CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1766 - Partie 95
Photo de PAPAPOUSS
373 – DU ROI
A Berlin, le 8 Janvier 1766.
Non, il n’est point de plus plaisant vieillard que vous. Vous avez conservé toute la gaieté et l’aménité de votre jeunesse. Votre lettre sur les miracles m’a fait pouffer de rire (1). Je ne m’attendais pas à m’y trouver, et je fus surpris de m’y voir placé entre les Autrichiens et les cochons. Votre esprit est encore jeune, et tant qu’il restera tel, il n’y a rien à craindre pour le corps. L’abondance de cette liqueur qui circule dans les nerfs et qui anime le cerveau, prouve que vous avez encore des ressources pour vivre.
Si vous m’aviez dit, il y a dix ans, ce que vous dites en finissant votre lettre (2), vous seriez encore ici. Sans doute que les hommes ont leurs faiblesses, sans doute que la perfection n’est point leur partage, je le ressens moi-même, et je suis convaincu de l’injustice qu’il y a d’exiger des autres ce qu’on ne saurait accomplir et à quoi soi-même on ne saurait atteindre. Vous deviez commencer par là, tout était dit, et je vous aurais aimé avec vos défauts, parce que vous avez assez de grands talents pour couvrir quelques faiblesses.
Il n’y a que les talents qui distinguent les grands hommes du vulgaire. On peut s’empêcher de commettre des crimes ; mais on ne peut corriger un tempérament qui produit de certains défauts, comme la terre la plus fertile, en même temps qu’elle porte le froment fait éclore l’ivraie. L’inf… ne donne que des herbes venimeuses ; il vous est réservé de l’écraser avec votre redoutable massue, avec le ridicule que vous répandez sur elle, et qui porte plus de coups que tous les arguments (3). Peu d’hommes savent raisonner, tous craignent le ridicule.
Il est certain que ce que l’on appelle honnêtes gens en tout pays commence à penser. Dans la superstitieuse Bohême en Autriche, ancien siège du fanatisme, les personnes de mise commencent à ouvrir les yeux. Les images des saints n’ont plus de culte dont elles avaient joui autrefois. Quelques barrières que la cour oppose à l’entrée des bons ouvrages, la vérité perce nonobstant toutes ces sévérités (4). Quoique les progrès ne soient pas rapides, c’est toutefois un grand point que de voir un certain monde qui déchire le bandeau de la superstition.
Dans nos pays protestants on va plus vite, et peut-être ne faudra-t-il plus qu’un siècle pour que les animosités qui naquirent des parties sub utraque et sub una, et la Sorbonne, soient entièrement éteintes. De ce vaste domaine du fanatisme il ne reste guère que la Pologne, le Portugal, l’Espagne et la Bavière (5), où la crasse ignorance et l’engourdissement des esprits maintiennent encore la superstition.
Pour vos Génevois, depuis que vous y êtes, ils sont non seulement mécroyants, ils sont encore devenus tous de beaux esprits. Ils font des conversations entières en antithèses et en épigrammes. C’est un miracle par vous opéré. Qu’est-ce que ressusciter un mort en comparaison de donner de l’imagination à qui la nature en a refusé ? En France, aucun conte de balourdise qui ne roule sur un Suisse ; en Allemagne, quoique nous ne passions pas pour les plus découplés, nous plaisantons cependant la nation helvétique. Vous avez tout changé. Vous créez des êtres où vous résidez : vous êtes le Prométhée de Genève. Si vous étiez demeuré ici, nous serions à présent quelque chose. Une fatalité qui préside aux choses de la vie n’a pas voulu que nous jouissions de tant d’avantages.
A peine eûtes-vous quitté votre patrie, que la belle littérature y tomba en langueur ; et je crains que la géométrie n’étouffe en ce pays le peu de germe qui pouvait reproduire les beaux-arts. Le bon goût fut enterré à Rome dans les tombeaux de Virgile, d’Ovide, et d’Horace : je crains que la France, en vous perdant n’éprouve le sort des Romains.
Quoiqu’il arrive, j’ai été votre contemporain. Vous durerez autant que j’ai à vivre, et je m’embarrasse peu du goût, de la stérilité, ou de l’abondance de la postérité.
Adieu : cultivez votre jardin, car voilà ce qu’il y a de plus sage. FÉDÉRIC.
1 – Voyez, aux FACÉTIES, la quatorzième des Lettres sur les miracles. (G.A.)
2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
3 – Edition de Berlin : « Et qui porte coup plus que tous les arguments. » (G.A.)
4 – Edition de Berlin : « Toutes ces précautions. » (G.A.)
5 – L’édition de Berlin ne parle ni de la Sorbonne, ni du Portugal, ni de l’Espagne. (G.A.)
374 – DE VOLTAIRE
1er Février 1766.
Sire, je vous fais très tard mes remerciements ; mais c’est que j’ai été sur le point de ne vous en faire jamais aucun. Ce rude hiver m’a presque tué ; j’étais tout près d’aller trouver Bayle, et de le féliciter d’avoir eu un éditeur (1) qui a encore plus de réputation que lui dans plus d’un genre ; il aurait sûrement plaisanté avec moi de ce que votre majesté en a usé avec lui comme Jurieu ; elle a tronqué l’article DAVID. Je vois bien qu’on a imprimé l’ouvrage sur la seconde édition de Bayle (2). C’est bien dommage de ne pas rendre à ce David toute la justice qui lui est due ; c’était un abominable Juif, lui et ses Psaumes. Je connais un roi plus puissant que lui et plus généreux, qui, à mon gré, fait de meilleurs vers. Celui-là ne fait point danser les collines comme des béliers, et les béliers comme des collines. Il ne dit point qu’il faut écraser les petits enfants contre la muraille, au nom du Seigneur ; il ne parle point éternellement d’aspics et de basilics. Ce qui me plaît surtout de lui, c’est que dans toutes ses épîtres il n’y a pas une seule pensée qui ne soit vraie ; son imagination ne s’effare point. La justesse est le fond de son esprit ; et en effet sans justesse il n’y a ni esprit ni talent.
Je prends la liberté de lui envoyer un caillou du Rhin (3) pour un boisseau de diamants. Voilà les seuls marchés que je puisse faire avec lui.
Les dévotes de Versailles n’ont pas été très contentes du peu de confiance que j’ai en sainte Geneviève ; mais le monarque philosophe prendra mon parti.
Puisque les aventures de Neuchâtel l’ont fait rire (4), en voici d’autres que je souhaite qui l’amusent. Comme ce sont des affaires graves qui se passent dans ses Etats, il est juste qu’elles soient portées au tribunal de sa raison.
Il y a en France un nouveau procès tout semblable à celui des Calas (5) ; et il paraîtra dans quelque temps un mémoire signé de plusieurs avocats, qui pourra exciter la curiosité et la sensibilité. On verra que nos papistes sont toujours persuadés que les protestants égorgent leurs enfants pour plaire à Dieu. Si sa majesté veut avoir ce mémoire, je la supplie de me faire dire par quelle voie je dois l’adresser. J’ignore s’il le faut mettre à la poste, ou le faire partir par les chariots d’Allemagne.
1 – Frédéric venait de publier un Extrait du Dictionnaire de Bayle avec une préface. (G.A.)
2 – Où l’article DAVID est défiguré. (G.A.)
3 – L’Épître à Henri IV. (G.A.)
4 – Voyez la quatorzième des Lettres sur les miracles. (G.A.)
5 – L’Affaire Sirven. (G.A.
375 – DU ROI
A Potsdam, le 25 Février 1766.
J’aurais été fâché de vous savoir si tôt en la compagnie de Bayle. Hâtez-vous lentement à faire ce voyage, et souvenez-vous que vous faites l’ornement de la littérature française dans ce siècle, où les lettres humaines commencent à dépérir. Mais vous vivrez longtemps : votre vieillesse est comme l’enfance d’Hercule. Ce dieu écrasait des serpents dans son berceau ; et vous, chargé d’années, vous écrasez l’inf.
Vos vers sur la mort du dauphin sont beaux (1). Je crois qu’ils ont attaqué sainte Geneviève mal à propos, parce que la reine et la moitié de la cour ont fait des vœux ridicules, au cas que le dauphin en réchappât (2). Vous n’ignorez pas sans doute la sainte conversation de l’évêque de Beauvais avec Dieu, qui lui répondit : « Nous verrons ce que nous avons à faire. »
Dans un temps où les évêques parlent à Dieu, et où les reines font des pèlerinages, les ossements des bergères l’emportent sur les statues des héros, et on plante là les philosophes et les poètes. Les progrès de la raison humaine sont plus lents qu’on ne le croit. En voici la véritable cause : presque tout le monde se contente d’idées vagues des choses ; peu ont le temps de les examiner et de les approfondir. Les uns, garrottés par les chaînes de la superstition dès leur enfance, ne veulent où ne peuvent les briser ; d’autres, livrés aux frivolités, n’ont pas un mot de géométrie dans leur tête, et jouissent de la vie sans qu’un moment de réflexion interrompe leurs plaisirs. Ajoutez à cela des âmes timides, des femmes peureuses, et de total compose la société. S’il se trouve donc un homme sur mille qui pense, c’est beaucoup. Vous et vos semblables écrivez pour lui ; le reste se scandalise, et vous damne charitablement. Pour moi, qui ne vous scandalise point, je ferai mon profit honnête du mémoire des avocats et de toutes les bonnes pièces que vous voudrez m’envoyer.
Je crois qu’il faut que toute la correspondance de la Suisse passe par Francfort-sur-le-Mein pour nous parvenir. Je n’en suis cependant pas informé au juste. Ah ! si du moins vous aviez fait quelque séjour à Neuchâtel, vous auriez donné de l’esprit au modérateur et à sa sainte séquelle (3). A présent ce canton est comme la Béotie en comparaison de Ferney et des lieux où vous habitez, et nous comme les lapons. N’oubliez pas ces Lapons ; ils aiment vos ouvrages, et s’intéressent à votre conservation. FÉDÉRIC.
1 – L’Épître à Henri IV. (G.A.)
2 – Edition de Berlin : « La reine a voulu aller à pied de Versailles à l’église de Saint-Médard. » (G.A.)
3 – Il s’agit ici des persécutions contre le pasteur Petit-Pierre. Voyez la quatorzième des Lettres sur les miracles. (G.A.)
376 – DU ROI
… Juillet 1766.
Vous présumez mieux de moi que je ne le fais moi-même ; vous me soupçonnez d’être l’auteur d’un Abrégé de l’histoire ecclésiastique et de sa préface (1). Cela n’est guère plausible. Un homme sans cesse occupé de guerres ou d’affaires, n’a pas le temps d’étudier l’histoire ecclésiastique. J’ai plus fait de manifestes durant ma vie que je n’ai lu de bulles. J’ai combattu des croisés, des gens avec des toques bénites (2), que le saint-père avait fortifiés dans le zèle qu’ils marquaient pour me détruire ; mais ma plume, moins téméraire que mon épée, respecte les objets qu’une longue coutume a rendus vénérables. Je vois avec étonnement, par votre lettre, que vous pourriez choisir une autre retraite que la Suisse, et que vous pensez au pays de Clèves. Cet asile vous sera ouvert en tout temps. Comment le refuserai-je à un homme qui a tant fait d’honneur aux lettres, à sa patrie, à l’humanité, enfin à son siècle ? Vous pouvez aller de Suisse à Clèves sans fatigue ; si vous vous embarquez à Bâle, vous pouvez faire ce voyage en quinze jours sans presque sortir de votre lit.
J’ai lu avec plaisir la petite brochure (3) que vous m’avez envoyée ; elle fera plus d’impression qu’un gros livre : peu de gens raisonnent, au lieu que chaque individu est susceptible d’émotion à la narration simple d’un fait. Il ne m’en fallait pas tant pour assister ces malheureux (4) que le fanatisme prive de leur patrie dans le royaume le plus policé de l’Europe ; ils trouveront des secours et même un établissement, s’ils le veulent, qui pourra les soustraire aux atrocités de la persécution et aux longues formalités d’une justice que peut-être on ne leur rendra pas. Voilà ce que je puis faire et ce que je m’offre d’exécuter tant en faveur de l’auteur de la Henriade que de sa nièce, de son jésuite Adam, et de son hérétique Sirven. Je prie le ciel qu’il les conserve tous dans sa sainte garde.
1 – L’Abrégé est de l’abbé de Prades, mais la préface est de Frédéric. (G.A.)
2 – Le général Daun. (G.A.)
3 – Est-ce l’Avis au public sur les Calas et les Sirven, qu’on répandit plus tard ? (G.A.)
4 – Les Sirven. (G.A.)
377 – DU ROI.
A Potsdam, le 7 Auguste 1766.
Mon neveu (1) m’a écrit qu’il se proposait de visiter en passant le philosophe de Ferney. Je lui envie le plaisir qu’il a eu de vous entendre. Mon nom était de trop dans vos conversations ; et vous aviez tant de matières à traiter, que leur abondance ne vous imposait pas la nécessité d’avoir recours au philosophe de Sans-Souci pour fournir à vos entretiens.
Vous me parlez d’une colonie de philosophes qui se proposent de s’établir à Clèves : je ne m’y oppose point ; je puis leur accorder tout ce qu’ils demandent, au bois près, que le séjour de leurs compatriotes a presque entièrement détruit dans ces forêts ; toutefois, à condition qu’ils ménagent ceux qui doivent être ménagés, et qu’en imprimant ils observent de la décence dans leurs écrits (2).
La scène qui s’est passée à Abbeville est tragique : mais n’y a-t-il pas de la faute de ceux qui ont été punis ? faut-il heurter de front des préjugés que le temps a consacrés dans l’esprit des peuples ? Et si l’on veut jouir de la liberté de penser, faut-il insulter à la croyance établie ? Quiconque ne veut point remuer est rarement persécuté. Souvenez-vous de ce mot de Fontenelle : « Si j’avais la main pleine de vérités, je penserais plus d’une fois avant de l’ouvrir. »
Le vulgaire ne mérite pas d’être éclairé ; et si votre parlement a sévi contre ce malheureux jeune homme qui a frappé le signe que les chrétiens révèrent comme le symbole de leur salut, accusez-en les lois du royaume (3). C’est selon ces lois que tout magistrat fait serment de juger ; il ne peut prononcer la sentence que selon ce qu’elles contiennent, et il n’y a de ressource pour l’accusé, qu’en prouvant qu’il n’est pas dans le cas de la loi.
Si vous me demandiez si j’aurais prononcé un arrêt aussi dur, je vous dirais que non, et que, selon mes lumières naturelles, j’aurais proportionné la punition au délit. Vous avez brisé une statue, je vous condamne à la rétablir : vous n’avez pas ôté le chapeau devant le curé de la paroisse qui portait ce que vous savez ; eh bien ! Je vous condamne à vous présenter quinze jours consécutifs sans chapeau à l’église : vous avez lu les ouvrages de Voltaire ; oh ! ça, monsieur le jeune homme, il est bon de vous former le jugement ; pour cet effet, on vous enjoint d’étudier la Somme de saint Thomas et le guide-âne de monsieur le curé. L’étourdi aurait peut-être été puni plus sévèrement de cette manière, qu’il ne l’a été par les juges ; car l’ennui est un siècle, et la mort un moment (4).
Que le ciel ou la destinée écarte cette mort de votre tête, et que vous éclairiez doucement et paisiblement ce siècle que vous illustrez ! Si vous venez à Clèves, j’aurai encore le plaisir de vous revoir et de vous assurer de l’admiration que votre génie m’a toujours inspirée. Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte et digne garde. FÉDÉRIC.
1 – Le prince héréditaire de Brunswick. (G.A.)
2 – On voit ici le despote apparaître. Il en sera de même chaque fois que Voltaire lui reparlera de donner un lieu de refuge aux philosophes encyclopédistes persécutés en France. (G.A.)
3 – Il n’existait aucune loi en France d’après laquelle on peut condamner le chevalier de La Barre, et ce qui le prouve c’est que depuis vingt ans aucun des membres du tribunal que cet arrêt a couvert d’opprobre n’a osé la citer ; mais il est vrai qu’ils en ont supposé l’existence, ce qui prouve ou une ignorance honteuse de la législation ou un fanatisme porté jusqu’à la démence. (K.)
4 – Réminiscence d’un vers de Gresset dans son Epître à ma sœur. (G.A.)