CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 32
Photo de PAPAPOUSS
DE VOLTAIRE.
16 de Juillet 1764.
Mon grand philosophe, et, pour dire encore plus, mon aimable philosophe, vous ne pouvez me dire ni Simon, dors-tu ? ni Tu dors Brutus ; car assurément je ne me suis pas endormi, demandez-le plutôt à l’inf…
Comment avez-vous vu pu imaginer que je fusse fâché que vous soyez de mon avis ? Non, sans doute, je n’ai pas été assez sévère sur les vaines déclamations, sur les raisonnements d’amour, sur le ton bourgeois qui avilit le ton sublime, sur la froideur des intrigues ; mais j’étais si ennuyé de tout cela, que je n’ai songé qu’à m’en débarrasser au plus vite.
Il se pourrait très bien faire que saint Crépin (1) prît à ses gages maître Aliboron ; il m’a su mauvais gré de ce que j’avais une fluxion sur les yeux qui m’empêchait d’aller chez lui. L’impératrice de Russie est plus honnête ; elle vous écrit des lettres charmantes, quoique vous ne soyez point allé la voir. C’est bien dommage qu’on ne puisse imprimer sa lettre, elle servirait à votre pays de modèle et de reproche.
Je souhaite de tout mon cœur qu’il reste des jésuites en France ! tant qu’il y en aura, les jansénistes et eux s’égorgeront ; les moutons, comme vous savez, respirent un peu quand les loups et les renards se déchirent. Le Testament de Meslier devrait être dans la poche de tous les honnêtes gens. Un bon prêtre, plein de candeur, qui demande pardon à Dieu de s’être trompé, doit éclairer ceux qui se trompent.
J’ai ouï parler de ce petit abominable Dictionnaire ; c’est un ouvrage de Satan. Il est tout fait pour vous, quoique vous n’en ayez que faire. Soyez sûr que, si je peux le déterrer, vous en aurez votre provision. Heureusement je n’ai nulle part à ce vilain ouvrage, j’en serais bien fâché ; je suis l’innocence même, et vous me rendrez bien justice dans l’occasion. Il faut que les frères s’aident les uns les autres. Votre petit écervelé de Jean-Jacques n’a fait qu’une bonne chose en sa vie, c’est son Vicaire savoyard, et ce Vicaire l’a rendu malheureux pour le reste de ses jours. Le pauvre diable est pétri d’orgueil, d’envie, d’inconséquences, de contradictions, et de misère. Il imprime que je suis le plus violent et le plus adroit de ses persécuteurs : il faudrait que je fusse aussi méchant qu’il est fou pour le persécuter. Il me prend donc pour maître Omer ! il s’imagine que je me suis vengé parce qu’il m’a offensé. Vous savez qu’il m’écrivit (2), dans un de ses accès de folie, que « je corrompais les mœurs de sa chère république, en donnant quelquefois des spectacles à Ferney, » qui est en France. Sa chère république donna depuis un décret de prise de corps contre sa personne ; mais comme je n’ai pas l’honneur d’être procureur-général de la parvulissime, il me semble qu’il ne devrait pas s’en prendre à moi. J’ai peur, physiquement parlant, pour sa cervelle : cela n’est pas trop à l’honneur de la philosophie ; mais il y a tant de fous dans le parti contraire, qu’il faut bien qu’il y en ait chez nous. Voici une folie plus atroce. J’ai reçu une lettre anonyme de Toulouse, dans laquelle on soutient que tous les Calas étaient coupables, et qu’on ne peut se reprocher que de n’avoir pas roué la famille entière. Je crois que, s’ils me tenaient, ils pourraient bien me faire payer pour les Calas. J’ai eu bon nez de toutes façons de choisir mon camp sur la frontière ; mais il est triste d’être éloigné de vous, je le sens tous les jours ; madame Denis partage mes regrets. Si vous êtes amoureux, restez à Paris ; si vous ne l’êtes pas, ayez le courage de venir nous voir, ce serait une action digne de vous. Madame Denis et moi nous vous embrassons le plus tendrement du monde.
1 – Le duc de Deux-Ponts. (G.A.)
2 – Le 17 Juin 1760. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 29 d’août, ou d’auguste,
ou sextile, comme il vous plaira.
Vous recevrez, mon cher et illustre maître, presqu’en même temps et peut-être en même temps que cette lettre, par le canal du frère Damilaville, un ouvrage intitulé : Sur le sort de la poésie en ce siècle philosophe, avec d’autres pièces de littérature et de poésie, dont je recommande l’auteur à vos bontés. C’est un de mes amis, nommé Chabanon, de l’Académie des belles-lettres, qui est digne, par ses talents et par son caractère, de vous intéresser. Je crois que vous serez content et de l’ouvrage et de la lettre qu’il y a jointe, et je compte assez sur votre amitié pour moi, pour espérer que vous voudrez bien l’étendre jusqu’à lui.
Parlons un peu à présent de nos affaires. J’ai lu, par une grâce spéciale de la Providence, ce Dictionnaire de Satan dont vous me parlez. Si j’avais des connaissances à l’imprimerie de Belzébuth, je le prierais de m’en procurer un exemplaire, car cette lecture m’a fait un plaisir de tous les diables. Vous, mon cher philosophe, qui êtes assez bien dans ce pays-là, à ce que m’a dit frère Berthier, ne pourriez-vous pas me rendre ce petit service ? Je vous avoue que je serais bien charmé de pouvoir digérer un peu à mon aise ce que j’ai été obligé d’avaler gloutonnement, en mettant, comme on dit, les morceaux en double. Assurément, si l’auteur va jamais dans les Etats de celui qui a fait imprimer cet ouvrage infernal, il sera au moins son premier ministre ; personne ne lui a rendu des services plus importants ; et il est vrai qu’il ne faut pas dire à celui-là ni Tu dors, Brutus, ni Tu dors, Brute.
A propos de brute, savez-vous que Simon Le Franc est à Paris ? il est vrai que c’est bien incognito, et qu’il n’y tient pas de table de vingt-cinq couverts (1). Je l’aperçus l’autre jour à l’enterrement du pauvre M. d’Argenson (2), où il était comme parent, et moi comme homme de lettres. Il ne fit pas semblant de me voir, ni moi lui. Quelqu’un qui l’avait vu arriver me dit qu’il était entré avec un air d’embarras que tout son fanatisme orgueilleux et impudent ne pouvait cacher :
Honteux comme un renard qu’une poule aurait pris,
Serrant la queue, et portant bas l’oreille.
LA FONT., liv. I, fab. XVIII.
Il aurait peut-être le plaisir d’aller aussi à mon enterrement, si mon estomac avait continué à se dispenser de la digestion. Des amis, qui ne croient pas à la médecine plus que vous et moi, m’avaient conseillé et forcé, malgré ma répugnance, de voir un médecin, à peu près comme ils m’auraient conseillé de voir un confesseur. Les remèdes que j’ai faits n’ont servi qu’à empirer mon état ; et je ne me trouve mieux que depuis que j’ai envoyé paître les remèdes et la médecine, qui est bien la plus ridicule chose, à mon avis, que les hommes aient inventée ; à moins que vous ne vouliez mettre devant la théologie, qui en effet est bien digne de la première place dans le catalogue des impertinences humaines. Pour tout remède à mon estomac, je me suis prescrit un régime, dont je me trouve très bien, et que je suivrai très fidèlement ; et je compte qu’avant un mois mes entrailles rentreront dans l’ordre accoutumé.
Je doute fort qu’il en soit de même pour les jésuites, quoique plusieurs parlements aient jugé à propos de les conserver sous le masque, et d’enfermer ainsi le loup dans la bergerie.
Nosseigneurs de la classe de Paris ont prétendu être essentiellement et uniquement la cour des pairs. Nosseigneurs des autres classes en ont mis leur bonnet de travers ; et en conséquence, parce qu’ils n’ont pas pu faire rouer le duc de Fitz-James, frère d’un évêque janséniste, leur bon ami, ils laissent au milieu de nous ces hommes qu’ils ont déclarés empoisonneurs publics, assassins, cartouchiens, sodomites, etc. Il y a bien à tout cela de quoi rire un peu de l’esprit conséquent qui dirige toutes les démarches de ces messieurs, et de l’esprit patriotique qui les anime.
J’ai reçu une belle et grande lettre de votre ancien disciple, pleine d’une très sainte et très utile philosophie. C’est bien dommage que ce prince philosophe ne soit pas, comme autrefois, le meilleur ami du plus aimable et du plus utile de tous les philosophes de nos jours. Que ne donnerais-je point pour que cela fût !
J’oubliais vraiment un article de votre dernière lettre qui mérite bien réponse. Si vous êtes amoureux, dites-vous, restez à Paris. A propos de quoi me supposez-vous l’amour en tête (3) ? je n’ai pas ce bonheur ou ce malheur-là, et mes entrailles sont d’ailleurs trop faibles pour avoir besoin d’être émues par autre chose que par mon dîner, qui leur donne assez d’occupation pour qu’elles n’en cherchent point ailleurs. J’imagine bien qui peut vous avoir écrit cette impertinence, et à propos de quoi ; mais il vaut mieux qu’on vous écrive que je suis amoureux, que si on vous mandait des faussetés plus atroces dont on est bien capable. On n’a voulu que me rendre ridicule, et ce ridicule-là ne me fait pas grand mal. Je craindrais bien plus le ridicule de ne pas digérer. Digérer un peu et rire beaucoup, voilà à quoi je borne mes prétentions.
Mes amours prétendus me rappellent une chose charmante que j’ai lue sur l’amour-propre dans ce Dictionnaire du diable ; que l’amour-propre ressemble à l’instrument de la génération, qui nous est nécessaire, qui nous fait plaisir, mais qu’il faut cacher. Cette comparaison est aussi charmante que juste. L’auteur aurait pu ajouter qu’il y a cette seule différence entre l’instrument physique et le moral, que le priapisme est l’état naturel et perpétuel du second, et que dans l’autre c’est une maladie dont frère Thieriot aurait pu nous donner autrefois des nouvelles, mais dont par malheur il est bien guéri. Adieu, mon cher philosophe et mon illustre maître.
1 – Voyez les Facéties contre les Pompignan. (G.A.)
2 – Le comte d’Argenson. (G.A.)
3 – Mademoiselle de Lespinasse venait de se séparer brusquement de madame du Deffant, et était allée s’installer rue Bellechasse, sous les auspices de Turgot, de Chastellux, de Brienne, etc., et surtout de d’Alembert. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
7 de Septembre 1764.
Mon cher philosophe, vos lettres sont comme vous, au-dessus de notre siècle, et n’ont assurément rien de welche. Je voudrais pouvoir vous écrire souvent pour m’en attirer quelques-unes. C’est donc de votre estomac, et non pas de votre cœur, que vous vous plaignez ! Vos calomniateurs se sont mépris. Il semble qu’on vous injurie, vous autres philosophes, quand on vous soupçonne d’avoir des sentiments. Il paraît que vous en avez en amitié, puisque vous avez été fidèle à M. d’Argenson après sa disgrâce et après sa mort. Vous avez assisté à son enterrement comme son confrère ; mais Simon Le Franc, qui n’est le confrère de personne, a prétendu y être comme parent : il faisait par vanité ce que vous faisiez par reconnaissance.
Vous me parlez souvent d’un certain homme (1). S’il l’avait voulu faire ce qu’il m’avait autrefois tant promis, prêter vigoureusement la main pour écraser l’inf…, je pourrais lui pardonner (2) ; mais j’ai renoncé aux unités du monde, et je crois qu’il faut un peu modérer notre enthousiasme pour le Nord ; il produit d’étranges philosophes. Vous savez bien ce qui s’est passé (3), et vous avez fait vos réflexions. Je laisse madame Denis donner des repas de vingt-six couverts, et jouer la comédie pour ducs et présidents, intendants et passe-volants, qu’on ne reverra plus. Je me mets dans mon lit au milieu de ce fracas, et je ferme ma porte. Omnia fert œtas.
Vraiment j’ai lu ce Dictionnaire diabolique, il m’a effrayé comme vous ; mais le comble de mon affliction est qu’il y ait des chrétiens assez indignes de ce beau nom pour me soupçonner d’être l’auteur d’un ouvrage aussi antichrétien. Hélas ! à peine ai-je pu parvenir à en attraper un exemplaire. On dit que frère Damilaville en a quatre, et qu’il y en a un pour vous. Je suis consolé quand je vois que cette abominable production ne tombe qu’en si bonnes mains. Qui est plus capable que vous de réfuter en deux mots tous ces vains sophismes ? Vous en direz au moins votre avis avec cette force et cette énergie que vous mettez dans vos raisonnements et dans vos bons mots ; et si vous ne daignez pas écrire en faveur de la bonne cause, du moins vous écraserez la mauvaise, en disant ce que vous pensez. Votre conversation vaut au moins tous les écrits des saints Pères. En vérité le cœur saigne quand on voit les progrès des mécréants. Figurez-vous que neuf ou dix prétendus philosophes, qui à peine se connaissent, vinrent ces jours passé souper chez moi. L’un d’eux, en regardant la compagnie, dit : Messieurs, je crois que le Christ se trouvera mal de cette séance. Ils saisirent tous ce texte. Je les prenais pour des conseillers du prétoire de Pilate ; et cette scène se passait devant un jésuite (4) et à la porte de Calvin ! Je vous avoue que les cheveux me dressaient à la tête. J’eus beau leur représenter les prophéties accomplies, les miracles opérés, et les raisons convaincantes d’Augustin, de l’abbé Houteville, et du père Garasse : on me traita d’imbécile. Enfin la perversité est venue au point, qu’il y a dans Genève une assemblée qu’ils appellent cercle, où l’on ne reçoit pas un seul homme qui croie en Christ ; et quand ils en voient passer un, ils font des exclamations à la fenêtre, comme les petits enfants quand ils voient un capucin pour la première fois. J’ai le cœur serré en vous mandant ces horreurs, elles enflammeront peut-être votre zèle ; mais vous aimez mieux rire que sévir. Conservez-moi votre amitié, elle me servira à finir doucement ma carrière. Je me flatte que votre d’Argenson, mon contemporain, est mort avec componction et avec extrême-onction. C’est là un des grands agréments de ceux qui ont le bonheur de mourir chez vous ; on ne leur épargne, Dieu merci, aucune des consolations qui rendent la mort si aimable. Toutes ces choses-là sont si sages qu’on les croirait inventées par des Welches, s’ils avaient jamais inventé quelque chose (5). Vale. Je vous conjure de crier que je n’ai nulle part au Portatif.
1 – Le roi de Prusse.
2 – Il s’agit encore du roi de Prusse, avec qui Voltaire ne se remit en correspondance qu’à la fin de cette même année 1764. (G.A.)
3 – Voltaire veut parler de l’assassinat d’Ivan par Catherine II. (G.A.)
4 – Le père Adam. (G.A.)
5 – Voyez le Discours aux Welches, facétie. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
19 de Septembre 1764.
On dit, mon cher philosophe, que vous perfectionnez les lunettes (1). Ceux qui ont de mauvais yeux vous béniront ; mais moi, qui perds la vue dès qu’il fait froid et qu’il y a un peu de neige sur la terre, je ne profiterai pas de votre belle invention. Après avoir rendu hommage à votre physique, il faut que je vous parle morale. Il y en a tant dans ce diabolique Dictionnaire, que je tremble que l’ouvrage et l’auteur ne soient brûlés par les ennemis de la morale et de la littérature.
Ce recueil est de plusieurs mains, comme vous vous en serez aisément aperçu. Je ne sais par quelle fureur on s’obstine à m’en croire l’auteur. Le plus grand service que vous puissiez me rendre est de bien assurer, sur votre part du paradis, que je n’ai nulle part à cette œuvre d’enfer, qui d’ailleurs est très mal imprimée, et pleine de fautes ridicules. Il y a trois ou quatre personnes qui crient que j’ai soutenu la bonne cause, que je combats dans l’arène, jusqu’à la mort, contre les bêtes féroces. Ces bonnes âmes me bénissent et me perdent. C’est trahir ses frères que de les louer en pareille occasion ; il faut agir en conjurés et non pas en zélés. On ne sert assurément ni la vérité ni moi, en m’attribuant cet ouvrage. Si jamais vous rencontrez quelque pédants à grand rabat ou à petit rabat, dites-leur bien, je vous en prie, que jamais ils n’auront ce plaisir de me condamner en mon propre et privé nom, et que je renie tout Dictionnaire, jusqu’à celui de la Bible par dom Calmet. Je crois qu’il y a, dans Paris, très peu d’exemplaires de cette abomination alphabétique, et qu’ils ne sont pas des mains dangereuses ; mais, dès qu’il y aura le moindre danger, je vous demande en grâce de m’avertir, afin que je désavoue l’ouvrage dans tous les papiers publics avec ma candeur et mon innocence ordinaires.
Il se répand des bruits fâcheux sur l’impératrice de toutes les Russies. On prétend qu’à son retour elle a trouvé un violent parti contre elle, et que le sang du prince Iw an ou Jean a crié vengeance. Je ne garantis rien, pas même la mort de ce prince qui est trop avérée. Portez-vous bien, différez, et aimez un peu qui vous aime beaucoup.
1 – D’Alembert est auteur d’un Essai sur les moyens de perfectionner les verres optiques. (G.A.)