voulu que vous eussiez été un des convives ; on y traita fort gaiement des matières très sérieuses, entre la poire et le fromage. Jean-Jacques n’est pas aussi gai ; il veut à présent retourner en Angleterre : il mande à M. Davenport (3) (c’est le bon M. Hume qui me l’écrit) qu’il est le plus malheureux de tous les hommes, et qu’il désire de retourner avec lui. M. Davenport y a consenti : ainsi l’Angleterre aura le bonheur de le posséder encore une fois, à condition que ce ne sera pas pour longtemps. M. Hume me mande, dans la même lettre, que ce pauvre fou travaille actuellement à ses mémoires, dont le premier volume a été fait en Angleterre, et qui doivent en avoir treize ou quatorze (il ne me dit pas si c’est in-folio ou in-24) ; l’Histoire romaine n’en a pas tant. Il est vrai que ce qui regarde ce grand philosophe est absolument la nature entière pour lui, et je lui conseillerais d’intituler son bel ouvrage, Histoire universelle, ou Mémoires de J.J. Rousseau. M. Hume, dans la même lettre où il me parle de cet homme, me charge de le rappeler dans votre souvenir, et de vous assurer de tous ses sentiments et de son admiration pour vous. Il craint que vous ne soyez mécontent de ce qu’il n’a pas répondu à la lettre que vous lui avez écrite (4) au sujet de Jean-Jacques ; mais il m’assure qu’il n’a eu connaissance de cette lettre que par l’impression, chez un libraire d’Ecosse, où il l’a trouvée longtemps après qu’elle eut paru, et qu’il était alors trop tard pour y répondre, d’autant plus qu’il n’avait aucune preuve que cette lettre lui fût réellement adressée par vous.

 

          Adieu, mon cher et illustre confrère. M. de La Harpe, avec qui j’ai le plaisir de parler souvent de vous, pourra vous dire combien je vous suis attaché, et combien je suis votre à la vie et à la mort. Vale et me ama. L’affaire du pauvre Damilaville ne finit point ; cela n’est-il pas odieux ? Vous devriez bien écrire à M. d’Ormesson, intendant des finances ; le succès de cette affaire dépend de lui. Iterum vale.

 

 

1 – Voyez, Lettres à S.A.S. le prince de ***. (G.A.)

2 – Voyez aux DIALOGUES. (G.A.)

3 – Cette lettre n’est pas recueillie dans les Œuvres de Rousseau. (G.A.)

4 – Le 24 Octobre 1766. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 18 de Février 1768.

 

 

          Marmontel vient de me dire, mon cher et illustre maître, que vous vous plaignez de mon silence ; et ce reproche m’afflige d’autant plus, que je ne crois pas l’avoir mérité. Il faut que vous n’ayez pas reçu une lettre que je vous ai écrite huit à dix jours avant le départ de M. de La Harpe, c’est-à-dire il y a environ trois semaines, et depuis laquelle je n’en ai reçu aucune de vous ; ainsi vous voyez que, si je vous parais négligent, c’est la faute de la poste, et non la mienne. Je vous parlais dans cette lettre d’un certain Dîner auquel on assure qu’une personne de votre connaissance a assisté. Comme je sais positivement le contraire, je soutiens, j’ai soutenu, et je soutiendrai à tout le monde, que rien n’est plus faux, et que le convive qui a assisté à ce Dîner, et qui vient de nous en donner les actes, est, comme le savent tous les gens instruits, le sieur Saint-Hyacinthe, fils ou bâtard de Bossuet, que son père aurait fait mettre à Saint-Lazare, s’il avait pu prévoir qu’il dînat en si dangereuse compagnie.

 

          Vous savez sans doute la grande nouvelle de l’excommunication (1) de l’infant duc de Parme par notre saint père le pape, pour avoir attaqué l’immunité des biens ecclésiastiques. Il me semble que notre mère sainte Eglise travaille d’un côté à jeter elle-même sa maison à bas, tandis que les philosophes y mettent le feu de l’autre. Oh ! que le saint-siège entend bien ses affaires ! Les mécréants seraient tentés de dire à Clément XIII ce que disait Timon le Misanthrope à Alcibiade : « Que je suis content de te voir à la tête du gouvernement ! tu me feras raison de toute la canaille athénienne. »

 

          On a affiché, non pas à la porte de l’Académie française précisément, mais à la porte du Louvre la plus proche, le beau et long mandement du révérendissime père en Dieu Christophe de Beaumont contre Bélisaire. Quelqu’un (assez mauvais plaisant) s’est avisé d’écrire au bas, Défense de faire ici ses ordures. Le suisse du Louvre a effacé cet avis, disant que la défense était inutile, et que personne ne s’était jamais avisé de venir faire ses ordures en cet endroit-là. Vous saurez au reste que, dans ce beau mandement, l’intolérance est prêchée avec la plus grande fureur. Voilà donc les pauvres Sirven déboutés de leur demande. O temps ! ô mœurs ! Adieu, mon cher ami ; il faut pleurer sur le sort de Jérusalem ; j’essuierai pourtant mes larmes, si vous m’assurez que vous m’aimez toujours, et si vous êtes bien persuadé de mon tendre et sincère dévouement.

 

          M. de La Harpe peut vous avoir dit combien je suis tuus ex animo. Dites-lui, je vous prie, que je n’oublierai point son affaire, et que M. de Boullongne me promet toujours, mais n’a encore rien fini, à mon très grand regret. Vale, vale.

 

 

1 – 30 Janvier. Voyez le Précis du Siècle de Louis XV, chap. XXXIX. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 5 d’avril 1768.

 

 

          Mon cher et ancien ami, j’ai une grâce à vous demander, que je souhaite fort que vous ne me refusiez pas, mais sur laquelle pourtant je serais fâché de vous contraindre. Il y a ici un jeune Espagnol (1) de grande naissance et de plus grand mérite, fils de l’ambassadeur d’Espagne à la cour de France, et gendre du comte d’Aranda, qui a chassé les jésuites d’Espagne. Vous voyez déjà que ce jeune seigneur est bien apparenté, mais c’est là son moindre mérite ; j’ai peu vu d’étrangers de son âge qui aient l’esprit plus juste, plus net, plus cultivé, et plus éclairé : soyez sûr que, tout jeune, tout grand seigneur, et tout Espagnol qu’il est, je n’exagère nullement. Il est près de retourner en Espagne, et il est tout simple que, pensant comme il fait, il désire de vous voir et de causer avec vous. Il sait que vous êtes seul à Ferney, et que vous voulez y être seul ; aussi ne veut-il point vous incommoder. Il se propose de demeurer à Genève quelques jours, et d’aller de là converser avec vous aux heures qui vous gêneront le moins. Ce qu’il vous dira de l’Espagne vous fera certainement plaisir ; il est destiné à en occuper un jour de grandes places, et il peut y faire un grand bien. Je dois ajouter qu’il aura avec lui un autre jeune seigneur espagnol, nommé le duc de Villa-Hermosa, que je ne connais point, mais qui doit avoir du mérite, puisqu’il est ami de M. le marquis de Mora : c’est le nom de celui qui désire de vous voir. Il vous verra avec son ami, si cela ne vous gêne pas trop ; sinon M. le marquis de Mora vous ira voir tout seul. Je puis vous répondre que quand vous l’aurez vu, vous me remercierez de vous l’avoir fait connaître. Faites-moi, je vous prie, un mot de réponse ostensible, soit pour accepter ce que je vous propose, soit pour le refuser honnêtement : ce qui m’affligerait, je vous l’avoue, sans cependant que je vous en susse mauvais gré, ni M. de Mora non plus. Il compte partir le 20 de ce mois ; ainsi je vous prie de m’écrire un mot avant ce temps-là. Oh ! qu’un jeune étranger comme celui-là fait de honte à nos freluquets welches ! Adieu, mon cher maître ; portez-vous bien, et aimez-moi toujours.

 

 

1 – Le marquis de Mora, amant de mademoiselle de Lespinasse. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 23 d’Avril 1768.

 

 

          Mon cher et illustre confrère, M. le marquis de Mora que je vous ai déjà tant annoncé, et que je ne vous ai pas annoncé autant qu’il le mérite, veut bien se charger de vous remettre cette lettre, dont il n’aura pas besoin, quand vous aurez causé un quart d’heure avec lui. Vous trouverez en lui un esprit et un cœur selon le vôtre, juste, net, sensible, éclairé, et cultivé, sans pédanterie et sans sécheresse. M. le duc de Villa-Hermosa, qui voyage avec M. le marquis de Mora, désire et mérite de partager avec lui la satisfaction de vous voir. Je vous l’ai dit, mon cher maître, vous me remercierez d’avoir connu ces deux étrangers. Vous féliciterez l’Espagne de les posséder, et vous nous souhaiterez des grands seigneurs semblables à ceux-là, au lieu de nos conseillers de la cour, imbéciles et barbares, de nos danseuses, et de notre opéra-comique. Sur ce, mon cher et ancien ami, je vous demande votre bénédiction, et je vous renouvelle les assurances de mon dévouement et de ma sensibilité pour tout ce qui peut vous intéresser.

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

27 d’Avril 1768.

 

 

          Mon cher ami, mon cher philosophe, je suis tenté de croire que l’abbé de La Bletterie est en effet janséniste, tant il est orgueilleux. Son amour-propre, dévot ou non, a été extrêmement blessé d’un avis fort honnête qu’on lui avait donné dans un petit livre (1) dont on disait mal à propos que j’étais l’auteur. Voici une petite épigramme, ou soi-disant telle, qu’on m’envoie de Lyon sur son compte :

 

 

A M. L’ABBÉ DE LA BLETTERIE,

AUTEUR D’UNE VIE DE JULIEN ET DE LA TRADUCTION DE TACITE.

 

 

 

Apostat comme ton héros,

Janséniste signant la bulle,

Tu tiens de fort mauvais propos,

Que de bon cœur je dissimule.

Je t’excuse et ne me plains pas ;

Mais que t’a fait Tacite, hélas !

Pour le tourner en ridicule !

 

 

          On me consulte pour savoir s’il ne faudrait pas traduire en ridicule ; mais il y a si longtemps que je n’ai assisté aux assemblées de l’Académie que je ne saurais décider.

 

          D’ailleurs ma dévotion ne me permet guère d’examiner avec complaisance les épigrammes bonnes ou mauvaises contre mon prochain. Je sais qu’il y a des gens qui s’avisent de dire du mal de mes pâques ; c’est une pénitence qu’il faut que j’accepte pour racheter mes péchés. Le monde se plaira toujours à dénigrer les gens de bien, et à empoisonner leurs meilleures actions. Oui, j’ai fait mes Pâques, et qui plus est, j’ai rendu le pain bénit en personne ; il y avait une très bonne brioche pour le curé. J’aime à remplir tous mes devoirs ;  je n’admets plus aucun plaisir profane : j’ai purifié les habits sacerdotaux qui avaient servi à Sémiramis (2), en les donnant à la sacristie de ma chapelle : je pourrais bien même faire du théâtre une école pour les petits garçons, école dans laquelle je leur ferai apprendre l’agriculture. Après cela, je défierai hardiment les jansénistes et les molinistes, et si on continue à me calomnier, je mettrai ces nouvelles épreuves au pied de mon crucifix. Je prétends, quand je mourrai, vous charger de ma canonisation. En attendant, soyez sûr qu’il n’y a point de pénitent au monde qui vous aime autant que moi. Ma santé est bien faible ; je ne sais comment je pourrai faire les honneurs de ma retraite à ces deux aimables seigneurs espagnols que vous m’annoncez. Demandez-leur, je vous prie, la plus grande indulgence ; qu’ils songent qu’ils viennent voir don Quichotte faisant pénitence sur la montagne noire.

 

 

1 – Voyez le Portrait de l’empereur Julien, en tête du Discours de Julien. Il avait paru d’abord en 1767 dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)

2 – Sa troupe d’amateurs avait joué chez lui cette tragédie. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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