CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 31
Photo de PAPAPOUSS
à M. Damilaville.
16 Octobre 1765.
J’ai passé de beaux jours avec vous, mon cher frère ; il me reste les regrets ; mais il me reste aussi la douceur du souvenir et l’espérance de vous revoir encore avant que je meure. Qui vous empêcherait, par exemple, de revenir un jour avec M. et madame de Florian ? Vous savez combien ils vous aiment, car vous avez gagné tous les cœurs. J’ai reçu votre lettre de Dijon, et madame de Florian ne vous rendra la mienne qu’à Paris. Je me flatte que votre zèle, conduit par votre prudence, va servir la bonne cause avec toute la chaleur que la nature a mise dans votre cœur généreux, sincère et compatissant. Les indignes ennemis de la raison et de la vertu sentiront bientôt qu’il n’y a de raison et de vertu que chez les vrais philosophes. L’infâme Jean-Jacques est le Judas de la confrérie, mais vous ferez de dignes apôtres.
Vous savez avec quelle impatience j’attends les manuscrits de Fréret (1) que vous m’avez promis. Ceux que vous avez emportés peuvent se multiplier aisément. La lumière ne doit pas demeurer sous le boisseau. Je me flatte que vous m’instruirez des querelles du parlement et du clergé ; nous sommes cette fois-ci parlementaires et de dignes paroissiens de M. l’archevêque de Novogorod (2).
Les divisions de Genève éclateront bientôt. Il est absolument nécessaire que vous et vos amis vous répandiez dans le public que les citoyens ont raison contre les magistrats ; car il est certain que le peuple ne veut que la liberté, et que la magistrature ambitionne une puissance absolue. Y a-t-il rien de plus tyrannique, par exemple, que d’ôter la liberté de la presse ? Et comment un peuple peut-il se dire libre, quand il ne lui est pas permis de penser par écrit ? Quiconque a le pouvoir en main voudrait crever des yeux à tous ceux qui lui sont soumis ; tout juge de village voudrait être despotique : la rage de la domination est une maladie incurable.
Je commence à lire aujourd’hui le livre italien des Délits et des Peines (3). A vue de pays, cela me paraît philosophique ; l’auteur est un frère.
Adieu, vous qui serez toujours le mien. Adieu, mon cher ami ; périssent les infâmes préjugés, qui déshonorent et qui abrutissent la nature humaine, et vivent la raison et la probité, qui sont les protectrices des hommes contre les fureurs de l’inf… ! Adieu, encore une fois, au nom de Confucius, de Marc-Antonin, d’Epictète, de Cicéron et de Caton.
1 – La Lettre de Thrasybule à Leucippe. (G.A.)
2 – Voyez le Mandement du révérendissime père en Dieu. (G.A.)
3 – De Beccaria. (G.A.)
à M. de La Harpe.
19 Octobre 1765.
J’avoue qu’il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites de la belle réception qu’on fit à cette Adélaïde du Guesclin, longtemps avant que vous fussiez né. On ne réussit dans ce monde qu’à la pointe de l’épée ; le plaisant de l’affaire, c’est qu’il n’y a pas un mot de changé dans la pièce autrefois sifflée et aujourd’hui applaudie. Ces exemples doivent consoler la jeunesse (1). Songez que si vous travaillez pour des Français, vous travaillez aussi pour des Welches, qui ont approuvé une Electre (2) amoureuse d’un Itys, qui ont préféré la Phèdre de Pradon à celle de Racine, et qui ont méprisé Athalie pendant trente ans. C’est bien pis dans les provinces, où les présidents des élections et les échevins jugent d’un ouvrage par les feuilles de Fréron. Heureusement vous avez autant de courage que de génie. Quelqu’un a dit que la gloire réside au haut d’une montagne ; les aigles y volent et les reptiles s’y traînent. Vous avez pris un vol d’aigle dans Warwick, et vos ailes sont bonnes.
Je vous embrasse de tout mon cœur. Madame Denis vous fait mille compliments.
1 – Le Pharamond de La Harpe avait été joué le 14 Août sans succès. (G.A.)
2 – Dans l’Electre de Crébillon. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
26 Octobre 1765.
Je vous obéis toujours ponctuellement, mon divin ange ; mais c’est quand je le peux. Votre dernière lettre du 19 Octobre qui, par parenthèse, est charmante, me remontre mon devoir sur deux ou trois points d’Adélaïde. Vous verrez, par la feuille suivante (1), que mon devoir est rempli, bien ou mal.
Les quatre vers que vous regrettez, et qui commencent :
Il faut à son ami montrer son injustice,
sont déjà restitués, et je les ai envoyés à Lekain, à qui je vous prie de faire tenir ce nouveau brimborion (2).
Comme il faut à son ami montrer son injustice, vous croyez donc me montrer la mienne en prenant partie contre les filles, et vous trouvez bon qu’on les empêche d’aller où vous savez, c’est-à-dire en Russie (3) ? Je conçois bien qu’il n’est pas permis d’enrôler des soldats et de débaucher des manufacturiers ; mais je vous assure que les filles majeures ont le droit de voyager, et que la manière dont on en a usé avec un seigneur envoyé par Catherine est directement contre les lois divines, humaines et même génevoises. J’en ai été d’autant plus piqué, que M. le comte de Schowalow, très intéressé dans cette affaire, était alors chez moi.
Je vous assure de plus que je n’ai jamais vécu avec les membres du conseil de la parvulissime république de Genève ; car, excepté les Tronchin et deux ou trois autres, ce tripot est composé de pédants du seizième siècle. Il y a beaucoup plus d’esprit et de raison dans les autres citoyens. Au reste, vient chez moi qui veut, je ne prie personne ; madame Denis fait les honneurs, et moi je reste dans ma chambre, condamné à souffrir ou à barbouiller du papier ; les visites me feraient perdre mon temps ; je n’en rends aucune, Dieu merci. Les belles et grandes dames, les pairs, les intendants mêmes, se sont accoutumés à ma grossièreté. Il n’est pas en moi de vivre autrement, grâce à ma vieillesse et à mes maladies.
Madame la comtesse d’Harcourt se fera porter dans un lit à la suite de Tronchin. Elle pouvait se remuer quand elle vint ici, elle ne se remue plus ; on déposera son lit sous des hangars ou des remises, de cabaret en cabaret, jusqu’à Paris. Je voudrais bien en faire autant qu’elle, uniquement pour vous faire ma cour, et pour jouir de la consolation de vous revoir. Mon cœur vous l’a dit cent fois, et il est dur de mourir sans avoir causé avec vous. Mais j’ai avec moi un parent (4) qui, quoique jeune, est réduit à un état pire, sans comparaison, que celui de madame d’Harcourt. Il a besoin de nos secours journaliers. Comment l’abandonner ? Comment laisser ma petite Corneille grosse de six mois ? Je me dis, pour m’étourdir : Ce sera pour l’année qui vient ; belle chimère : l’année qui vient je serai mort, et les dévots riront bien quand je serai damné.
Je soupçonne que si M. le duc de Praslin se dégoûte d’un tracas qui n’est qu’un fagot d’épines, s’il est assez philosophe pour rester ministre avec la liberté de vivre avec ses amis et de jouir de ses belles possessions, M. de Chauvelin vous consolera. Il est parti bien brusquement de Turin, comme vous savez, et comme vous saviez sans doute avant qu’il partît. J’ai été confondu qu’il n’ait pas pris son chemin par mes masures ; mais il m’a mandé qu’il était très pressé, et moi j’ai été très fâché de ne pouvoir lui rendre mes hommages à son passage.
Vos Welches gâtent tout, ils détériorent jusqu’à l’inoculation. Ces choses-là n’arrivent point en Angleterre. Je suis bon Français, quoi qu’on die ; je suis affligé des sottises que font certains corps : ils se mettent évidemment dans le cas d’avoir tort quand ils auront raison.
Adieu, mon divin ange ; madame Denis vous fait mille tendres compliments, et vous savez combien je vous idolâtre.
Que devient madame d’Argental pendant votre absence (5) ?
1 – Une feuille pleine de corrections. (G.A.)
2 – Les corrections. (G.A.)
3 – Voyez la lettre à d’Argental du 23 novembre. (G.A.)
4 – Daumart. (G.A.)
5 – D’Argental devait être à Fontainebleau. (G.A.)
à M. l’abbé de Voisenon.
A Ferney, le 28 Octobre 1765.
J’avais un arbuste inutile
Qui languissait dans mon canton (1)
Un bon jardinier de la ville
Vient de greffer mon sauvageon.
Je ne recueillais de ma vigne
Qu’un peu de vin grossier et plat ;
Mais un gourmet l’a rendu digne
Du palais le plus délicat.
Ma bague était fort peu de chose ;
On la taille en beau diamant :
Honneur à l’enchanteur charmant
Qui fit cette métamorphose !
Vous sentez bien, monsieur l’évêque de Montrouge, à qui sont adressés ces mauvais vers. Je vous prie de présenter mes compliments à M. Favart, qui est un des deux conservateurs des grâces et de la gaieté françaises. Comme il y a environ dix ans que vous ne m’avez écrit, je n’ose vous dire : O mon ami ! écrivez-moi ; mais je vous dit : Ah ! mon ami, vous m’avez oublié net.
1 – Favart venait de donner Isabelle et Gertrude, comédie faite d’après le conte intitulé l’Education d’une fille. Voisenon, à qui la pièce est dédiée, passait pour y avoir collaboré. (G.A.)
à M. le prince de Gallitzin.
Octobre.
Monsieur, j’ai trop d’obligations à sa majesté impériale, je lui suis trop respectueusement attaché pour ne l’avoir pas servie, autant qu’il a dépendu de moi, dans le dessein qu’elle a eu de faire venir dans son empire quelques femmes de Genève et du pays de Vaud pour enseigner la langue française à des jeunes filles de qualité à Moscou et à Pétersbourg. C’est d’ailleurs un si grand honneur pour notre langue, que j’aurais secondé cette entreprise, quand même la reconnaissance ne m’en aurait pas imposé le devoir.
M. le comte de Schowalow a déjà rendu compte à votre excellence de toute cette affaire, et de la manière dont le petit conseil de Genève a fait sortir de la ville M. le comte de Bulau, chargé des ordres de l’impératrice. Je peux assurer à votre excellence que jamais il n’a été défendu à aucun Génevois ni à aucune Génevoise d’aller s’établir où bon leur semble. Ce droit naturel est une partie essentielle des droits de cette petite nation, dont le gouvernement est démocratique. Il est vrai qu’elle ne prétend pas qu’on fasse des recrues chez elle, et M. le duc de Choiseul même a eu la bonté de souffrir que les capitaines génevois au service de France ne fissent point de recrues à Genève, quoiqu’il fût très en droit de l’exiger ; mais il y a une grande différence entre battre la caisse pour enrôler des soldats, et accepter les conditions que demandent des femmes, maîtresses d’elles-mêmes, pour aller enseigner la jeunesse.
Le petit conseil de Genève semble, je l’avoue, ne s’être conduit ni avec raison, ni avec justice, ni avec le profond respect que doivent des bourgeois de Genève à votre auguste impératrice ; mais votre excellence sait bien que, dans les compagnies, ce ne sont pas toujours les plus vertueux et les plus sensés qui prédominent. Il y a quelques magistrats que l’esprit de parti a rendus ridiculement ennemis de la France et de la Russie, et qui faisaient des feux de joie à leurs maisons de campagne lorsque nos armes avaient été malheureuses dans le cours de la dernière guerre.
Ce sont ces conseillers de ville qui ont forcé les autres à faire à M. de Bulau l’affront intolérable dont M. le comte de Schowalow se plaint si justement. Je ne me mêle en aucune manière des continuelles tracasseries qui divisent cette petite ville ; et sans avoir la moindre discussion avec personne, je me suis borné, dans cet éclat, à témoigner à M. le comte de Schowalow et à d’autres mon respect, ma reconnaissance, et mon attachement pour sa majesté l’impératrice. Ces sentiments, gravés dans mon cœur, seront toujours la règle de ma conduite. C’est ce que j’ai écrit en dernier lieu à un ami de M. le duc de Praslin, et c’est une protestation que je renouvelle entre vos mains. J’ai l’honneur d’être avec respect, etc.
à M. Lekain.
A Ferney, le 1er Novembre 1765.
J’ai reçu, mon cher ami, votre lettre du 24 Octobre, et vous devez avoir reçu à présent, par M. d’Argental, tout ce que j’ai pu faire pour votre bretonne Adélaïde. Je ne l’ai pas actuellement sous les yeux : les maçons et les charpentiers se sont emparés de ma maison, et mes vers m’ennuient.
Je vous prie de me mander si vous êtes actuellement bien employé à Fontainebleau, si mademoiselle Clairon y a paru, et si elle y paraîtra, si on a joué Gertrude, et Ce qui plaît aux Dames (1).
Je ne peux m’imaginer que monseigneur le dauphin soit en danger, puisqu’on donne continuellement des fêtes. Sa santé peut être altérée, mais ne doit point donner d’alarmes. Mandez-moi, je vous prie, s’il assiste au spectacle, et s’il a vu votre Adélaïde ; je dis la vôtre, car c’est vous seul qui l’avez ressuscitée.
Adieu, je vous embrasse, et je vous prie de me dire des nouvelles, si vous avez le temps d’écrire.
Ce 2 Novembre.
Comme on allait porter ma lettre à Genève, j’ai retrouvé quelques lambeaux de cette Adélaïde, que j’ai si longtemps négligée.
1°/ Je suppose qu’on a rayé dans votre copie ces quatre vers du troisième acte :
Mais bientôt abusant de ma reconnaissance,
Et de ses vœux hardis écoutant l’espérance,
Il regarda mes jours, ma liberté, ma foi,
Comme un bien de conquête, et qui n’est plus à moi.
Ces quatre vers sont bons à être oubliés.
2°/ Je trouve, dans ce même troisième acte, à la dernière scène, ces vers dans un couplet de Coucy :
Faites au bien public servir votre disgrâce.
Eh bien ! rapprochez-les, unissez-vous à moi.
Je suppose qu’à la scène V et dernière du quatrième acte, vous tombez dans un fauteuil lorsque Coucy dit :
Il ne se connaît plus, il succombe à sa rage ;
mais je ne crois pas que ce jeu de l’acteur doive être indiqué dans la pièce.
Voilà, mon cher ami, tout ce que je puis vous dire sur une pièce qui ne méritait pas l’honneur que vous lui avez fait.
Nous avons des pluies continuelles ; si la saison n’est pas plus belle à Fontainebleau, vos fêtes doivent être assez tristes.
1 – La Fée Urgèle, autre comédie de Favart, tirée du conte intitulé : Ce qui plaît aux dames. (G.A.)