CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1766 - Partie 97
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382 – DU ROI
A Sans-Souci, le 24 Octobre 1766.
Si je n’ai pas l’art de vous rajeunir, j’ai toutefois le désir de vous voir vivre longtemps pour l’ornement et l’instruction de notre siècle. Que serait-ce des belles-lettres si elles vous perdaient ? Vous n’avez point de successeur. Vivez donc le plus longtemps que cela sera possible.
Je vois que vous avez à cœur l’établissement de la petite colonie dont vous m’avez parlé. Je suis embarrassé comment vous répondre sur bien des articles. Cette maison de Mailan (1) dont vous me parlez, proche de Clèves, a été ruinée par les Français ; et, autant que je me le rappelle, elle a été donnée en propriété à quelqu’un qui s’est engagé de la rétablir pour son usage. Les fermes que j’ai en ce pays-là s’amodient et je ne saurais passer un contrat avec un autre fermier qu’après que l’échéance du bail sera terminée.
Cela n’empêchera pas que votre colonie ne s’établisse (2) : et je crois que le moyen le plus simple serait que ces gens envoyassent quelqu’un à Clèves pour voir ce qui serait à leur convenance, et de quoi je puis disposer en leur faveur. Ce sera le moyen le plus court, et qui abrégera tous les malentendus auxquels l’éloignement des lieux et l’ignorance du local pourraient donner lieu.
Je vous félicite de la bonne opinion que vous avez de l’humanité. Pour moi, qui par les devoirs de mon état connais beaucoup cette espèce à deux pieds sans plumes, je vous prédis que ni vous ni tous les philosophes du monde ne corrigeront le genre humain de la superstition à laquelle il tient. La nature a mis cet ingrédient dans la composition de l’espèce : c’est une crainte, c’est une faiblesse, c’est une crédulité, une précipitation de jugement qui par un penchant ordinaire entraîne les hommes dans le système du merveilleux.
Il est peu d’âmes philosophiques et d’une trempe assez forte pour détruire en elles les profondes racines que les préjugés de l’éducation y ont jetées. Vous en voyez dont le bon sens est détrompé des erreurs populaires, qui se révoltent contre les absurdités, et qui à l’approche de la mort redeviennent superstitieux par crainte, et meurent en capucins : vous en voyez d’autres dont la façon de penser dépend de leur digestion, bonne ou mauvaise.
Il ne suffit pas, à mon sens, de détromper les hommes ; il faudrait pouvoir leur inspirer le courage d’esprit, ou la sensibilité et la terreur de la mort triompheront des raisonnements les plus forts et les plus méthodiques.
Vous pensez, parce que les quakers et les sociniens ont établi une religion simple, qu’en la simplifiant encore davantage on pourrait sur ce plan fonder une nouvelle croyance. Mais j’en reviens à ce que j’ai déjà dit, et suis presque convaincu que si ce troupeau se trouvait considérable, il enfanterait en peu de temps quelque superstition nouvelle, à moins qu’on ne choisît, pour le composer, que des âmes exemptes de crainte et de faiblesse. Cela ne se trouve pas communément.
Cependant je crois que la voix de la raison, à force de s’élever contre le fanatisme, pourra rendre la race future plus tolérante que celle de notre temps ; et c’est beaucoup gagner.
On vous aura l’obligation d’avoir corrigé les hommes de la plus cruelle, de la plus barbare folie qui les ait possédés, et dont les suites font horreur.
Le fanatisme et la rage de l’ambition ont ruiné des contrées florissantes dans mon pays. Si vous êtes curieux du total des dévastations qui se sont faites, vous saurez qu’en tout j’ai fait rebâtir huit mille maisons en Silésie, en Poméranie et dans la nouvelle Marche, six mille cinq cents : ce qui fait, selon Newton et d’Alembert, quatorze mille cinq cents habitations.
La plus grande partie a été brûlée par les Russes. Nous n’avons pas fait une guerre aussi abominable ; et il n’y a de détruit de notre part que quelques maisons dans les villes que nous avons assiégées, dont le nombre certainement n’approche pas de mille (3). Le mauvais exemple ne nous a pas séduits ; et j’ai de ce côté-là ma conscience exempte de tout reproche.
A présent que tout est tranquille et rétabli, les philosophes, par préférence, trouveront des asiles chez moi partout où ils voudront ; à plus forte raison l’ennemi de Baal, ou de ce culte que dans le pays où vous êtes on appelle la prostituée de Babylone.
Je vous recommande à la sainte garde d’Epicure, d’Aristippe, de Locke, de Gassendi, de Bayle, et de toutes ces âmes épurées des préjugés que leur génie immortel a rendues des chérubins attachés à l’arche de la vérité. FÉDÉRIC.
Si vous voulez nous faire passer quelques livres dont vous parlez, vous ferez plaisir à ceux qui espèrent en celui qui délivrera son peuple du joug des imposteurs.
1 – Ou Mailand. (G.A.)
2 – Il a beau dire, cet établissement ne lui sourit guère. (G.A.)
3 – Edition de Berlin : « Cela ne va certainement pas à mille maisons. » (G.A.)
383 – DU ROI
A Sans-Souci, le 3 Novembre 1766.
Je ne suis pas le seul qui remarque que le génie et les talents sont plus rares en France et en Europe dans notre siècle, qu’à la fin du siècle précédent. Il vous reste trois poètes, mais qui sont du second ordre : La Harpe, Marmontel, et Saint-Lambert. Les injustices qui se font à Abbeville n’empêchent pas qu’un Parisien de génie n’achève une bonne tragédie.
Il est sans doute affreux d’égorger des innocents avec le glaive de la loi ; mais la nation en rougit ; mais le gouvernement pensera sans doute à prévenir de tels abus. Il faut encore considérer que plus un Etat est vaste, plus il est exposé à ce que des subalternes abusent de l’autorité qui leur est confiée. Le seul moyen de l’empêcher est d’obliger tous les tribunaux du royaume de ne mettre en exécution les arrêts de mort, qu’après qu’un conseil suprême a revu les procédures et confirmé leur sentence.
Il me semble que le jeune poète, auteur du Triumvirat (1), n’a pas plus que soixante-treize ans. J’en juge ainsi, parce qu’un commençant ne connaît ni ne sent des nuances aussi fines qu’il en est dans le caractère d’Octave ; que les deux actes que j’ai lus sont sans déclamation, et d’une simplicité qui ne plaît qu’après avoir épuisé toutes les fusées de la rhétorique. En supposant même qu’un jeune homme ait fait cet ouvrage, il est sûr qu’un sage l’a retouché et refondu. Vous m’en avez donné trop et trop peu pour vous arrêter en si beau chemin. Je vous compare aux rois : il en coûte à obtenir leur premier bienfait ; celui-là donné, on les accoutume à donner de même.
J’ai lu votre article Julien (2) avec plaisir. Cependant j’aurais désiré que vous eussiez plus ménagé cet abbé de La Bletterie ; tout dévot, tout janséniste qu’il est, il a le premier rendu hommage à la vérité ; il a rendu justice, quoique avec des ménagements qu’il lui convenait de garder, il a rendu justice, dis-je, au caractère de Julien. Il ne l’a point appelé apostat. Il faut tenir compte à un janséniste de sa sincérité. Je crois qu’il aurait été plus adroit de lui donner des éloges, comme on applaudit à un enfant qui commence à balbutier, pour l’encourager à mieux faire.
Le passage d’Ammien-Marcellin est interpolé sans doute : vous n’avez, pour vous en convaincre, qu’à lire ce qui précède et ce qui suit. Ces deux phrases se lient si bien, que la fraude saute aux yeux. C’était le bon temps dans les premiers siècles : on accommodait les ouvrages à son gré. Josèphe s’en est ressenti également. L’Evangile de Jean de même. Tout ce qui m’étonne, c’est que messieurs les correcteurs ne se soient pas aperçus de certaines incongruités qu’ils auraient pu rectifier avec un coup de plume, comme la double généalogie, la prophétie dont vous faites mention, et nombre d’erreurs de noms de ville, de géographie, etc. : les ouvrages marqués au sceau de l’humanité, c’est-à-dire pleins de bévues, d’inconséquences, de contradictions, devaient ainsi se déceler eux-mêmes. L’abrutissement de l’espèce humaine, durant tant de siècles, a prolongé le fanatisme. Enfin vous avez été le Bellérophon qui a terrassé cette chimère.
Vivez donc pour achever d’en disperser les restes. Mais surtout songez que le repos et la tranquillité d’esprit sont les seuls biens dont nous puissions jouir durant notre pèlerinage, et qu’il n’est aucune gloire qui en approche. Je vous souhaite ces biens, et je jure par Epicure et par Aristide, que personne de vos admirateurs ne s’intéresse plus que moi à votre félicité. FÉDÉRIC.
1 – Voyez au THÉÂTRE. (G.A.)
2 – C’est le Portrait de l’empereur Julien qui se trouve aujourd’hui en tête du Discours de Julien, et qui figurait alors dans le Dictionnaire philosophique portatif. (G.A.)
384 – DU ROI
A Sans-Souci, le 25 Novembre 1766.
Cet Extrait du Dictionnaire de Bayle dont vous me parlez est de moi. Je m’y étais occupé dans un temps où j’avais beaucoup d’affaires ; l’édition s’en est ressentie. On en prépare à présent une nouvelle, où les articles des courtisanes seront remplacés par ceux d’Ovide et de Lucrèce, et dans laquelle on restituera le bon article de David.
Je vous envoie, comme vous le souhaitez, cet extrait informe, et qui ne répond point à mon dessein. Il sera suivi de la nouvelle édition, dès qu’elle sera achevée. Mais ce ne sont que de légères chiquenaudes que j’applique sur le nez de l’inf… ; il n’est donné qu’à vous de l’écraser.
Cette inf…(1) a eu le sort des catins. Elle a été honorée tant qu’elle était jeune ; à présent, dans sa décrépitude, chacun l’insulte. Le marquis d’Argens l’a assez maltraitée dans son Julien (2). Cet ouvrage est moins incorrect que les autres (3) ; cependant je n’ai pas été content de la sortie qu’il a faite à propos de rien contre Maupertuis. Il ne faut point troubler la cendre des morts. Quelle gloire y a-t-il de combattre un homme que la mort a désarmé ? Maupertuis sans doute a fait un mauvais ouvrage ; c’est une plaisanterie gravement écrite. Il aurait dû l’égayer, pour que personne ne pût s’y tromper. Vous prîtes la chose au tragique ; vous attaquâtes sérieusement un badinage, et avec votre redoutable massue d’Hercule vous écrasâtes un moucheron.
Pour moi, qui voulais conserver la paix dans la maison (4), je fis tout ce que je pus pour vous empêcher d’éclater. Malgré tout ce que je vous disais, vous en devîntes le perturbateur ; vous composâtes un libelle (5) presque sous mes yeux, vous vous servîtes d’une permission que je vous avais donnée pour un autre ouvrage (6), pour imprimer ce libelle. Enfin vous avez eu tous les torts du monde vis-à-vis de moi ; j’ai souffert ce qui pouvait se souffrir, et je supprime tout ce que votre conduite me donna d’ailleurs de justes sujets de plainte, parce que je me sens capable de pardonner.
Vous n’avez rien perdu en quittant ce pays. Vous voilà à Ferney, entre votre nièce et des occupations que vous aimez, respecté comme le dieu des beaux-arts, comme le patriarche des écraseurs, couvert de gloire, et jouissant, de votre vivant, de toute votre réputation ; d’autant plus qu’éloigné au-delà de cent lieues de Paris, on vous considère comme mort, et l’on vous rend justice.
Mais de quoi vous avisez-vous de me demander des vers ? Plutus a-t-il jamais requis Vulcain de lui fournir de l’or ? Thétis a-t-elle jamais sollicité le Rubicon de lui donner son filet d’eau ? Puisque dans un temps où les rois et les empereurs étaient acharnés à me dépouiller, un misérable, s’alliant avec eux, pilla mon livre (7) ; puisqu’il a paru, je vous en envoie un exemplaire en gros caractère. Si votre nièce se coiffe à la grecque ou à l’éclipse, elle pourra s’en servir pour des papillotes.
J’ai fait des poésies médiocres : en fait de vers, les médiocres et les mauvais sont égaux. Il faut écrire comme vous, ou se taire.
Il n’y a pas longtemps qu’un Anglais, qui vous a vu, a passé ici ; il m’a dit que vous étiez un peu voûté, mais que ce feu que Prométhée déroba ne vous manque point. C’est l’huile de la lampe : ce feu vous soutiendra. Vous irez à l’âge de Fontenelle, en vous moquant de ceux qui vous paient des rentes viagères, et en faisant une épigramme quand vous aurez achevé le siècle. Enfin, comblé d’ans, rassasié de gloire, et vainqueur de l’inf…, je vous vois monter l’Olympe, soutenu par les génies de Lucrèce, de Sophocle, de Virgile et de Locke, placé entre Newton et Epicure, sur un nuage brillant de clarté.
Pensez à moi quand vous entrerez dans votre gloire, et dites, comme celui que vous savez (8) : Ce soir, tu seras assis à ma table.
Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte et digne garde. FÉDÉRIC.
1 – Dans l’édition de Berlin on a jugé convenable de remplacer toujours les lettres sacramentelles Inf. par le mot fanatisme ou superstition. (G.A.)
2 – Le véritable titre de ce livre est la Défense du paganisme. Voyez, Discours de Julien. (G.A.)
3 – Edition de Berlin : « Que ses autres productions. » (GA.)
4 – Frédéric se garde bien de dire qu’il avait été un des premiers batailleurs, en lançant contre Kœnig la Lettre au public. (G.A.)
5 – La Diatribe du docteur Akakia. (G.A.)
6 – La Défense de milord Bolingbroke. (G.A.)
7 – Ses Poésies. (G.A.)
8 – Jésus-Christ. (G.A.)
385 – DU ROI
1766.
Je vous fais mes remerciements pour la belle tragédie (1) que je viens de recevoir, et pour les ouvrages intéressants que j’attends encore et qui ne tarderont pas d’arriver. J’ai donné commission de chercher l’Abrégé de Fleury, s’il s’en trouve à Berlin pour vous l’envoyer. On prétend qu’un docteur Ernesti (2) a réfuté cet ouvrage ; mais ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’étant luthérien, il s’est vu nécessité de plaider la cause du pape, ce qui a fort édifié la cour de Saxe.
Je vous envoie en même temps un poème singulier (3) pour le choix du sujet ; ce sont les réflexions de l’empereur Marc-Aurèle, mises en vers. J’aime encore la poésie. Je n’ai que de faibles talents ; mais comme je ne barbouille du papier que pour m’amuser, aussi peu importe-t-il au public que je joue au whist, ou que je lutte contre la difficulté de la versification ; ceci est plus facile et moins hasardeux que d’attaquer l’hydre de la superstition. Vous croyez que je pense que le peuple a besoin du frein de la religion pour être contenu ; je vous assure que ce n’est pas mon sentiment ; au contraire, l’expérience me range entièrement de l’opinion de Bayle. Une société ne saurait subsister sans lois, mais bien sans religion, pourvu qu’il y ait un pouvoir qui, par des peines afflictives, contraigne la multitude à obéir à ces lois ; cela se confirme par l’expérience des sauvages qu’on a trouvés dans les îles Mariannes, qui n’avaient aucune idée métaphysique dans leur tête cela se prouve encore plus par le gouvernement chinois, où le théisme est la religion de tous les grands de l’Etat. Cependant, comme vous voyez que dans cette vaste monarchie, le peuple s’est abandonné à la superstition des bonzes, je soutiens qu’il en arriverait de même ailleurs, et qu’un Etat purgé de toute superstition ne se soutiendrait pas longtemps dans sa pureté, mais que de nouvelles absurdités reprendraient la place des anciennes, et cela au bout de peu de temps. La petite dose de bon sens répandue sur la surface de ce globe, est, ce me semble, suffisante pour fonder une société généralement répandue, à peu près comme celle des jésuites, mais non pas un Etat. J’envisage les travaux de nos philosophes d’à présent comme très utiles, parce qu’il faut faire honte aux hommes du fanatisme, c’est tarir la source la plus funeste des divisions et des haines présentes à la mémoire de l’Europe, et dont on découvre les vestiges sanglants chez tous les peuples. Voilà pourquoi vos philosophes, s’ils viennent à Clèves, seront bien reçus (4) ; voilà pourquoi le baron de Werder, président de la chambre, a déjà été prévenu de les favoriser pour leur établissement ; ils y trouveront sûreté, faveur, et protection ; ils y feront en liberté des vœux pour le patriarche de Ferney ; à quoi j’ajouterai un hymne en vers au dieu de la santé et de la poésie, pour qu’il nous conserve de longues années son vicaire helvétique, que j’aime cent fois mieux que celui de saint Pierre qui réside de Rome. Adieu . FÉDÉRIC.
P.S. – Vous me demandez ce qu’il me semble de Rousseau de Genève. Je pense qu’il est malheureux et à plaindre. Je n’aime ni ses paradoxes, ni son ton cynique. Ceux de Neuchâtel en ont mal usé envers lui ; il faut respecter les infortunés ; il n’y a que des âmes perverses qui les accablent.
1 – Le Triumvirat. (G.A.)
2 – Illustre philosophe, né en 1707, mort en 1781. Il professait la théologie à l’université de Leipsick. (G.A.)
3 – Le Stoïcien. (G.A.)
4 – Mais toujours à condition qu’ils soient modérés, soumis, etc. (G.A.)