CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 24

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 24

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à M. le comte d’Argental.

 

Aux eaux de Rolle en Suisse, par Genève, 14 Juillet 1766.

 

 

          Mes chers anges, mettez-moi aux pieds de M. de Chauvelin ; dites-lui que je pense comme lui ; dites-lui que la pièce inspire je ne sais quoi d’atroce, mais qu’elle n’ennuie point ; qu’elle est un peu dans le goût anglais ; qu’on n’a eu d’autre intention que de dire ce qu’on pense d’Auguste et d’Antoine, et que d’ailleurs elle est assez fortement écrite.

 

          Non vraiment, je n’ai point ma minute ; je l’avais envoyée au libraire ; je ferai mon possible pour la retirer, et je vous conjure encore, par vos ailes, de me renvoyer ma copie, par la diligence de Lyon, à Meyrin, en belle toile cirée : c’est la façon dont il faut s’y prendre pour faire tenir tous les gros paquets. Vous verrez, par l’étrange lettre (1) que j’ai reçue d’un château près d’Abbeville, que vos dignes avocats ont encore bien plus fortement raison qu’ils ne pensaient. Il y a dans tout cela de quoi frémir d’horreur. Je suis persuadé que le roi aurait fait grâce, s’il avait su tout ce détail ; mais la tête avait tourné à ce pauvre chevalier de La Barre et à tout le monde ; on n’a pas su le défendre, on n’a pas su même récuser des témoins qu’on pouvait regarder comme subornés par Belleval. D’ailleurs, ce qui est bien singulier, c’est qu’il n’y a point de loi expresse pour un pareil délit. Il est abandonné, comme presque tout le reste, à la prudence ou au caprice du juge. Le lieutenant d’Abbeville a craint de n’en pas faire assez, et le parlement en a trop fait. Vous savez que des vingt-cinq juges il n’y en a eu que quinze qui ont opiné à la mort. Mais quand plus d’un tiers des opinants penche vers la clémence, les deux autres tiers sont bien cruels. De quoi dépend la vie des hommes ! Si la loi était claire, tous les juges seraient du même avis ; mais quand elle ne l’est pas, quand il n’y a pas même de loi, faut-il que cinq voix de plus suffisent pour faire périr, dans les plus horribles tourments, un jeune gentilhomme qui n’est coupable que de folie ? Que lui aurait-on fait de plus s’il avait tué son père ?

 

          En vérité, si le parlement est le père du peuple, il ne l’est pas de la famille d’Ormesson (2). Je suis saisi d’horreur. Je prends actuellement des eaux minérales, mais sûrement elles me feront mal ; on ne digère rien après de pareilles aventures.

 

          Je ne suis point surpris de la conduite de ce malheureux Jean-Jacques (3), mais j’en suis très affligé. Il est affreux qu’il ait été donné à un pareil coquin de faire le Vicaire savoyard. Ce malheureux fait trop de tort à la philosophie ; mais il ne ressemble aux philosophes que comme les singes ressemblent aux hommes.

 

          Toute ma petite famille, mes anges, se met au bout de vos ailes, et moi surtout, qui vous adore autant que je hais, etc., etc., etc.

 

          Je vous demande en grâce de m’envoyer la consultation des avocats (4) ; il n’y a qu’à la mettre dans le paquet couvert de toile cirée, afin que les brûlés soient avec les roués.

 

 

1 – Voyez la lettre à Richelieu du 18 Juillet, note. (G.A.)

2 – La Barre était de cette famille. (G.A.)

3 – Sa brouille avec Hume en Angleterre. (G.A.)

4 – Contre les juges d’Abbeville. Voyez le Cri du sang. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Élie de Beaumont.

 

Aux eaux de Rolle, le 14 Juillet 1766.

 

 

          Etes-vous, mon cher Cicéron, du nombre de ceux qui ont fait une consultation en faveur de l’humanité, contre une cruauté indigne de ce siècle ? Vous en êtes bien capable. Je vous en révérerai et aimerai bien davantage. Vous auriez fait encore plus, si vous aviez lu la relation véritable que M. Damilaville doit vous communiquer. Que vous avez bien raison de faire voir que notre jurisprudence criminelle est encore bien barbare ! Ne vous découragez point, mon cher Cicéron, de tout ce que vous voyez ; donnez, au nom de Dieu, votre mémoire pour les Sirven, dussiez-vous ne point obtenir d’attribution de juges. Je vous répète que ce mémoire sera votre chef-d’œuvre, qu’il mettra le comble à votre réputation ; et quant aux Sirven, ils seront toujours assez justifiés dans l’Europe.

 

          Soyez toujours le défenseur de l’innocence et de la raison ; rendez les hommes meilleurs et plus éclairés ; c’est votre vocation. Soyez surtout heureux vous-même avec votre digne épouse. Mon cœur est à vous, et mon esprit est le client du vôtre.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

Aux Eaux de Rolle en Suisse, 14 Juillet 1766.

 

 

          Vous allez être bien étonné, vous allez frémir, mon cher frère, quand vous lirez la Relation (1) que je vous envoie. Qui croirait que la condamnation de cinq jeunes gens de famille à la plus horrible mort pût être le fruit de l’amour et de la jalousie d’un vieux scélérat d’élu d’Abbeville ? La première idée qui vient est que cet élu est un grand réprouvé ; mais il n’y a pas moyen de rire dans une circonstance si funeste. Ne saviez-vous pas que plusieurs avocats ont donné une consultation qui démontre l’absurdité de cet affreux arrêt ? Ne l’aurai-je point, cette consultation ?

 

          On dit que le premier président leur en a voulu faire des reproches, et qu’ils lui ont répondu avec la noblesse et la fermeté dignes de leur profession. C’est une chose abominable que la mort des hommes, et que les plus terribles supplices dépendent de cinq radoteurs qui l’emportent, par la majorité des voix, sur les dix conseillers du parlement les plus éclairés et les plus équitables. Je suis persuadé que si sa majesté eût été informée du fond de l’affaire, elle aurait donné grâce ; elle est juste et bienfaisante : mais la tête avait tourné aux deux malheureux, et ils se sont perdus eux-mêmes.

 

          Je vous conjure, mon cher frère, d’envoyer à M. de Beaumont copie de la Relation, avec le petit billet que je lui écris.

 

          Je vous embrasse avec autant de douleur que de tendresse.

 

          Est-ce qu’on a brûlé les Délits et les Peines ?

 

 

1 – Voyez la Relation de la mort du chevalier de La Barre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lacombe.

 

Aux eaux de Rolle, 14 Juillet 1766.

 

 

          Je ne crois point du tout, monsieur, que cette pièce (1) puisse être jouée ; je pense seulement qu’elle est faite pour être lue par les gens de lettres : ainsi il me paraît que vous ne devez pas en tirer un grand nombre d’exemplaires. Je vous avoue qu’on ne veut faire imprimer cet ouvrage qu’en faveur des notes ; et pour peu que les censeurs trouvent à redire à quelques-unes des notes, on les corrigera sans difficulté.

 

          Il paraît depuis peu une Histoire du Commerce et de la navigation des Egyptiens (2). Je vous prie de me l’envoyer à Meyrin près de Genève.

 

 

1 – Le Triumvirat. (K.)

2 – Par Hubert-Pascal Ameilhon, né en 1730, mort en 1811. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

Aux eaux de Rolle, 14 Juillet 1766.

 

 

          Je suis toujours aux eaux, et assez malade, mon cher ami. J’ai mal daté ma dernière, qui pourtant ne partira qu’avec ce billet-ci. Je vous supplie de faire rendre cet autre billet à Lacombe. Mes amis savent sans doute  que je suis aux eaux ; mais je recevrai exactement toutes les lettres qu’on m’écrira à Genève.

 

          Voici ce qu’on m’écrit sur Jean-Jacques :

 

« J’ai vu les lettres de M. Hume. Il mande que Rousseau est le scélérat le plus atroce, le plus noir qui ait jamais déshonoré la nature humaine ; qu’on lui avait bien dit qu’il avait tort de se charger de lui, mais qu’il avait cédé aux instances de ses protecteurs ; qu’il avait mis le scorpion dans son sein, et qu’il en avait été piqué ; que le procès, avec cet homme affreux, allait être imprimé en anglais ; qu’il priait qu’on le traduisît en français, et qu’on vous en envoyât un exemplaire. »

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

 

 

          Ange de paix, voici un Génevois qui vous donnera de quoi faire votre métier de bienfaisance. Tandis que vous cherchez à peupler le pays de Gex de protestants, on les en chasse ; on ravit le bien patrimonial d’une famille. C’est par charité chrétienne, à la vérité ; mais c’est contre les lois mêmes de Louis XIV, qui ne sont pas si sévères que les déprédateurs fiscaux. Permettez que je recommande à vos bontés, à votre protection, et à vos conseils, le porteur de ma requête.

 

          On dit qu’une jolie et brave Lyonnaise a rossé trois citoyens. Le porteur n’est pas du nombre ; elle lui aurait donné un baiser.

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

Mercredi matin, à huit heures, à Ferney (… Juillet).

 

 

          Figurez-vous donc, monsieur, qu’hier mardi M. le prince de Brunswick m’écrit qu’il viendra se reposer de ses fatigues dans mon ermitage. Je lui propose d’y venir manger du lait et des œufs frais, et de renoncer ce jour-là au monde et à ses pompes. Et sur ce que vous m’aviez mandé des pompes, je vous prie de vouloir bien venir avec M. de Taulès pour me bouillir du lait. Point du tout, ne voilà-t-il pas que ce jeune héros me mande qu’il est engagé pour des crevailles avec M. l’ambassadeur, et qu’il ne viendra que demain ! Je n’ose plus supplier son excellence de venir faire pénitence de ses excès à la campagne. Qu’il se crève, qu’il se damne, qu’il fasse tout ce qu’il voudra, il est le maître ; je suis à ses ordres et aux vôtres. Faites-moi la grâce d’instruire un pauvre vieux ermite de vos marches et de vos plaisirs.

 

          Votre grand diable de Cosaque, qui dit avoir la poitrine perdue, est un fort bon homme. Il avait avec lui un médecin qui a du mérite.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux eaux de Rolle, 16 Juillet 1766.

 

 

          Je me jette à votre nez, à vos pieds, à vos ailes, mes divins anges. Je vous demande en grâce de m’apprendre s’il n’y a rien de nouveau. Je vous supplie de me faire avoir la consultation (1) des avocats ; c’est un monument de générosité, de fermeté, et de sagesse, dont j’ai d’ailleurs un très grand besoin. Si vous n’en avez qu’un exemplaire, et que vous ne vouliez pas le perdre, je le ferai transcrire, et je vous le renverrai aussitôt.

 

          L’atrocité de cette aventure me saisit d’horreur et de colère. Je me repens bien de m’être ruiné à bâtir et à faire du bien dans la lisière d’un pays où l’on commet de sang-froid, et en allant dîner, des barbaries qui feraient frémir des sauvages ivres. Et c’est là ce peuple si doux, si léger, et si gai ! Arlequins anthropophages ! je ne veux plus entendre parler de vous. Courez du bûcher au bal, et de la Grève à l’Opéra-Comique ; rouez Calas, pendez Sirven, brûlez cinq pauvres jeune gens (2) qu’il fallait, comme disent mes anges, mettre six mois à Saint-Lazare ; je ne veux pas respirer le même air que vous.

 

          Mes anges, je vous conjure, encore une fois, de me dire tout ce que vous savez. L’inquisition est fade en comparaison de vos jansénistes de grand’chambre et de Tournelle. Il n’y a point de loi qui ordonne ces horreurs en pareil cas ; il n’y a que le diable qui soit capable de brûler les hommes en dépit de la loi. Quoi ! le caprice de cinq vieux fous suffira pour infliger des supplices qui auraient fait trembler Busiris ! Je m’arrête, car j’en dirais bien davantage. C’est trop parler de démons, je ne veux qu’aimer mes anges.

 

 

1 – Consultation datée du 27 juin 1766, et signée Cellier, d’Outremont, Muyart de Vouglans, Gerbier, Timbergue, Benoist fils, Turpin et Linguet. (G.A)

2 – Il y avait cinq accusés, le chevalier de La Barre, Moisnel, Douville de Maillefeu, Dumaisniel de Saveuse, et d’Etallonde de Morival. La Barre seul fût brûlé. (G.A.)

 

 

 

 

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