LES HONNÊTETÉS LITTÉRAIRES - Partie 1

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LES HONNÊTETÉS LITTÉRAIRES - Partie 1

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LES HONNÊTETÉS LITTÉRAIRES.

 

 

 

 

- 1767 -

 

 

 

 

[Dans cet écrit, Voltaire veut faire voir de quelle façon décente et polie les philosophes ont toujours été traités par leurs adversaires. Ses ennemis morts ou vivants et les ennemis de ses amis sont cités là chacun à son tour. A première vue, il semble que ces Honnêtetés seraient mieux à leur place dans la CRITIQUE LITTÉRAIRE ; mais comme les injures pour fait d’histoire sont celles qui sont relevées avec le plus de soin, on a toujours classé cet opuscule avec les Eclaircissements, la Défense de mon oncle, etc.

 

Il n’y a eu de publié par Voltaire en 1767 que vingt-six Honnêtetés. S’il s’en trouve ici vingt-sept, c’est que les éditeurs de Kehl ont baptisé du même nom le seizième des Fragments sur l’Histoire générale, publiés en 1773.] (G.A.)

 

 

 

___________

 

 

 

          On a déjà dit (1) qu’il est ridicule de défendre sa prose et ses vers quand ce ne sont que des vers et de la prose ; en fait d’ouvrages de goût, il faut faire, et ensuite se taire.

 

          Térence se plaint, dans ses prologues (2), d’un vieux poète qui suscitait des cabales contre lui, qui tâchait d’empêcher qu’on ne jouât ses pièces, ou de les faire siffler quand on les jouait. Térence avait tort, ou je me trompe. Il devait, comme l’a dit César (3), joindre plus de chaleur et plus de comique au naturel charmant et à l’élégance de ses ouvrages. C’était la meilleure façon de répondre à son adversaire.

 

          Corneille disait de ses critiques : S’ils me disent pois, je leur répondrai fèves. En conséquence il fit contre le modeste Scudéry (4) ce rondeau un peu immodeste :

 

 

Qu’il fasse mieux ce jeune jouvencel

A qui le ciel donne tant de martel,

Que d’entasser injure sur injure,

Rimer de rage une lourde imposture,

Et se cacher ainsi qu’un criminel.

Chacun connaît son jaloux naturel,

Le montre au doigt comme un fou solennel,

Et ne croit pas en sa bonne écriture

                    Qu’il fasse mieux.

 

Paris entier ayant vu son cartel,

L’envoie au diable, et sa muse au b…

Moi j’ai pitié des peines qu’il endure ;

Et comme ami je le prie et conjure,

S’il veut tenir un ouvrage immortel,

                    Qu’il fasse mieux.

 

 

          Il eut ensuite le malheur de répondre à l’abbé d’Aubignac, prédicateur du roi, qui faisait des tragédies comme il prêchait et qui, pour se consoler des sifflets dont on avait régalé sa Zénobie, se mit à dire des injures à l’auteur de Cinna. Corneille eût mieux fait de s’envelopper dans sa gloire et dans sa modestie, que de répondre fèves à l’abbé d’Aubignac qui lui avait dit pois.

 

          Racine, dans quelques-unes de ses préfaces, a fit sentir l’aiguillon à ses critiques  mais il était bien pardonnable d’être un peu fâché contre ceux qui envoyaient leurs laquais battre des mains à la Phèdre de Pradon, et qui retenaient les loges à la Phèdre de Racine pour les laisser vides, et pour faire accroire qu’elle était tombée. C’étaient là de grands protecteurs des lettres ; c’étaient le duc Zoïle, le comte Bavius, et le marquis Mévius.

 

          Molière s’y prit d’une autre façon. Cotin, Ménage, Boursault, l’avaient attaqué ; il mit Boursault, Cotin, et Ménage sur le théâtre.

 

          La Fontaine, qui a tant embelli la vérité dans plusieurs de ses fables, fit de très mauvais vers contre Furetière qui le lui rendit bien. Il en fit de fort médiocres contre Lulli, qui n’avait pas voulu mettre en musique son détestable opéra de Daphné, et qui se moqua de son opéra et de sa satire. J’aimerais mieux, dit-il, mettre en musique sa satire que son opéra.

 

          Rousseau le poète fit quelques bons vers et beaucoup de mauvais contre tous les poètes de son temps, qui le payèrent en même monnaie.

 

          Pour les auteurs qui, dans les discours préliminaires de leur tragédies ou comédies tombées dans un éternel oubli, entrent amicalement dans tous les détails de leurs pièces, vous prouvent que l’endroit le plus sifflé est le meilleur ; que le rôle qui a le plus fait bâiller est le plus intéressant ; que leurs vers durs, hérissés de barbarismes et de solécismes, sont des vers dignes de Virgile et de Racine : ces messieurs sont utiles en un point ; c’est qu’ils font voir jusqu’où l’amour-propre peut mener les hommes, et cela sert à la morale.

 

          M de Voltaire écrivit un jour : « La Henriade vous déplaît, ne la lisez point. Zaïre, Brutus, Alzire, Mérope, Sémiramis, Mahomet, Tancrède, vous ennuient, n’y allez pas. Le Siècle de Louis XIV vous paraît écrit d’un style ridicule, à la bonne heure ; vous écrivez bien mieux, et j’en suis fort aise. Je vous jure que je ne serai jamais assez sot pour prendre le parti de ma manière d’écrire contre la vôtre.

 

          Mais si vous accusez de mauvaise foi et de mensonges imprimés un historien impartial, amateur de la vérité et des hommes ; si vous imprimez et réimprimez-vous-mêmes des mensonges, soit par la noble envie qui ronge votre belle âme, soit pour tirer dix écus d’un libraire, je tiens qu’alors il faut éclaircir les faits. Il est bon que le public soit instruit, il s’agit ici de son intérêt. J’ai fort bien fait de produire le certificat du roi Stanislas (5), qui atteste la vérité de tous les faits rapportés dans l’Histoire de Charles XII. Les aboyeurs folliculaires sont confondus alors, et le public est éclairé.

 

          Si votre zèle pour la vérité et pour les mœurs va jusqu’à la calomnie la plus atroce, jusqu’à certaines impostures capables de perdre un pauvre auteur auprès du gouvernement et du monarque, il est clair alors que c’est un procès criminel que vous lui faites, et que le malheureux sifflé, opprimé, que vous voudriez encore faire pendre, doit au moins défendre sa cause avec toute la circonspection possible. »

 

          Je pense entièrement comme M. de Voltaire.

 

          Il me semble d’ailleurs que dans notre Europe occidentale tout est procès par écrit. Les puissances ont-elles une querelle à démêler, elles plaident d’abord par devant les gazetiers, qui les jugent en premier ressort, et ensuite elles appellent de ce tribunal à celui de l’artillerie.

 

          Deux citoyens ont-ils un différend sur une clause d’un contrat ou d’un testament, on imprime des factums, et des dupliques, et des mémoires nouveaux. Nous avons des procès de quelques bourgeois plus volumineux que l’Histoire de Tacite et de Suétone. Dans ces énormes factums, et même à l’audience, le demandeur soutient que l’intimé est un homme de mauvaise foi, de mauvaises mœurs, un chicaneur, un faussaire : l’intimé répond avec la même politesse. Le procès de mademoiselle La Cadière et du R.P. Girard contient sept gros volumes (6), et l’Enéide n’en contient qu’un petit.

 

          Il est donc permis à un malheureux auteur de bagatelles de plaider par devant trois ou quatre douzaines de gens oisifs qui se portent pour juges des bagatelles, et qui forment la bonne compagnie, pourvu que ce soit honnêtement, et surtout qu’on ne soit point ennuyeux, car, si dans ces querelles l’agresseur a tort, l’ennuyeux l’a bien davantage.

 

          J’ai lu autrefois une Epître sur la calomnie (7) ; j’en ignore l’auteur, et je ne sais si son style n’est pas un peu familier ; mais les derniers vers m’ont paru faits pour le sujet que je traite :

 

 

Voici le point sur lequel je me fonde ;

On entre en guerre en entrant dans le monde.

Homme privé, vous avez vos jaloux,

Rampants dans l’ombre, inconnus comme vous,

Obscurément tourmentant votre vie.

Homme public, c’est la publique envie

Qui contre vous lève son front altier.

Le coq jaloux se bat sur son fumier,

L’aigle dans l’air, le taureau dans la plaine.

Tel est l’état de la nature humaine.

La jalousie et tous ses noirs enfants

Sont au théâtre, au conclave, aux couvents.

 

Montez au ciel ; trois déesses rivales

Y vont porter leur haine et leurs scandales (8) ;

Et le beau ciel de nous autres chrétiens

Tout comme l’autre eut aussi ses vauriens.

Ne voit-on pas chez cet atrabilaire

Qui d’Olivier fut un temps secrétaire (9),

Ange contre ange, Uriel et Nisroc,

Contre Arioc, Asmodée et Moloc,

Couvrant de sang les célestes campagnes,

Lançant des rocs, ébranlant des montagnes,

De purs esprits qu’un fendant coupe en deux,

Et du canon tiré de près sur eux ;

Et le Messie allant dans une armoire

Prendre sa lance, instrument de sa gloire ?

Vous voyez bien que la guerre est partout.

Point de repos ; cela me pousse à bout.

Hé quoi ! toujours alerte, en sentinelle !

Que devient donc la paix universelle

Qu’un grand ministre en rêvant proposa,

Et qu’Irénée (10) aux sifflets exposa,

Et que Jean-Jacques orna de sa faconde,

Quand il faisait la guerre à tout le monde (11) ?

(12) O Patouillet ! ô Nonotte et consorts !

O mes amis ! la paix est chez les morts.

Chrétiennement mon cœur vous la souhaite.

Chez les vivants où trouver sa retraite !

Où fuir ? que faire ? à quel saint recourir ?

Je n’en sais point, il faut savoir souffrir (13).

 

 

          Mais, dit-on, Bernard de Fontenelle, après avoir fait quelques épigrammes assez plates contre Nicolas Boileau et contre Racine, ne répondit rien au mauvais livre (14) du R.P. Balthus de la société de Jésus, qui l’accusait d’athéisme pour avoir rédigé en bon français et avec grâce le livre latin très savant, mais un peu pesant, de Van Dale ; c’est que les RR. PP. Lallemant et Doucin, de la société de Jésus, firent dire à M. de Fontenelle, par M. l’abbé de Tilladet (15), que s’il répondait on le mettrait à la Bastille ; c’est que, plus de vingt ans après, le R.P. Letellier persécuta Fontenelle, qu’il accusa d’avoir engagé Dumarsais à répondre (16) ; c’est que Dumarsais était perdu sans le président de Maisons (17), et Fontenelle sans M. d’Argenson, comme on l’a déjà dit ailleurs et comme Fontenelle le fait entendre lui-même dans le bel éloge de M. d’Argenson le garde des sceaux (18).

 

          Mais à présent que le R.P. Letellier ne distribue plus de lettres de cachet, je pose qu’il n’est pas absolument défendu à un barbouilleur de papier, soit mauvais poète, soit plat prosateur, du nombre desquels j’ai l’honneur d’être, d’exposer les petites erreurs dans lesquelles des gens de bien sont depuis peu tombés, soit en inventant, soit en rapportant des calomnies absurdes, soit en falsifiant des écrits, soit en contrefaisant le style et jusqu’au nom de leurs confrères qu’ils ont voulu perdre ; soit en les accusant d’hérésie, de déisme, d’athéisme, à propos d’une recherche d’anatomie, ou de quelques vers de cinq pieds, ou de quelque point de géographie. M. Jean-George Le Franc, évêque du Puy, dit, par exemple, dans une pastorale, à la page 6, « qu’on s’est armé contre le christianisme dans la grammaire. » On n’avait pas encore entendu dire que le substantif et l’adjectif, quand ils s’accordent en genre, en nombre et en cas, conduisent droit à nier l’existence de Dieu.

 

          Je vais, pour l’édification du public, rassembler, preuves en main, quelques tours de passe-passe dans ce goût, qui ont illustré en dernier lieu la littérature. Ce petit morceau pourra être utile à ceux qui entrent dans la carrière heureuse des lettres. C’est un Compendium de traits d’érudition, de droiture et de charité, qui me fut envoyé il y a quelque temps par un bon ami, sous le titre de Nouvelles honnêtetés littéraires.

 

 

 

1 – Voyez au THÉÂTRE, le Discours préliminaire en tête d’Alzire. (G.A.)

2 – Voyez l’Andrienne. (G.A.)

3 – Voyez la Vie de Térence, attribuée à Suétone. (G.A.)

4 – Ou plutôt, contre Mairet. (G.A.)

5 – Voyez l’Avis important, en tête de l’Histoire de Charles XII. (G.A.)

6 – Recueil général des pièces concernant le procès entre la demoiselle Cadière et le P. Girard, 1731, 8 volumes. (G.A.)

7 – Par Voltaire lui-même. (G.A.)

8 – Les vingt-quatre vers qui suivent ne sont pas dans l’Epître à Uranie. Voltaire les ajoute pour lancer quelques traits à Nonotte, à Patouillet, à Jean-Jacques, et surtout à Milton, qu’il critique à cette heure comme il fait de Shakespeare. (G.A.)

9 – Milton, secrétaire d’Olivier Cromwell, et qui justifia le meurtre de Charles Ier, dans le plus plat libelle qu’on ait jamais écrit. – Voltaire  veut parler de la Première défense de la nation anglaise contre Saumaise, 1651. (G.A.)

10 – Irénée Castel de Saint-Pierre.

11 – Jean-Jacques a fait aussi un très mauvais ouvrage sur ce sujet.

12 – Ce sont deux ex-jésuites, les plus insolents calomniateurs de leur profession, et il en sera question dans le cours de cet ouvrage.

13 – Ces deux derniers vers appartiennent à l’Epître originale. (G.A.)

14 – Réponse à l’Histoire des Oracles de M. de Fontenelle, 1797. (G.A.)

15 – Voyez notre notice sur le Tout en Dieu. (G.A.)

16 – Voyez la page 101 de l’excellent ouvrage intitulé la Destruction des Jésuite (*) livre écrit du style des Provinciales, mais avec plus d’impartialité. Voici comme l’auteur très instruit s’exprime : « Dans le même temps que Letellier persécutait les jansénistes, il déférait Fontenelle à Louis XIV comme un athée, pour avoir fait l’Histoire des Oracles. ».

17 – La Réponse à la critique de l’Histoire des Oracles ne parut pas. Voyez, sur toute cette affaire, l’Eloge de Dumarsais par d’Alembert. (G.A.)

18 – M. Jean-George Le Franc, évêque du Puy en Velay, a renouvelé cette accusation dans une pastorale qui ne vaut pas les pastorales de Fontenelle. – Instruction pastorale sur la prétendue philosophie des incrédules modernes, 1763. Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)

 

 

 

 

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