CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 42

Publié le par loveVoltaire

312-20rose.jpg

 

Photo de PAPAPOUSS 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

3 Novembre 1760.

 

 

          Je demande pardon d’écrire si souvent. Il est vrai qu’on ne doit pas oublier ses anges, mais il ne faut pas non plus les importuner. Je voudrais savoir si madame d’Argental est guérie de sa fluxion ; j’en ai une bonne, et c’est ce qui fait que je n’écris point de ma main.

 

          J’ignore encore si mes anges ont reçu la nouvelle copie de Tancrède, par la voie de M. de Chauvelin ; il y a aujourd’hui plus de huit jours que mes anges devraient l’avoir. La marche de la fin du second acte, ainsi que celle du premier, me paraît de la plus grande convenance ; mais les deux derniers vers du second acte me semblent faibles, et ne sont pas assez attendrissants ; je demande en grâce à mes anges de faire mettre à la place :

 

 

Peut-être il punira ma destinée affreuse ;

Allons … je meurs pour lui, je meurs moins malheureuse.

 

 

          Au premier acte, dans la scène du père et de la fille, Aménaïde répète trop le mot peut-être.

 

 

                                                       Cette témérité

Vous offense peut-être, et vous semble une injure.

 

 

          Je prie qu’on mette à la place :

 

 

                                                       Cette témérité

Est peu respectueuse, et vous semble une injure.

 

 

          Dans la même scène il faut absolument changer ces vers,

 

 

Les étrangers, la cour, et les mœurs de Byzance,

Sont à jamais pour nous des objets odieux.

 

 

          La raison en est que celui qui vient combattre pour Aménaïde est étranger ; je prie qu’on mette :

 

 

Solamir, et Tancrède, et la cour de Byzance,

Sont également craints, et sont tous odieux.

 

 

          Le reste me semble bien exposé, bien filé. Je demande instamment qu’on n’ait pas la barbarie de m’ôter,

 

 

Ainsi l’ordonne, hélas ! la loi de l’hyménée.

 

Acte II, sc. IV.

 

 

          Il faut regarder Aménaïde comme déjà mariée par paroles de présents, selon l’usage de l’antique chevalerie. En effet, son père lui dit, au premier acte :

 

Ce noble chevalier a reçu votre foi ;

 

Sc. III.

 

 

La loi ne peut plus rompre un nœud si légitime.

 

Sc. IV.

 

 

          Mais il faut que Lorédan dise à Orbassan, dans la quatrième scène du deuxième acte :

 

 

Orbassan, comme vous nous sentons votre injure

Nous allons l’effacer au milieu des combats.

Le crime rompt l’hymen ; oubliez la parjure ;

Son supplice vous venge, et ne vous flétrit pas.

 

 

          Cela rend, à mon gré, la situation de tous les personnages plus épineuse, plus touchante ; ce que dit Orbassan à Aménaïde est plus convenable, et doit faire plus d’effet. J’ai relu hier le reste avec beaucoup d’attention ; je crois que je ne peux plus rien faire à cet ouvrage. Je me flatte que M. et madame d’Argental auront la bonté de le faire jouer tel qu’il est. La versification n’en est pas pompeuse, mais le style m’en paraît assez touchant. Les personnages disent ce qu’ils doivent dire ; et toutes les pierres de l’édifice me paraissent assez bien liées. J’attends avec impatience des nouvelles de M. d’Argental.

 

          Robin-mouton avait ordre de lui présenter les premiers exemplaires du Czar ; il est bien étrange qu’il ne l’ait pas fait. Nous attendons aujourd’hui M. Turgot, mais je crois qu’il ne verra point notre tripot. Je ne peux pas jouer la comédie avec une fluxion. Qu’est-ce donc que cette Belle Pénitente ? n’en a-t-on pas déjà joué une (1) ? Daignez me mander si c’est mademoiselle Clairon qui est pénitente. Pour moi, je suis bien pénitent de n’avoir pu faire de Tancrède une pièce absolument digne de vos bontés ; mais, pourvu qu’elle en mérite une partie, c’est assez pour un malingre ; votre indulgence fera le reste. Mille tendres respects.

 

 

1 – En 1750, on joua une Caliste, attribuée à différents auteurs. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Bastide.

 

 

 

          Je n’imagine pas, monsieur le Spectateur du monde (1), que vous projetiez de remplir vos feuilles du monde physique. Socrate, Epictète, et Marc-Aurèle, laissaient graviter toutes les sphères les unes sur les autres, pour ne s’occuper qu’à régler les mœurs. Est-ce donc le monde moral que vous prenez pour objet de vos spéculations ? Mais que lui voulez-vous à ce monde moral que les précepteurs des nations ont déjà tant sermonné avec tant d’utilité ?

 

          Il est un peu fâcheux pour la nature humaine, j’en conviens avec vous, que l’on fasse tout, et le mérite presque rien ; que les vrais travailleurs, derrière la scène, aient à peine une subsistance honnête, tandis que des personnages en titre fleurissent sur le théâtre ; que les sots soient aux nues, et les génies dans la fange ; qu’un père déshérite six enfants vertueux, pour combler de biens un premier-né qui souvent le déshonore ; qu’un malheureux qui fait naufrage ou qui périt de quelque autre façon dans une terre étrangère, laisse au fisc de cet Etat la fortune de ses héritiers.

 

          On a quelque peine à voir, je l’avoue encore, ceux qui labourent dans la disette, ceux qui ne produisent rien dans le luxe ; de grands propriétaires qui s’approprient jusqu’à l’oiseau qui vole, et au poisson qui nage, des vassaux tremblants qui n’osent délivrer leurs maisons du sanglier qui les dévore ; des fanatiques qui voudraient brûler tous ceux qui ne  prient pas Dieu comme eux ; des violences dans le pouvoir, qui enfantent d’autres violences dans le peuple ; le droit du plus fort faisant la loi, non seulement de peuple à peuple, mais encore de citoyen à citoyen.

 

          Cette scène du monde, presque de tous les temps et de tous les lieux, vous voudriez la changer : voilà votre folie à vous autres moralistes. Montez en chaire avec Bourdaloue, ou prenez la plume avec La Bruyère, temps perdu : le monde ira toujours comme il va. Un gouvernement qui pourrait pourvoir à tout en ferait plus en un an que tout l’ordre des frères prêcheurs n’en a fait depuis son institution.

 

          Lycurgue, en fort peu de temps, éleva les Spartiates au-dessus de l’humanité. Les ressorts de sagesse que Confucius imagina il y a plus de deux mille ans ont encore leur effet à la Chine.

 

          Mais, comme ni vous ni moi ne sommes faits pour gouverner, si vous avez de si grandes démangeaisons de réforme, réformez nos vertus, dont les excès pourraient à la fin préjudicier à la prospérité de l’Etat. Cette réforme est plus facile que celle des vices. La liste des vertus outrées serait longue ; j’en indiquerai quelques-unes, vous devinerez aisément les autres.

 

          On s’aperçoit, en parcourant nos campagnes, que les enfants de la terre ne mangent que fort au-dessous du besoin : on a peine à concevoir cette passion immodérée pour l’abstinence. On croit même qu’ils se sont mis dans la tête qu’ils seront plus saints en faisant jeûner les bestiaux.

 

          Qu’arrive-t-il ? les hommes et les animaux languissent, leurs générations sont faibles, les travaux sont suspendus, et la culture en souffre.

 

          La patience est encore une vertu que les campagnes outrent peut-être. Si les exacteurs des tribus s’en tenaient à la volonté du prince, patienter serait un devoir ; mais questionnez ces bonnes gens qui nous donnent du pain, ils vous diront que la façon de lever les impôts est cent fois plus onéreuse que le tribut même. La patience les ruine, et les propriétaires avec eux.

 

          La chaire évangélique a cent fois reproché aux grands et aux rois leur dureté envers les indigents. Cette capitale s’est corrigée à toute outrance : les antichambres regorgent de serviteurs mieux nourris, mieux vêtus que les seigneurs des paroisses d’où ils sortent. Cet excès de charité ôte des soldats à la patrie et des cultivateurs aux terres.

 

          Il ne faut pas, monsieur le Spectateur du Monde, que le projet de réformer nos vertus vous scandalise : les fondateurs des ordres religieux se sont réformés les uns les autres.

 

          Une autre raison qui doit vous encourager, c’est qu’il est peut-être plus facile de discerner les excès du bien que de prononcer sur la nature du mal. Croyez-moi, monsieur le Spectateur, je ne saurais trop vous le dire, attachez-vous à réformer nos vertus ; les hommes tiennent trop à leurs vices.

 

 

1 – De Bastide avait publié en 1758 le Nouveau Spectateur, qui devint en 1760 le Monde comme il est, et, en 1761, le Monde. Le tout forme douze volumes.

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

 

7 Novembre 1760.

 

 

          Monsieur, on a fait, en deux mois, trois éditions du premier volume de l’Histoire de Russie. Les ennemis de votre empire n’en sont pas trop contents ; ils sont un peu fâchés qu’on leur fasse voir votre grandeur, et surtout votre mérite. Cependant amis et ennemis demandent le second volume avec empressement, et je suis réduit à dire que les matériaux me manquent pour élever la seconde aile de votre édifice. Il n’est pas possible d’y travailler sans avoir des notions justes, non seulement de ce que Pierre-le-Grand a fait dans ses Etats, mais aussi de ce qu’il a fait avec les autres Etats, de ses négociations avec Goërtz et le cardinal Albéroni, avec la Pologne, avec la Porte ottomane, etc. Il serait aussi bien nécessaire d’avoir quelques éclaircissements sur la catastrophe du czarovitz. Je vous dirai, en passant, qu’il est certain qu’il y a une femme qu’on a prise, dans quelques provinces de l’Europe, pour la veuve du czarovitz même ; c’est celle dont j’ai eu l’honneur de vous envoyer la petite histoire (1). Elle n’est pas digne d’être mise à côté des faux Démétrius.

 

          Je reviens, monsieur, aux deux sujets de mes afflictions, qui sont d’ignorer si votre excellence a reçu mes ballots, et de ne recevoir aucunes instructions.

 

          Je vous répète que je n’ai point entendu parler du gentilhomme (2) qui est à Vienne ? et que vous avez bien voulu charger de quelques paquets. Je ne peux finir cette lettre sans vous dire combien votre nation a acquis d’honneur par la capitulation de Berlin. On dit que vous avez donné l’exemple de la plus exacte discipline, qu’il n’y a eu ni meurtre ni pillage (3). Le peuple de Pierre-le-Grand eut autrefois besoin de modèle, et aujourd’hui il en sert aux autres.

 

          Adieu, monsieur ; employez votre secrétaire, et recevez le sincère et tendre respect de V.

 

 

1 – Le 21 Septembre. (G.A.)

 

2 – Pouschkin. (G.A.)

 

3 – Voltaire passe ici les viols sous silence. Voyez, plus haut, un billet à Tronchin du 21 Octobre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Le Brun.

 

A Ferney, 7 Novembre 1760.

 

 

          Je vous ferais, monsieur, attendre ma réponse quatre mois au moins, si je prétendais la faire en aussi beaux vers que les vôtres. Il faut me borner à vous dire en prose combien j’aime votre Ode et votre proposition. Il convient assez qu’un vieux soldat du grand Corneille tâche d’être utile à la petite-fille de son général. Quand on bâtit des châteaux et des églises, et qu’on a des parents pauvres à soutenir, il ne reste guère de quoi faire ce qu’on voudrait pour une personne qui ne doit être secourue que par les plus grands du royaume.

 

          Je suis vieux ; j’ai une nièce qui aime tous les beaux-arts, et qui réussit dans quelques-uns : si la personne dont vous me parlez, et que vous connaissez sans doute, voulait accepter auprès de ma nièce l’éducation la plus honnête, elle en aurait soin comme de sa fille ; je chercherais à lui servir de père ; le sien n’aurait absolument rien à dépenser pour elle ; on lui paierait son voyage jusqu’à Lyon. Elle serait adressée, à Lyon, à M. Tronchin, qui lui fournirait une voiture jusqu’à mon château, ou bien une femme irait la prendre dans mon équipage. Si cela convient, je suis à ses ordres, et j’espère avoir à vous remercier, jusqu’au dernier jour de ma vie, de m’avoir procuré l’honneur de faire ce que devait faire M. de Fontenelle. Une partie de l’éducation de cette demoiselle serait de nous voir jouer quelquefois les pièces de son grand-père, et nous lui ferions broder les sujets de Cinna et du Cid.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec toute l’estime et tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre, etc.

 

 

 

 

312%20rose

 

Commenter cet article