DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : A comme ART DRAMATIQUE - Partie 8
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A comme ART DRAMATIQUE.
SECOND ACTE D’IPHIGÉNIE.
C’est avec une adresse bien digne de lui que Racine, au second acte, fait paraître Ériphile avant qu’on ait vu Iphigénie. Si l’amante aimée d’Achille s’était montrée la première, on ne pourrait souffrir Eriphile sa rivale. Ce personnage est absolument nécessaire à la pièce, puisqu’il en fait le dénouement ; il en fait même le nœud ; c’est elle qui, sans le savoir, inspire des soupçons cruels à Clytemnestre, et une juste jalousie à Iphigénie ; et par un art encore plus admirable, l’auteur sait intéresser pour cette Eriphile elle-même. Elle a toujours été malheureuse, elle ignore ses parents, elle a été prise dans sa patrie mise en cendres : un oracle funeste la trouble ; et pour comble de maux, elle a une passion involontaire pour cet Achille dont elle est captive.
Dans les cruelles mains par qui je fus ravie,
Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie.
Enfin mes tristes yeux cherchèrent la clarté ;
Et, me voyant presser d’un bras ensanglanté,
Je frémissais, Doris, et d’un vainqueur sauvage
Craignais (1) de rencontrer l’effroyable visage.
J’entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur,
Et toujours détournant ma vue avec horreur.
Je le vis : son aspect n’avait rien de farouche :
Je sentis le reproche expirer dans ma bouche,
Je sentis contre moi mon cœur se déclarer,
J’oubliai ma colère, et ne sus que pleurer.
Acte II, scène I.
Il le faut avouer, on ne faisait point de tels vers avant Racine ; non seulement personne ne savait la route du cœur, mais presque personne ne savait les finesses de la versification, cet art de rompre la mesure :
Je le vis : son aspect n’avait rien de farouche.
Personne ne connaissait cet heureux mélange de syllabes longues et brèves, et de consonnes suivies de voyelles qui font couler un vers avant tant de mollesse, et qui le font entrer dans une oreille sensible et juste avec tant de plaisir.
Quel tendre et prodigieux effet cause ensuite l’arrivée d’Iphigénie ! Elle vole après son père aux yeux d’Ériphile même, de son père qui a pris enfin la résolution de la sacrifier ; chaque mot de cette scène tourne le poignard dans le cœur. Iphigénie ne dit pas des choses outrées, comme dans Euripide, je voudrais être folle (ou fait la folle) pour vous égayer, pour vous plaire. Tout est noble dans la pièce française, mais d’une simplicité attendrissante ; et la scène finit par ces mots terribles : Vous y serez, ma fille. Sentence de mort après laquelle il ne faut plus rien dire.
On prétend que ce mot déchirant est dans Euripide, on le répète sans cesse. Non, il n’y est pas. Il faut se défaire enfin, dans un siècle tel que le nôtre, de cette maligne opiniâtreté à faire avoir toujours le théâtre ancien des Grecs aux dépens du théâtre français. Voici ce qui est dans Euripide :
IPHIGÉNIE.
Mon père, me ferez-vous habiter dans un autre séjour ? (ce qui veut dire, me marierez-vous ailleurs ?)
AGAMEMNON.
Laissez cela ; il ne convient pas à une fille de savoir ces choses.
IPHIGÉNIE.
Mon père, revenez au plus tôt après avoir achevé votre entreprise.
AGAMEMNON.
Il faut auparavant que je fasse un sacrifice.
IPHIGÉNIE.
Mais c’est un soin dont les prêtres doivent se charger.
AGAMEMNON.
Vous le saurez, puisque vous serez tout auprès, au lavoir.
IPHIGÉNIE.
Ferons-nous, mon père, un chœur autour de l’autel ?
AGAMEMNON.
Je te crois plus heureuse que moi ; mais à présent cela ne t’importe pas ; donne-moi un baiser triste et ta main, puisque tu dois être si longtemps absente de ton père. O quelle gorge ! quelles joues ! quels blonds cheveux ! que de douleur la ville des Phrygiens et Hélène me causent ! Je ne veux plus parler, car je pleure trop en t’embrassant. Et vous, fille de Léda, excusez-moi si l’amour paternel m’attendrit trop, quand je dois donner ma fille à Achille.
Ensuite Agamemnon instruit Clytemnestre de la généalogie d’Achille, et Clytemnestre lui demande si les noces de Pélée et de Thétis se firent au fond de la mer.
Brumoy a déguisé autant qu’il l’a pu ce dialogue, comme il a falsifié presque toutes les pièces qu’il a traduites ; mais rendons justice à la vérité, et jugeons si ce morceau d’Euripide approche de celui de Racine :
Verra-t-on à l’autel votre heureuse famille ?
AGAMEMNON.
Hélas !
IPHIGÉNIE.
Vous vous taisez !
AGAMEMNON.
Vous y serez, ma fille.
Act. II, scène II.
Comment se peut-il faire qu’après cet arrêt de mort qu’Iphigénie ne comprend point, mais que le spectateur entend avec tant d’émotion, il y ait encore des scènes touchantes dans le même acte, et même des coups de théâtre frappants ? C’est là, selon moi, qu’est le comble de la perfection.
ACTE TROISIÈME.
Après des incidents naturels bien préparés, et qui tous concourent à redoubler le nœud de la pièce, Clytemnestre, Iphigénie, Achille, attendent dans la joie le moment du mariage ; Eriphile est présente, et le contraste de sa douleur avec l’allégresse de la mère et des deux amants, ajoute à la beauté de la situation. Arcas paraît de la part d’Agamemnon ; il vient dire que tout est prêt pour célébrer ce mariage fortuné. Mais quel coup ! quel moment épouvantable !
Il l’attend à l’autel … pour la sacrifier…
Acte III, scène V.
Achille, Clytemnestre Iphigénie, Eriphile expriment alors en un seul vers tous leurs sentiments différents, et Clytemnestre tombe aux genoux d’Achille.
Oubliez une gloire importune.
Ce triste abaissement convient à ma fortune.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
C’est vous que nous cherchions sur ce funeste bord ;
Et votre nom, seigneur, la conduit à la mort.
Ira-t-elle, des dieux implorant la justice,
Embrasser leurs autels parés pour son supplice ?
Elle n’a que vous seul. Vous êtes en ces lieux
Son père, son époux, son asile, ses dieux.
Acte III, scène V.
O véritable tragédie ! beauté de tous les temps et de toutes les nations ! Malheur aux barbares qui ne sentiraient pas jusqu’au fond du cœur ce prodigieux mérite !
Je sais que l’idée de cette situation est dans Euripide ; mais elle y est comme le marbre dans la carrière, et c’est Racine qui a construit le palais.
Une chose assez extraordinaire, mais bien digne des commentateurs, toujours un peu ennemis de leur patrie, c’est que le jésuite Brumoy, dans son Discours sur le théâtre des Grecs, fait cette critique : « Supposons qu’Euripide vînt de l’autre monde, et qu’il assistât à la représentation de l’Iphigénie de M. Racine…ne serait-il point révolté de voir Clytemnestre aux pieds d’Achille qui la relève, et de mille autres choses soit par rapport à nos usages qui nous paraissent plus polis que ceux de l’antiquité, soit par rapport aux bienséances etc. »
Remarquez, lecteurs, avec attention, que Clytemnestre se jette aux genoux d’Achille dans Euripide, et que même il n’est point dit qu’Achille la relève.
A l’égard de mille autres choses par rapport à nos usages, Euripide se serait conformé aux usages de la France, et Racine à ceux de la Grèce.
Après cela, fiez-vous à l’intelligence et à la justice des commentateurs.
ACTE QUATRIÈME.
Comme dans cette tragédie l’intérêt s’échauffe toujours de scène en scène, que tout y marche de perfections en perfections, la grande scène entre Agamemnon, Clytmnestre et Iphigénie, est encore supérieure à tout ce que nous avons vu. Rien ne fait jamais, au théâtre, un plus grand effet que des personnages qui renferment d’abord leur douleur dans le fond de leur âme, et qui laissent ensuite éclater tous les sentiments qui les déchirent : on est partagé entre la pitié et l’horreur : c’est d’un côté Agamemnon, accablé lui-même de tristesse, qui vient demander sa fille pour la mener à l’autel, sous prétexte de la remettre au héros à qui elle est promise. C’est Clytemnestre qui lui répond d’une voix entrecoupée :
S’il faut partir, ma fille est toute prête :
Mais vous n’avez-vous rien, seigneur, qui vous arrête ?
AGAMEMNON.
Moi, madame ?
CLYTEMNESTRE.
Vos soins ont-ils tout préparé ?
AGAMEMNON.
Calchas est prêt, madame, et l’autel est paré ;
J’ai fait ce que m’ordonne un devoir légitime.
CLYTEMNESTRE.
Vous ne me parlez point, seigneur, de la victime.
Acte IV, scène III.
Ces mots, Vous ne me parlez point de la victime, ne sont pas assurément dans Euripide. On sait de quel sublime est le reste de la scène, non pas de ce sublime de déclamation, non pas de ce sublime de pensées recherchées ou d’expressions gigantesques, mais de ce qu’une mère au désespoir a de plus pénétrant et de plus terrible, de ce qu’une jeune princesse qui sent tout son malheur a de plus touchant et de plus noble : après quoi Achille dans une autre scène déploie la fierté, l’indignation, les menaces d’un héros irrité, sans qu’Agamemnon perde rien de sa dignité ; et c’était là le plus difficile.
Jamais Achille n’a été plus Achille que dans cette tragédie. Les étrangers ne pourront pas dire de lui ce qu’ils disent d’Hippolyte, de Xipharès, d’Antiochus, roi de Comagène, de Bajazet même : ils les appellent monsieur Bajazet, monsieur Antiochus, monsieur Xipharès, monsieur Hippolyte, et, je l’avoue, ils n’ont pas tort ; Cette faiblesse de Racine est un tribut qu’il a payé aux mœurs de son temps, à la galanterie de la cour de Louis XIV, au goût des romans qui avaient infecté la nation, aux exemples mêmes de Corneille, qui ne composa jamais une tragédie sans y mettre de l’amour, et qui fit de cette passion le principal ressort de la tragédie de Polyeucte, confesseur et martyr, et de celle d’Attila, roi des Huns, et de sainte Théodore qu’on prostitue.
Ce n’est que depuis peu d’années qu’on a osé en France produire des tragédies profanes sans galanterie. La nation était si accoutumée à cette fadeur, qu’au commencement du siècle où nous sommes, on reçut avec applaudissement une Electre amoureuse, et une partie carrée de deux amants et de deux maîtresses dans le sujet le plus terrible de l’antiquité, tandis qu’on sifflait l’Electre de Longepierre, non-seulement parce qu’il y avait des déclamations à l’antique, mais parce qu’on n’y parlait point d’amour.
Du temps de Racine, et jusqu’à nos derniers temps, les personnages essentiels au théâtre était l’amoureux et l’amoureuse, comme à la foire Arlequin et Colombine. Un acteur était reçu pour jouer tous les amoureux.
Achille aime Iphigénie, et il le doit ; il la regarde comme sa femme ; mais il est beaucoup plus fier, plus violent qu’il n’est tendre ; il aime comme Achille doit aimer ; et il parle comme Homère l’aurait fait parler s’il avait été Français.
ACTE CINQUIÈME.
M. Luneau de Boisjermain, qui a fait une édition de Racine avec des commentaires, voudrait que la catastrophe d’Iphigénie fût en action sur le théâtre. « Nous n’avons, dit-il, qu’un regret à former, c’est que Racine n’ait point composé sa pièce dans un temps où le théâtre fût, comme aujourd’hui, dégagé de la foule des spectateurs qui inondaient autrefois le lieu de la scène ; ce poète n’aurait pas manqué de mettre en action la catastrophe qu’il n’a mise qu’en récit. On eût vu d’un côté un père consterné, une mère éperdue, vingt rois en suspens, l’autel, le bûcher, le prêtre, le couteau, la victime ; et quelle victime ! de l’autre, Achille menaçant, l’armée en émeute, le sang de toutes parts prêt à couler ; Eriphile alors serait survenue ; Calchas l’aurait désignée pour l’unique objet de la colère céleste ; et cette princesse, s’emparant du couteau sacré, aurait expiré bientôt sous les coups qu’elle se serait portés. »
Cette idée paraît plausible au premier coup d’œil. C’est en effet le sujet d’un très beau tableau, parce que dans un tableau on ne peint qu’un instant ; mais il serait bien difficile que, sur le théâtre, cette action, qui doit durer quelques moments, ne devînt froide et ridicule. Il m’a toujours paru évident que le violent Achille, l’épée nue, et ne se battant point, vingt héros dans la même attitude, comme des personnages de tapisserie, Agamemnon, roi des rois, n’imposant à personne, immobile dans le tumulte, formeraient un spectacle assez semblable au cercle de la reine en cire colorée par Benoît.
Il est des objets que l’art judicieux
Doit offrir à l’oreille, et reculer des yeux.
Boileau, III, 53-4.
Il y a bien plus ; la mort d’Eriphile glacerait les spectateurs au lieu de les émouvoir. S’il est permis de répandre du sang sur le théâtre (ce que j’ai quelque peine à croire), il ne faut tuer que les personnages auxquels on s’intéresse. C’est alors que le cœur du spectateur est véritablement ému, il vole au-devant du coup qu’on va porter, il saigne de la blessure ; on se plaît avec douleur à voir tomber Zaïre sous le poignard d’Orosmane dont elle est idolâtrée. Tuez, si vous voulez, ce que vous aimez ; mais ne tuez jamais une personne indifférente ; le public sera très indifférent à cette mort : on n’aime point du tout Eriphile. Racine l’a rendue supportable jusqu’au quatrième acte ; mais dès qu’Iphigénie est en péril de mort, Eriphile est oubliée, et bientôt haïe : elle ne ferait pas plus d’effet que la biche de Diane.
On m’a mandé depuis peu qu’on avait essayé à Paris le spectacle que M. Luneau de Boisjermain avait proposé, et qu’il n’a point réussi. Il faut savoir qu’un récit écrit par Racine est supérieur à toutes les actions théâtrales.
1 – Des puristes ont prétendu qu’il fallait je craignais ; ils ignorent les heureuses libertés de la poésie ; ce qui est une négligence en prose, est très souvent une beauté en vers. Racine s’exprime avec une élégance exacte, qu’il ne sacrifie jamais à la chaleur du style.