TANCREDE - Partie 5
Photo de PAPAPOUSS
TANCRÈDE.
______
ACTE DEUXIÈME.
SCÈNE I.
_______
AMÉNAÏDE.
_______
AMÉNAÏDE.
Où porté-je mes pas ?… d’où vient que je frissonne !
Moi, des remords ! qui, moi ? le crime seul les donne…
Ma cause est juste … O cieux ! protégez mes desseins !
(A Fanie qui entre.)
Allons, rassurons-nous… Suis-je en tout obéie ?
FANIE.
Votre esclave est parti ; la lettre est dans ses mains.
AMÉNAÏDE.
Il est maître, il est vrai, du secret de ma vie ;
Mais je connais son zèle : il m’a toujours servie (1).
On doit tout quelquefois aux derniers des humains.
Né d’d’aïeux musulmans chez les Syracusains,
Instruit dans les deux lois et dans les deux langages,
Du camp des Sarrasins il connaît les passages,
Et des monts de l’Etna les plus secrets chemins :
C’est lui qui découvrit, par une course utile,
Que Tancrède en secret a revu la Sicile ;
C’est lui par qui le ciel veut changer mes destins.
Ma lettre, par ses soins, remise aux mains d’un Maure,
Dans Messine demain doit être avant l’aurore.
Des Maures et des Grecs les besoins mutuels
Ont toujours conservé, dans cette longue guerre,
Une correspondance à tous deux nécessaire ;
Tant la nature unit les malheureux mortels !
FANIE.
Ce pas est dangereux ; mais le nom de Tancrède,
Ce nom si redoutable, à qui tout autre cède,
Et qu’ici nos tyrans ont toujours en horreur,
Ce beau nom que l’amour grava dans votre cœur,
N’est point dans cette lettre à Tancrède adressée.
Si vous l’avez toujours présent à la pensée,
Vous avez su du moins le taire en écrivant.
Au camp des Sarrasins votre lettre portée
Vainement serait lue, ou serait arrêtée.
Enfin, jamais l’amour ne fut moins imprudent,
Ne sut mieux se voiler dans l’ombre du mystère,
Et ne fut plus hardi sans être téméraire.
Je ne puis cependant vous cacher mon effroi.
AMÉNAÏDE.
Le ciel jusqu’à présent semble veiller sur moi ;
Il ramène Tancrède, et tu veux que je tremble ?
FANIE.
Hélas ! qu’en d’autres lieux sa bonté vous rassemble.
La haine et l’intérêt s’arment trop contre lui :
Tout son parti se tait ; qui sera son appui ?
AMÉNAÏDE.
Sa gloire. Qu’il se montre, il deviendra le maître.
Un héros qu’on opprime attendrit tous les cœurs ;
Il les anime tous quand il vient à paraître.
FANIE.
Son rival est à craindre.
AMÉNAÏDE.
Ah ! combats ces terreurs,
Et ne m’en donne point. Souviens-toi que ma mère
Nous unit l’un et l’autre à ses derniers moments ;
Que Tancrède est à moi ; qu’aucune loi contraire
Ne peut rien sur nos vœux et sur nos sentiments.
Hélas ! nous regrettions cette île si funeste,
Dans le sein de la gloire et des murs des césars ;
Vers ces champs trop aimés, qu’aujourd’hui je déteste,
Nous tournions tristement nos avides regards.
J’étais loin de penser que le sort qui m’obsède
Me gardât pour époux l’oppresseur de Tancrède,
Et que j’aurais pour dot l’exécrable présent
Des biens qu’un ravisseur enlève à mon amant.
Il faut l’instruire au moins d’une telle injustice ;
Qu’il apprenne de moi sa perte et mon supplice ;
Qu’il hâte son retour et défende ses droits.
Pour venger un héros je fais ce que je dois.
Ah ! si je le pouvais, j’en ferais davantage.
J’aime, je crains un père, et respecte son âge ;
Mais je voudrais armer nos peuples soulevés
Contre cet Orbassan qui nous a captivés.
D’un brave chevalier sa conduite est indigne :
Intéressé, cruel, il prétend à l’honneur !
Il croit d’un peuple libre être le protecteur !
Il ordonne ma honte, et mon père la signe !
Et je dois la subir, et je dois me livrer
Au maître impérieux qui pense m’honorer !
Hélas ! dans Syracuse on hait la tyrannie ;
Mais la plus exécrable et la plus impunie,
Est celle qui commande et la haine et l’amour,
Et qui veut nous forcer de changer en un jour.
Le sort en est jeté.
FANIE.
Vous aviez paru craindre.
AMÉNAÏDE.
Je ne crains plus.
FANIE.
On dit qu’un arrêt redouté
Contre Tancrède même est aujourd’hui porté :
Il y va de la vie à qui le veut enfreindre.
AMÉNAÏDE.
Je le sais ; mon esprit en fut épouvanté :
Mais l’amour est bien faible alors qu’il est timide.
J’adore, tu le sais, un héros intrépide ;
Comme lui je dois l’être.
FANIE.
Une loi de rigueur
Contre vous, après tout, serait-elle écoutée ?
Pour effrayer le peuple elle paraît dictée.
AMÉNAÏDE.
Elle attaque Tancrède, elle me fait horreur.
Que cette loi jalouse est digne de nos maîtres !
Ce n’était point ainsi que ses braves ancêtres,
Ces généreux Français, ces illustres vainqueurs,
Subjuguaient l’Italie, et conquéraient des cœurs.
On aimait leur franchise, on redoutait leurs armes ;
Les soupçons n’entraient point dans leurs esprits altiers.
L’honneur avait uni tous ces grands chevaliers :
Chez les seuls ennemis ils portaient les alarmes ;
Et le peuple, amoureux de leur autorité,
Combattait pour leur gloire et pour sa liberté.
Ils abaissaient les Grecs, ils triomphaient du Maure.
Aujourd’hui je ne vois qu’un sénat ombrageux,
Toujours en défiance, et toujours orageux,
Qui lui-même se craint, et que le peuple abhorre.
Je ne sais si mon cœur est trop plein de ses feux ;
Trop de prévention peut-être me possède ;
Mais je ne puis souffrir ce qui n’est pas Tancrède :
La foule des humains n’existe point pour moi ;
Son nom seul en ces lieux dissipe mon effroi,
Et tous ses ennemis irritent ma colère.
SCÈNE II.
_______
AMÉNAÏDE, FANIE, sur le devant ;
ARGIRE, LES CHEVALIERS, au fond.
_______
ARGIRE.
Chevaliers… je succombe à cet excès d’horreur.
Ah ! j’espérais du moins mourir sans déshonneur.
(à sa fille, avec des sanglots mêlés de colère.)
Retirez-vous… sortez…
AMÉNAÏDE.
Qu’entends-je ? vous, mon père !
ARGIRE.
Moi, ton père ! est-ce à toi de prononcer ce nom,
Quand tu trahis ton sang, ton pays, ta maison ?
AMÉNAÏDE, faisant un pas, appuyée sur Fanie.
Je suis perdue !...
ARGIRE.
Arrête… ah, trop chère victime !
Qu’as-tu fait ?
AMÉNAÏDE, pleurant.
Nos malheurs…
ARGIRE.
Pleures-tu sur ton crime ?
AMÉNAÏDE.
Je n’en ai point commis.
ARGIRE.
Quoi ! tu démens ton seing ?
AMÉNAÏDE.
Non…
ARGIRE.
Tu vois que le crime est écrit de ta main.
Tout sert à m’accabler, tout sert à te confondre (2).
Ma fille !... il est donc vrai ?... tu n’oses me répondre.
Laisse au moins dans le doute un père au désespoir.
J’ai vécu trop longtemps… Qu’as-tu fait ?...
AMÉNAÏDE.
Mon devoir.
Aviez-vous fait le vôtre ?
ARGIRE.
Ah ! c’en est trop, cruelle :
Oses-tu te vanter d’être si criminelle ?
Laisse-moi, malheureuse , ôte-toi de ces lieux :
Va, sors… une autre main saura fermer mes yeux.
AMÉNAÏDE, sort presque évanouie entre les bras de Fanie.
Je me meurs.
1 – « Mes anges voient bien, écrit Voltaire aux d’Argental, qu’à l’égard du billet porté par le balourd, quatre vers au plus suffiront pour graisser cette poulie… La confidente peut dire : Il nous fut attaché, etc, et en faire un excellent domestique, qui fait pendre sa maîtresse en ne disant pas son secret. » (G.A.)
2 –« Ce billet destiné à Tancrède, dit M. Hipp. Lucas, et que vous croyez écrit à Solamir, vous impatiente au dernier point. » (G.A.)