FACÉTIE - Mandement

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FACÉTIE - Mandement

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MANDEMENT

 

DU RÉVÉRENDISSIME PÈRE EN DIEU ALEXIS,

ARCHEVÊQUE DE NOVOGOROD-LA-GRANDE.

 

 

 

- 1765 -

 

 

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[Cet opuscule parut en octobre 1765, à l’occasion de l’arrêt du parlement qui condamnait à être brûlé la Lettre circulaire de l’assemblée du clergé de France, signée de Ch.-Ant., arch. Duc de Reims, président. Cette lettre circulaire devait accompagner l’envoi des Actes du clergé, lesquels Actes condamnaient, avons-nous dit, l’Essai sur les mœurs, le Dictionnaire philosophique, et la Philosophie de l’histoire, et contenaient une Exposition sur les droits de la puissance spirituelle, une Déclaration sur la constitution Unigenitus, une Lettre encyclique de Benoit XIV, et les Déclarations du clergé de 1760 et de 1762. Le parlement ordonna la suppression de ces Actes.] (G.A.)

 

 

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Deutera-ton-pia-nepsiou (1).

 

 

MES FRÈRES,

 

 

          Nous avons appris avec une grande édification que le dicastère de la nation franke, nommé aujourd’hui le parlement des Français, aurait (2) fait brûler, il y a quelques semaines (3), par son juré bourreau, au pied de son grand escalier, la lettre circulaire de l’assemblée du clergé frank, comme fanatique et séditieuse, en présence de Dagobert-Etienne Isabeau (4).

 

          Et quoique nous ignorions quelle espèce de saint est ce Dagobert, nous, après avoir lu ladite lettre circulaire et les actes de l’assemblée générale dudit clergé, et après avoir invoqué les lumières du Saint-Esprit, déclarons qu’il a semblé bon au Saint-Esprit et à nous d’adhérer pleinement au jugement rendu par le susdit dicastère, lequel, dans tous les temps à nous connus, a soutenu et vengé les droits des rois franks et de la nation gallo-franke contre les usurpations de l’Eglise hérule, gothe et lombarde, nommée par abus Eglise romaine, lesquels droit des rois franks et de la nation gallo-franke sont les droits naturels de tous les rois et de toutes les nations.

 

          Tout le système de l’assemblée du clergé frank roule sur ces paroles de ne je sais quel pape transalpin nommé Gélas :

 

          « Deux puissances sont établies pour gouverner les hommes : l’autorité sacrée des pontifes (5) et celle des rois. »

 

          Mes frères, notre obéissance aux lois de notre vaste empire, la vérité et l’humilité chrétienne, exigent que nous vous instruisions sur la nature de ces deux puissances, sur l’abus de ces mots inconnus dans toute notre Eglise, et que nous nous hâtions de vous prémunir contre ces erreurs pernicieuses, nées dans les ténèbres de l’Occident, comme disait notre grand patriarche Photius.

 

 

 

 

 

DES DEUX PUISSANCES.

 

 

 

          Il faut d’abord, mes frères, savoir ce que c’est que puissance ; car si on ne définit les mots, on ne s’entend jamais, et l’équivoque que les Grecs nomment logomachie est l’origine de toutes disputes, et les disputes ont produit le trouble dans tous les temps.

 

          Puissance, chez les hommes, signifie faculté convenue de faire des lois et de les appuyer par la force.

 

          Ainsi depuis près de cinq mille ans, nos voisins les empereurs de la Chine ont eu légitimement la puissance ; notre auguste impératrice jouit du même droit ; le monarque frank a les mêmes prérogatives ; le roi d’Angleterre jouit du même pouvoir quand il est d’accord avec ses états généraux nommés parlement ; mais jamais chez aucun peuple de l’antiquité, ni à la Chine, ni dans l’empire romain d’Orient ou d’Occident, on n’entendit parler de deux puissances dans un Etat : c’est une imagination pernicieuse, c’est une espèce de manichéisme, qui, établissant deux principes, livrerait l’univers à la discorde.

 

          Pendant les premiers siècles du christianisme, cette distinction séditieuse de deux puissances fut entièrement ignorée, et par cela seul elle est condamnable. Il suffit d’avoir lu l’Evangile pour savoir que le royaume de Jésus-Christ n’est point de ce monde ; que dans ce royaume il n’y a ni premier ni dernier ; que le Fils de l’homme est venu, non pas pour être servi, mais pour servir.

 

          Ce sont, mes frères, les propres paroles émanées de la bouche de notre divin Sauveur, paroles sacrées dont le sens clair et naturel ne pourra jamais être perverti, ni par aucune usurpation, ni par aucune citation tronquée et captieuse d’un texte malignement interprété.

 

          Notre Seigneur Jésus-Christ donna puissance à ses disciples : quelle fut cette puissance ? Celle de chasser les démons des corps des possédés, de manier les serpents impunément, e parler plusieurs langues à la fois sans les avoir apprises, de guérir les malades, ou par leur ombre, ou en leur imposant les mains.

 

          Nos papas grecs, africains, égyptiens, qui fondèrent seuls l’Eglise chrétienne, qui seuls écrivaient dans les premiers siècles, qui seuls furent appelés Pères de l’Eglise, perdirent cette puissance, et ne prétendirent point la remplacer par des honneurs, par un crédit, par des richesses, par une ambition que la religion condamne et que le monde abhorre.

 

          Aucun évêque parmi nous ne s’intitula prince ou comte (6) ; aucun ne prétendit d’autre puissance que celle d’exhorter les pécheurs et de prier Dieu pour eux. Quand quelque patriarche voulut abuser de sa place et lutter contre le trône, il fut sévèrement puni, et tout l’empire approuva son châtiment.

 

          On sait qu’il n’en fut pas ainsi dans l’Eglise d’Occident  elle ne s’était formée que très longtemps après la nôtre : nos Evangiles grecs, écrits dans Alexandrie et dans Antioche, furent à peine connus de ces Barbares ; ils en firent enfin une assez mauvaise traduction dans le temps de la décadence de la langue latine ; mais d’ailleurs, comme nous l’avons déjà remarqué, il n’y eut aucun père de l’Eglise né à Rome.

 

          Ils suppléèrent à leur ignorance par des contes absurdes, qu’ils firent croire aisément à des peuples aussi absurdes qu’eux. Ne pouvant se faire valoir par leur science, ils supposèrent que l’apôtre Pierre, dont la mission était uniquement pour les Juifs, avait trahi sa vocation pour aller à Rome.

 

          Voyez, mes frères, sur quels fondements ils bâtirent cette fable. Il y eut, disent-ils, dès le premier siècle, un nommé Abdias qui prétendit être évêque attachés à un troupeau, et qu’on vit une hiérarchie certaine établie : cet Abdias passa pour avoir écrit en hébreu une Histoire des douze Apôtres, et Jules Africain la traduisit depuis, ou du moins quelqu’un prit le nom de Jules Africain.

 

          C’est cet Abdias qui le premier écrivit que Pierre avait fait le voyage de la Syrie à Rome, qu’il rencontra, à la cour de Néron, Simon-le-Magicien, avec lequel il fit assaut de miracles. Un jeune seigneur, parents de Néron, mourut. Simon et Pierre disputèrent à qui lui rendrait la vie : Simon ne le ressuscita qu’à moitié ; mais Pierre le ressuscita tout à fait et gagna le prix. Simon voulut prendre sa revanche ; il envoya un chien à Pierre lui faire des compliments de sa part et le défier à qui volerait le plus haut dans les airs en présence de l’empereur. Le chien de Simon s’acquitta parfaitement de sa commission. Pierre aussitôt envoya son chien chez Simon pour le complimenter à son tour et pour accepter le défi : les deux champions comparurent ; Simon vola ; Pierre pria Dieu avec tant de larmes, que Dieu, touché de pitié, fit tomber Simon, qui se cassa les jambes ; et Néron irrité fit crucifié Pierre la tête en bas. Hégésippe et Marcel racontent la même histoire (7) ; ce sont là les pères de l’Eglise de Rome.

 

          Cette Eglise prétend que Pierre fut vingt-cinq ans évêque de la capitale, ce qui ne s’accorde nullement avec la chronologie ; mais les Latins ne s’effraient pas pour si peu de chose ; ils ont eu le front d’assurer que Pierre avait écrit une lettre de Babylone où il était avec Abdias ; ce mot de Babylone signifiait Rome (8) ; et voilà en vérité toute la preuve qu’ils apportent du prétendu épiscopat de Pierre. Nous savons que plusieurs Pères adoptèrent ces contes longtemps après ; mais nous savons aussi par quelles raisons victorieuses Spanheim et Laroque les ont réfutés. C’est donc sur cette fable et sur un ou deux passages de l’Evangile, interprétés d’une étrange manière, que les Latins ont établi l’empire du pape et sa domination sur tous les rois.

 

          Jamais l’Eglise grecque ne se souilla par des entreprises si criminelles ; elle fut toujours soumise à ses souverains, suivant la parole de Jésus-Christ même ; mais l’Eglise romaine s’emporta jusqu’à une rébellion ouverte sur la fin du huitième siècle ; et enfin au commencement de l’année 800, un pape, nommé Léon III, osa transférer l’empire d’Occident à Charlemagne.

 

          Dès ce moment, quelle foule d’usurpations, de meurtres, de sacrilèges et de guerres civiles ! Est-il un royaume, depuis le Danemark jusqu’au Portugal, dont les papes n’aient prétendu disposer plus d’une fois ? Qui ne sait que l’empereur Henri IV fut forcé de demander pardon, pieds nus et à genoux, à l’évêque de Rome Grégoire VII ; qu’il mourut détrôné et réduit à l’indigence ; que son fils Henri V fit déterrer le corps de son père comme celui d’un excommunié, et qu’ayant osé enfin soutenir ses droits contre Rome, il fut obligé de céder de peur d’être traité comme son père !

 

          Les malheurs des empereurs Frédéric-Barberousse et Frédéric II sont connus de toute la terre. Sept rois de France excommuniés, deux morts assassinés (9), sont d’effroyables exemples qui doivent instruire tous les princes. Un des meilleurs rois qu’aient eu les Franks est Louis XII ; que n’essuya-t-il pas de ce pape Alexandre VI, de ce vicaire de Jésus-Christ, qui, environné de sa maîtresse et de ses cinq bâtards, faisait mourir par le poison, par le poignard ou par la corde, vingt seigneurs dont il ravissait le patrimoine, et leur donnait encore l’absolution à l’article de la mort !

 

          Nous faisons gloire de n’être pas d’une communion souillée de tant de crimes. Dieu nous préserve surtout de nous élever jamais contre la jurisprudence de notre chère patrie et contre le trône ! Nous regardons comme notre premier devoir d’être entièrement soumis à nos augustes souverains : ces seuls mots, les deux puissances, nous paraissent le cri de la rébellion.

 

          Nous adhérons aux maximes du parlement de France, qui, comme notre sénat, ne reconnaît qu’une seule puissance fondée sur les lois. Nous plaignons les malheurs et les troubles intestins où la France a été plongée depuis près de soixante ans par trois moines jésuites. Nous sommes assez instruits de l’histoire de nos alliés les Franks pour savoir que ces trois jésuites, Letellier, Doucin et Lallemand, fabriquèrent dans Paris, au collège de Louis-Le-Grand, une bulle (10) dans laquelle le pape devait condamner cent trois passages tirés pour la plupart de nos saints Pères et surtout de saint Augustin l’Africain et de saint Paul de Tarsis, apôtre de Jésus. Nous savons que l’évêque de Rome et son consistoire pour faire accroire qu’ils avaient jugé en connaissance de cause, retranchèrent deux propositions condamnées et réduisirent le tout à cent et un anathèmes.

 

          Nous n’ignorons pas que le nonce qui fit recevoir cette bulle en France (11), malgré les cris de toute la nation indignée, prit pour maîtresse une actrice de l’Opéra, qu’on appela la Constitution et qu’il en eut une fille qu’on appela la Légende.

 

          Nous savons que presque toutes les affaires ecclésiastiques se sont ainsi traitées, et que quand le scandale des mauvaises mœurs ne s’est pas joint aux erreurs de cette Eglise latine, le fanatisme, mille fois plus dangereux que les filles de l’Opéra, a fait naître plus de troubles que tous les bâtards des papes et des nonces n’en ont jamais produit.

 

          Nous avons été instruit de tout le mal qui a résulté de la détestable invention des billets de confession et de tout le bien qu’a fait la chrétienne et vigoureuse résistance du parlement de l’Eglise gallicane, cependant, en qualité de chrétien indépendant de l’usurpation romaine, nous nous unissons à cette Eglise gallicane pour l’exhorter à nous imiter, à soutenir ses libertés, à ne pas souffrir que jamais un évêque transalpin ose déléguer des juges chez elle.

 

          Puissent ses évêques ne plus s’avilir jusqu’à s’intituler évêques par la grâce d’un évêque transalpin, ne plus payer en tribut (12) à cet Italien la première année d’un revenu qu’ils ne tiennent que de la libéralité de leur monarque !

 

          Grand Dieu ! seriez-vous descendu sur la terre, y auriez-vous vécu dans la pauvreté, l’auriez-vous recommandée à vos apôtres, l’auraient-ils embrassée, pour qu’un de leurs successeurs traitât ses confrères en tributaires, et marchât sur les têtes des princes à qui vous obéissez, vous, mon Dieu ! quand vous étiez en judée ?

 

          Nous reconnaissons que le parlement de Paris, et tous ceux du pays des Franks, se sont toujours opposés à ces innovations odieuses, à ces simonies transalpines, qui ont leur source dans le fatal système des deux puissances.

 

          Nous devons d’autant plus, mes frères, vous donner un préservatif contre ces opinions détestables, que nous sommes instruit des fréquents voyages que nos seigneurs russes font dans la capitale des Franks (13) ; ils pourraient nous apporter la mode des deux puissances et des billets de confession, avec les autres modes.

 

          Nous vous exhortons à ne vous laisser séduire par aucune nouveauté, à demeurer fidèlement attachés à notre ancienne Eglise grecque, mère de la latine et mère d’une file dénaturée ; et dans cette espérance nous vous donnons notre sainte bénédiction, au nom du Père qui a engendré le Fils, au nom du Fils qui n’a pas la puissance d’engendrer, et au nom du Saint-Esprit qui procède uniquement du Père.

 

          Le tout, avec la permission de notre auguste impératrice Catherine II, sans laquelle nous ne pouvons ni ne devons donner aucune distinction pastorale.

 

 

 

Signé, ALEXIS.

 

Permis d’imprimer, CHRISTOPHE BORKEROI,

lieutenant de police de Novogorod-la-Grande (14).

 

 

 

 

 

 

1 – Ce qui répond au 12 octobre des Franks. (Voltaire.)

2 – Les Franks se servent du subjonctif au lieu de l’imparfait de l’indicatif ; c’est l’ancien vice d’une langue barbare, vice conservé dans les chancelleries et cours de plaids ; vice que les académies du pays des Franks n’ont pu encore déraciner. (Voltaire.)

3 – Le vendredi 6 septembre 1765. (Voltaire.)

4 – Le procès-verbal de l’exécution porte : « En présence de moi Dagobert-Etienne Isabeau, l’un des trois principaux commis pour la grand’chambre. » (G.A.)

5 – Il faut remarquer que les évêques sont nommés avant les rois, et que le mot sacrée n’est ici que pour eux, et non pas pour les rois, qui cependant sont très sacrés. (Voltaire.)

6 – La lettre circulaire était signée : Charles-Antoine, archevêque duc de Reims. (G.A.)

7 – Voyez la Relation de Marcel dans la Collection d’anciens Evangiles. (G.A.)

8 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article VOYAGE DE SAINT PIERRE A ROME. (G.A.)

9 – Voyez le Discours aux Welches, note (G.A.)

10 – La bulle Unigentus. (G.A.)

11 – Le cardinal Bentivoglio. (G.A.)

12 – Les annates. (G.A.)

13 – Schowalow était alors à Ferney. Voyez notre Notice sur l’Histoire de Russie. (G.A.)

14 – A propos de cet opuscule, Catherine écrivait à Voltaire : « Démétri, métropolite de Novogorod, n’est ni persécuteur ni fanatique. Il n’y a pas un principe dans le mandement d’Alexis qu’il n’avouât, ne prêchât, ne publiât, si cela était utile ou nécessaire ; il abhorre la proposition des deux puissances. » Et Voltaire répondait : « Je ne me doutais pas que l’archevêque de Novogord se fût en effet déclaré contre le système absurde des deux puissances. J’avais raison sans le savoir, ce qui est encore un caractère de prophétie… J’ajouterai qu’il n’y a qu’à changer Alex en Démé, et is en tri, pour avoir le véritable nom de l’archevêque. » (G.A.)

 

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